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2003

 

*

 

 

 

11 septembre

 

Beaucoup de monde à la maison ces temps-ci, mon travail va s’en ressentir. J’aimerais bien boucler Rok XII, ainsi que le CD du Journal sonore (je n’y ai pas touché depuis une dizaine de jours)…

 

16 septembre

 

Pas de spirale hier. J’ai achevé de corriger Rok XII, puis me suis remis au Journal sonore, copie des prises dans l’atelier d’Hermann. Ce soir, je testerai le montage avec la visite de celui d’Éric du BAR*…

 

* les deux ont donné lieu à une pièce ; elle fait partie du premier numéro du Journal sonore sous le titre Pastis (visite 1) (note du 26 octobre 2021)

 

 

17 septembre

 

Drake, l’ami anglais de Laura, est à la maison. À un moment donné, après le repas, il m’a demandé de lui parler de mes écrits. Des « journals » et de la « théorie » du temps qui y est liée, j’en suis venu au rapport image/texte et, tout naturellement (et je me demande dans quelle mesure tout n’a pas concouru à cela), à « ma » scène d’In the Mood for Love. Il l’avait vu, mais n’avait pas remarqué l’incessant changement de robe de Mme Chan. Je lui ai décrit en détails la scène révélatrice du restaurant. « Ils sont face à face à une table, la caméra est sur lui, puis passe à elle, revient à lui, et de nouveau à elle : elle n’a plus la même robe ; puis elle le cadre de nouveau et revient à elle : elle a une autre robe. C’est-à-dire que trois moments différents sont ramassés en un seul. Le temps est annihilé. C’est ce que je voudrais faire à l’écrit, c’est l’idée, mais c’est impossible. » « Why ? » « Parce que si je l’écrivais, je serais obligé de décrire sa robe, et si je la décris, l’effet est loupé. L’image n’a pas à décrire, elle montre. De la même manière, on peut superposer des images ou des sons, mais pas des mots écrits. » Ça n’a pas eu l’air de le bouleverser…

 

 

21 septembre

 

Un mail de Laurent : il désire acheter un exemplaire de la Rue. C’est la gloire…

 

 

24 septembre

 

Cécile m’a dit qu’elle travaillait Zita et Alida avec l’aide de Denis. Bonne nouvelle. J’ai envoyé à Thierry les copies des pièces vocales. Je pense que je vais être assez content de reprendre un travail purement musical…

 

 

13 octobre

 

Tarot chez Léo. « Je suis pratiquement prête », m’a dit Cécile. Elle m’appellera. Il serait question que Denis l’accompagne et qu’il tienne le piano pour Zita. Bonne idée ; je ne suis pas sûr d’être tout à fait assuré au clavier avec elle en face de moi (elle me trouble beaucoup)… Apéritif dans le jardin. Gélase a deux dates d’exposition. Nous avons parlé du Portugal, puis d’Orsay, du musée de Villeneuve. À un moment donné, les conversations se sont croisées : Gélase me parlait, tandis qu’Éléonore, Cécile et Léo parlaient ensemble. Je me suis aperçu, comme cela m’arrive souvent (mais ça avait eu tendance à disparaître ces derniers temps), que j’étais irrésistiblement attiré par l’autre conversation. Ça s’est reproduit en cours d’après-midi. Je ne sais ce qui provoque cela puisque ce n’est pas lié au fait que l’autre conversation m’intéresse davantage que celle à laquelle je participe. On me parle, j’écoute et irrésistiblement mon oreille est attirée par l’autre son de voix comme si je voulais être des deux à la fois…

Cécile ne manque pas de pertinence, encore que je la soupçonne de reproduire des propos entendus ; je ne sais ce qui me donne cette impression puisque, au bout du compte, je ne la connais pas ; peut-être sa manière de parler de Venise à Léo qui m’a semblé en décalage avec le peu que je connais d’elle, puis des propos au sujet de l’art qui, de la même manière, me paraissaient provenir d’une autre bouche que la sienne ; mais il est possible que je la sous-estime – non, il ne s’agit pas de la surestimer ou de la sous-estimer ; il s’agit simplement d’un porte-à-faux)…

