« Tu sais qu’il n’y a pas grand monde à cette heure du matin et qu’à quelques exceptions près, le comptoir est quasiment vide – sauf Raymond qui prend toujours son espresso debout et Aymar juché sur son tabouret. Et tu sais aussi, et surtout le matin, qu’il n’y a pas beaucoup d’inconnus, d’étrangers, de clients de passage. Aussi, ça m’a tout de suite surpris – mais pas vraiment surpris : je dirais plutôt que j’ai noté le fait – de voir ce type au comptoir ; et en fait, si je veux être précis, je dirais que ce qui m’a surpris, car malgré tout j’ai été surpris, ce n’est pas tant la présence de ce type que le type lui-même. Car ce type, un grand type aux cheveux noirs et aux traits délicats et bien dessinés, était le portrait craché de Corto Maltese, à tel point que s’il n’y avait pas eu tout de suite après l’incident, je me serais approché de lui, lui aurait demandé des nouvelles de son père et par la même occasion une petite signature – imagine un peu : un autographe de Corto en personne ! Mais je n’en aurais pas eu le temps, car je n’avais pas encore refermé la porte que tout à coup deux mains ont surgi et lui ont attrapé le cou... Mais je raconte mal, attends. Il faut d’abord que je te dise comment tout ça s’était placé ; tout d’abord le comptoir à gauche en entrant, ça tu le sais, et au milieu du comptoir à peu près, Corto, assis sur un tabouret ; puis, à sa droite – et ce n’est que lorsque j’ai vu les mains que je l’ai vu, lui –, à sa droite donc, Aymar, Aymar que je n’avais pas vu alors que Corto se profilait pas plus gros qu’une cravate sur son corps !...