 

 

15 octobre

 

Quelques notes jetées, un peu molles, distraites, et ça s’est arrêté là. Manifestement, il n’avait pas très envie de jouer, ou du moins de prendre son cours. Ça tombait bien, je n’avais pas très envie de le lui donner. Nous avons parlé, écriture, cinéma. Il m’a raconté Good bye Lenin, m’a demandé si j’aimais le cinéma, puis de classer par ordre de préférence lecture, musique, cinéma, art…

 

 

20 octobre

 

Laurent m’a demandé des exemplaires de Dzien. En feuilletant les exemplaires qui me restent en stock, je suis tombé sur le passage où je rapporte la soirée qu’il avait organisée chez Léo. Je n’en avais pas dit beaucoup de bien et je me suis demandé si je devais le lui envoyer. Finalement, j’ai eu la lâcheté de ne pas le glisser parmi les autres. Je crois bien que c’est de la lâcheté…

 

 

22 octobre

 

C’était à la Renaissance, chez Léo. J’avais le coffret de la Rue et, dans l’autre main, mon sac à son d’où sortait la bonnette du micro. Dans le bureau, se trouvait une vingtaine de personnes et, devant le piano, des instruments, un pupitre. J’ai cherché Laurent du regard sans être sûr de le reconnaître, je l’avais à peine aperçu lors de sa soirée. Puis ça a été comble et cinq hommes sont allés prendre place autour du piano. Il y avait une batterie, une contrebasse, un bugle, une trompette, un saxophone. M’est alors revenu que Laurent était saxophoniste. Je me suis attaché à son visage : je ne le reconnaissais pas. Ils se sont installés, je me suis posté contre le bureau de Léo, ai posé le micro sur une étagère, ai mis en route. Il y a eu quelques minutes de flottement, puis ça a commencé. Laurent, dans son invitation, avait écrit : « Si tu n’as rien contre la musique improvisée, je t’invite le… » « Improvisée » m’avait fait tiquer ; je sais ce que cela signifie dans l’esprit des musiciens, c’est-à-dire non l’expression d’une musique de l’instant, brute, spontanée, mais l’application de variations autour d’une grille, d’un thème bien établi, c’est-à-dire une musique codée et canalisée ; pas une expression, mais une transmission, une application ; un exercice, comme des travaux pratiques. C’est particulièrement manifeste dans le cas du jazz bon enfant, tiré du be-bop, qui fait le ravissement des foules antiboises, où les solos se soldent immanquablement par des salves propres de claps gentiment pensés à l’avance ; on est entre connaisseurs, la mélomanie est l’apanage des grandes mosquées/mausolées de la virtuosité en frac. Comme je savais par Léo que Laurent jouait dans une formation apparentée au jazz, je craignais le pire, c’est-à-dire du balancement propre et bien repassé. Et puis ça a commencé, et, en quelques notes, l’Art Ensemble s’est matérialisé devant moi ; thème répliqué ou inventé, je ne sais, mais l’Art Ensemble aurait pu le jouer de la même manière décalée, déhanchée, fluide et tonique tout à la fois, de la même manière joyeuse et féroce, de la même manière majestueuse. Pourquoi n’a-t-il pas dit « free » plutôt qu’improvisée ? Que puis-je ajouter à cela ? Free, libre, liberté ; la pulsion, la frénésie, l’éclat et l’éclatement ; la manifestation du ventre et de l’idée confondus, du souffle et du nerf ; l’expansion visible et tangible du corps habité ; l’expulsion d’une vague possessive et possédée (possédante ?), la rencontre d’un corps et d’un instrument, un appareil d’où l’on tire des sons (qui fabrique des sons), des sons que l’on mêle à d’autres, sons qui ont des corps et battent à la folie comme si chacun d’eux était un cœur ; c’est neuf et vieux à la fois ; ça existe depuis des lustres, Ornette Coleman était dans le même état de grâce à cette époque, eux le font, le refont, et l’inventent à la fois, neuf et vieux regroupés et recrées dans le même instant, c’est la musique du non-temps… Il y a eu une dizaine de minutes de cette grâce, puis une deuxième envolée pour une autre dizaine de minutes*. J’exultais. À l’entracte, quelques personnes se sont avancées vers les musiciens ; congratulations. Pour une fois, j’ai ressenti le besoin d’y ajouter les miennes ; je voulais aussi adresser quelques mots à Laurent. Après quelques mots de félicitations bredouillés, je lui ai dit que j’avais ses livres : « je te les remettrai à la fin du concert ». À la fin du concert, nous sommes montés**. Il m’a dit à quel point il était heureux de cette soirée, de la musique qui s’était produite, de ces musiciens, très jeunes, du conservatoire, qu’il venait de rencontrer (sauf le batteur qui est un ami). Il m’a parlé de sa relation à la musique, à l’instrument, de son intention d’entamer un journal musical. « C’est drôle », ai-je dit, « Léo t’a parlé de moi ? » « Je ne sais rien de toi. » Alors, je lui ai tout raconté, le Journal musical, les journals, les publications, la musique, l’enregistreur, le Journal sonore. Il m’a parlé d’écriture expérimentale, de Claude Simon, de Perec, de Roubaud. Je lui ai remis le coffret. Il m’a dit qu’il allait s’abonner. Il a semblé touché par le fait que le coffret soit le prototype de la vitrine et qu’il porte des annotations de la main de Léo ; touché aussi par le fait que les livrets aient été dédicacés. Il m’a dit qu’il fallait que nous nous rencontrions de nouveau. J’ai dit : « Oui, bien sûr... »

 

* le premier « morceau » apparaît, en extrait puis en intégralité, dans Le salon de je, deuxième numéro du Journal sonore, sous le titre Comment dire

** l’une des pièces du rez-de-chaussée sert occasionnellement de salle de spectacle ; son habitation proprement dite est à l'étage (notes du 26 octobre 2021)

 

 

2 novembre

 

Laurent est passé à la maison prendre l’enregistrement de son concert chez Léo. Il m’a parlé de son expérience avec La Pieuvre, un big band de musique improvisée dans lequel il joue. « Nous jouons le 9 à Tourcoing. Si ça te dit… » Vingt-cinq musiciens dont une grosse section de cuivres (Richard en fait partie), un chef. Quelques lignes, quelques repères sont préétablis par le chef. Ils sont codés et à son gré ils les indiquent aux musiciens par des signes, des mouvements de mains, de doigts. Il dirige sans diriger (Laurent parle de conduction plutôt que de conduite). Il écoute, les musiciens jouent et il intervient selon ce qu’il entend, lance un signe, un autre. Si j’en juge d’après la manière dont il m’en a parlé, c’est une expérience extraordinaire propre à chambouler, les musiciens autant que les auditeurs. J’ai hâte d’entendre cela. Au fil de la conversation, je me suis aperçu que, musicalement parlant, nous étions très proches, goût, sensibilité, approche, attente. Je lui ai remis le numéro de La Porte qui contient mon texte sur la musique. Je suis impatient de connaître son opinion… (Il avait l’air épuisé. J’ai l’impression que c’est quelqu’un qui court beaucoup…)

 

8 novembre

Je n’ai aucune nouvelle d’Alida et de la facture de la traduction que je lui ai faite ; cela fait plus d’un mois et cet argent serait le bienvenu pour mon projet de CD (encore que j’en sois toujours à me demander ce qu’il sera ; je vais de l’un à l’autre, Domicile conjugal, le Journal Sonore, Journal Musical, sans parvenir à me décider). En recherchant les documents égarés de Domicile conjugal, je suis tombé sur un texte intéressant, essai d’il y a quelques années qui consistait à raconter l’un de nos voyages (en l’occurrence Ashford) par le regard d’un tiers qui nous aurait pris en filature, sorte d’espion non nommé ni défini*…

 

* cela a donné Praha/Lucca publié l’année suivante (note du 26 octobre 2021)

 

 

9 novembre

 

Au vernissage de Duchêne ce midi, j’ai rencontré Doriane, Marian et Zoé rentrés du Japon. J’ai passé une bonne heure avec Marian ; il m’a livré en vrac tous ses souvenirs de ses trois semaines dans ce pays qui l’a exalté. Il a encore grandi, va me dépasser en taille. Son visage, sa façon de parler changent aussi. Il va devenir un homme. En l’écoutant, je me suis demandé quelles seront nos relations dans quelques années, lorsqu’il approchera la vingtaine, et après. Il m’a été difficile d’accorder cette nouvelle image avec celle de l’enfant que je transporte toujours en moi.…

Ce soir, La Pieuvre, jai hâte d'entendre ça...

 

 

10 novembre

  

J’y ai pensé pendant, puis après, longtemps, sans parvenir à trouver la voie pour exprimer. Extraordinaire, inédit, inouï ? J’ai vu, entendu La Pieuvre, c’était hier soir, et depuis ça me trotte dans la tête, depuis je cherche, et, comme je ne trouve pas, j’écris. Il y a quelques minutes, alors que j’étais encore en bas, je me disais qu’il s’agissait peut-être d’une musique surréaliste. La musique surréaliste n’existe pas, n’a jamais été, n’a pas de sens, est même impensable ; pourtant, il n’est pas impossible qu’hier c’en ait été ; et je pensais précisément aux deux vocalistes dans les moments les plus forts, l’un qui produisait des sons et émettait des bruits, l’autre qui débitait un texte à toute allure, tous deux en se trémoussant et gigotant sur leurs chaises, comme hors d’eux-mêmes, à l’image de tous les autres instrumentistes, à cette différence près que dans leur cas, c’était visible, palpable, on ne voyait plus qu’eux… On leur a fait un signe, signe de départ, et ils partent, et comme à ce moment-là le son est fort, ils partent fort. Et je me demande : qu’est-ce qui agit à ce moment-là en eux ? qu’est-ce qui se libère, que laissent-ils aller ? Ils parlent, profèrent, crient, vitupèrent, spontanément, instantanément, sans que rien ne soit écrit, ou prévu ou calculé, rien hormis les signes du chef qui, à un moment donné, leur a permis le départ. Ils y vont, jusqu’à ce qu’un autre signe leur dise de s’arrêter ; alors, ils s’arrêtent ; s’immobilisent tout à coup sur leur chaise et se taisent comme si rien, jamais, n’était arrivé… (Mais que se passe-t-il s’ils ont envie de continuer ? et se sentent-ils brimés d’avoir été contraints d’arrêter ? Et que se passerait-il s’ils continuaient malgré le signe d’arrêt et si, par conséquent, ils enfreignaient la règle du groupe ?) Ils ont sans doute prévu des choses et, comme tous les instrumentistes, ont du stock en magasin ; ils ont une panoplie de gestes, de sons, de mots, de cris, de notes, et y puisent, c’est en eux ; mais à ce moment-là, juste devant la pensée, en avant de l’esprit, il y a quelque chose d’autre qui fait qu’ils sont hors d’eux-mêmes et sont pris ; une chose qui fait que la panoplie est accessoire, n’est qu’un tremplin, un ressort qui va les propulser en avant. C’est de l’improvisation… L’improvisation m’a toujours stupéfié ; pas celle académique de l’application d’un cours et dont l’emploi est erroné, usurpé, contradictoire, mais celle, réelle et juste, qui nie les lois, les canaux, les grilles et les codes. Je l’ai toujours pratiquée, toujours privilégiée, depuis toujours, au détriment du travail. Comment exprimer cet « acte » qui consiste à laisser aller ses doigts sans réfléchir, sans se donner de règles, de conduites, sauf celles de jouer et de se laisser mener. Mais mener par quoi ? Il y a une histoire, un passé, une mémoire, pour moi comme pour un autre, et cette somme va participer, entrer en jeu, c’est indéniable ; mais il y a aussi autre chose. Quoi ? Ils sont vingt-cinq, cuivres, deux guitares, deux batteries, synthétiseur, échantillonneur, trois vocalistes dont une femme ; il y a, comme il se doit ou comme on pourrait s’y attendre, un chef. Mais la différence est qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un chef, mais plutôt d’un guide, ou d’un vingt-sixième instrumentiste dont le jeu est de mener ; qui, comme les instrumentistes qui lui font face, ne sait pas où il va. Il choisit pourtant, il faut bien commencer ; c’est lui qui fait le choix, le choix de la conduite d’un bout à un autre, d’un début jusqu’à une fin, à l’aide de signes, de codes qui marquent le départ, l’arrêt, les nuances, le crescendo, le decrescendo, la longueur, la nature de la note. Entre ces deux moments, il ne sait pas ce qui va se passer ; il va sans doute le décider au fil des notes, en cours de route, selon ce qu’il va entendre, selon ce qui va se produire qui est inouï, c’est-à-dire qui n’a jamais touché l’oreille de quiconque. Lui aussi a une histoire, un passé, une éducation, une pratique, et toute cette somme va intervenir, participer, influencer. Forcément. Mais il ne sait pas ce qu’il va en faire, ce qu’il va y puiser, il ne sait pas où il va ; ne sait pas ce qu’elle lui réserve. En vérité, il n’y pense pas, ne sait pas que ça existe ; ça existe en-dehors de lui. Il juge du chemin, mais le chemin n’est pas tracé, pas prévu, pas même deviné. Il va ; va au gré de ce qu’il entend. Il faut bien commencer, il faut bien, d’une certaine manière, mener (mais le faut-il vraiment ?) ; alors, il mène, et ce qu’il mène est, à chaque instant, à chaque seconde, chaque fraction de seconde, remis en question puisque cette seconde existe pour la première fois. Il y a des trames, des lignes qui se construisent dont certaines, c’est inévitable, prennent des voies déjà faites, déjà tracées et écrites qui font désormais partie de l’histoire, et si l’on perçoit Scelsi, Berio, Ligeti, c’est un peu par hasard ; c’est une assise, un point de départ, un point de décollage, une piste… C’est un jeu de pistes, une chasse au trésor, avec ses étapes, ses échecs, ses reculs, ses essais, ses doutes ; avec un trésor au bout ; mais un trésor dont on ne sait rien ; personne, de quelque côté que l’on se trouve de cette barrière entre salle et scène, ne sait de quoi il est fait. C’est la surprise. Et la piste va, et chacun de son côté la suit, et tout à coup, ça y est, ça éclate, c’est là, et à ce moment où ça éclate, où il y a comme un fracas, une enveloppe arrachée et éclatée, c’est prodigieux. À ces moments-là, il y a une suspension et ce qui arrive, ce qui m’arrive, arrive jusqu’à moi comme ce qui arrive en moi, est proprement incroyable, car ce qui m’arrive ne m’est jamais arrivé, car ce que j’entends à ces moments-là, je ne l’ai jamais entendu, et alors, je me dresse sur ma chaise, me hausse, m’élève, et n’y crois pas… J’ai tout entendu, sais tout, connais tout ; il n’y a rien en ce monde de musique que je ne connaisse pas, n’aie pas entendu une seule fois, rien qui, en son et en musique, ne puisse encore véritablement me surprendre, m’étonner, me tirer hors de moi ; rien qui puisse m’abasourdir. De la simple note jusqu’à la masse la plus indescriptible, j’ai tout entendu, je connais tout. Pourtant, ce que j’ai entendu hier, durant quelques minutes de suspension, de grâce totale, je ne l’avais jamais entendu, n’avais même pas imaginé pouvoir l’entendre un jour… Chez Berio, Scelsi, Ligeti, tout est écrit, pensé, calculé, et tout est interprété à la note près ; mais ce que j’ai entendu, ils ne l’ont pas prévu et ne le prévoiront jamais, même s’ils s’autorisent parfois un peu d’aléatoire. Ils ne l’écriront jamais ; ça ne s’écrit pas ; et à la limite, ça ne se joue pas, ce n’est pas jouable. Je comprends à présent l’exaltation de Laurent à m’en parler, comprends mes difficultés à en parler, à tâcher du mieux que je peux de donner une transcription écrite (une traduction) de ce que j’ai entendu…

France Musique était là, pour une émission d’une heure, en direct, avec une animatrice un peu tarte qui, visiblement, n’était pas entrée dans la bonne salle ; c’est en outre une sorte d’affront à l’improvisation : par définition, elle ne peut s’inscrire dans une durée préétablie. Mais ils s’y prêtent ; le chef s’y prête : il conduit une petite demi-heure, puis quitte la scène pour rejoindre le micro le temps d’une courte interview et regagne ensuite la scène le temps d’une seconde « pièce » d’une petite demi-heure qui va clore l’émission. Pile ; pas une seconde de plus. (Avait-il un chronomètre, est-ce un hasard ? Se serait-il permis de continuer, de déborder si la musique, le son l’avaient nécessité, exigé ?) Puis l’émission s’achève, fin du direct, on coupe les micros, l’animatrice regagne son moule ; mais le public en redemande et il est vrai qu’il aurait été un peu stupide de s’arrêter là, la salle est comble, trois cents ou quatre cents personnes, je n’en revenais pas. Le chef est remonté sur la scène, ils ont de nouveau « joué ». Mais qu’est-ce que ça veut dire : « ils jouent » ? Jouent-ils ? Sont-ils encore des instrumentistes ? est-ce encore de la musique ? Ils « jouent » une troisième et dernière « pièce » ; et c’est fini. Je suis pris de vertiges, me lève et m’ébroue ; je reviens d’un long voyage… Childéric était là ; nous sommes allés prendre une bière au comptoir, il tremblait. A surgi Richard, j’ai cherché des mots avant de me demander s’il était nécessaire d’exprimer quoi que ce soit, surtout à lui. Il a dit : « c’est rigolo » ; mais m’en a ensuite parlé avec un peu plus de sérieux (je pense que ça l’a aussi très secoué). Laurent est alors survenu. « C’est extraordinaire », lui ai-je dit. Il a souri. « Je te l’avais dit. » (Derrière moi, deux types avaient ri aux gesticulations et aux borborygmes des deux vocalistes ; comment peut-on penser à rire dans des moments pareils ? Comment le rire, même le sourire peuvent-ils venir ?) Au fait, ça s’appelle La Pieuvre…

Avant de me quitter, Laurent m’a dit qu’il avait « tout lu » de ce que je lui avais envoyé et que je pouvais désormais le compter parmi mon « fan-club »…

Je me suis enfin décidé à entreprendre l’enregistrement numérique du Journal musical, pièce par pièce, après avoir hésité des jours et des jours (des semaines) sur la marche à suivre. La seule marche à suivre est celle de la logique, du bon sens. Problème pourtant : le logiciel que j’utilise, nouvelle version de Soundforge, me donne du souci : pics de saturation qui ne se justifient pas, semblent venir de l’extérieur. Tant pis, je ne cherche pas à résoudre ce nouveau problème ; je n’ai pas envie de tracas. J’enregistre, remplace les passages « endommagés » et j’avance. Ce n’est que lorsque tout sera enregistré que je pourrai commencer à mettre en place l’ordre du premier CD du Journal musical. J’avais commencé hier, j’ai repris ce midi…

 

 

12 novembre

 

J’ai passé la journée le casque sur les oreilles, ai achevé d’enregistrer en numérique la bande II du JM et ai presque terminé la une. Objectif après beaucoup d’hésitations, puisque la compression en mp3 nuit à la qualité déjà pas extraordinaire : tout copier sur CD en wave, puis convertir en mp3 les fichiers sur ordinateur et à partir de là travailler à la constitution du premier CD. Celle-ci faite, utiliser les copies en wave ou mieux, puisqu’il y a quelques problèmes à l’enregistrement, les refaire en wave. Problème : les pics de saturation, légère distorsion sur le canal droit pour le piano notamment (encore que je puisse les supprimer ensuite par montage ; c’est long, mais ça marche). Les originaux ne sont pas d’une grande qualité sonore, mais sont corrects. D’où provient-elle ? Peut-être de la carte son qui n’est sans doute pas de grande qualité. Mais ce n’est pas sûr. Comment vérifier ? (La majorité des pièces de la bande I est confondante de nullité. Il est impossible que je fasse entendre cela. Mais comment faire si j’entame l’intégrale de la publication du JM ? Suis-je « obligé » de me soumettre à cette intégrale ?…) Je pense que j’ai résolu le problème de la pochette. En trouver ne serait pas facile ; en fabriquer moi-même me semble illusoire et demanderait trop de temps. Pour mes copies de CD et celles de l’Art Ensemble que j’ai faites pour Gélase, j’ai conçu une présentation simple et sobre sur du papier ivoire 160 gr ; je l’ai ensuite reproduite sur l’étiquette du commerce (malheureusement blanche). L’ensemble, et malgré le plastique, me plaît beaucoup. Je répugnais au boîtier plastique, mais ce modèle-ci, plus fin que le classique du commerce, a un certain attrait et avec cette présentation épurée, ne manque pas d’élégance. Il serait plus sage, peut-être, d’adopter cette solution. Ou alors, il faudrait confier la confection et la création d’une pochette originale à quelqu’un Mais à qui ? (Léo est sur un cargo, Antek au Japon.) Le problème avec le boîtier, c’est que je dois abandonner le projet du livre-CD. Ou alors le considérer comme un livre seul que je pourrais très bien éditer après la publication d’un ou de deux D…

 

 

14 novembre

 

Éléonore entendait de sa chambre le claquement des touches du Revox, allers et retours de la bande. J’avais arrêté et remis au lendemain, avais converti toutes les pièces de janvier déjà enregistrées (elles entrent toutes dans un CD), compressées en mp3, avant de me débarrasser des wave gravées sur CD. Gain de place : huit fois ! Une fois rentré, j’avais commencé à écouter le CD. Tout passe bien. Cependant, au casque, le souffle reste important. J’ai comparé avec les originaux sur ordinateur : il s’agit bien du même souffle. J’ai passé le reste du temps à me familiariser avec le logiciel qui offre une foule de possibilités pour l’amélioration du son et la réduction du souffle (seul point qui, en définitive, me préoccupe, et dont je ne comprends toujours pas la présence sur du matériel numérique, c’est-à-dire sans tête de lecture ni bandes, sources premières du souffle en analogique). Les résultats sont loin d’être convaincants. Childéric, tout comme Laurent, m’ont conseillé de changer la carte son qui serait à l’origine du souffle… Trente-et-une pièces sur CD, copie provisoire puisque je referai l’enregistrement une fois l’ordre du premier CD établi. Il m’en reste bien encore cent cinquante avant d’y passer…

 

 

19 novembre

 

J’avais trouvé Marian un peu grandi lorsque je l’avais revu au vernissage de Duchêne. Ça a été plus flagrant hier, son visage, sa taille – a-t-il pu prendre quelques centimètres en dix jours ? –, sa voix en pleine mutation. Tout à coup, j’ai eu devant moi un adolescent et il m’a fallu plusieurs minutes pour m’y accoutumer. Il m’a harcelé de questions au sujet de la littérature, les bons et les mauvais écrivains, qui est le meilleur, et les écrivains japonais, et les Français sont-ils meilleurs que les Anglais, est-ce que je lis un livre jusqu’au bout même s’il ne me plaît pas, est-ce que cela m’arrive de sauter des passages (j’ai dit « oui, ça m’arrive » ; c’est faux ; cela m’est arrivé une seule fois, avec American Psycho ; je n’ai pas le souvenir d’autre) ; puis l’exposé qu’il prépare consacré à Dorian Gray. Doriane est arrivée, s’est étonnée de ne pas entendre le piano. « Nous parlons. » Elle est partie tandis que Marian filait à l’étage chercher une guitare qui a échoué je ne sais comment chez eux, une classique. Il m’a demandé ce qu’elle valait, je lui ai dit que je n’y connaissais pas grand-chose en guitare classique, que j’avais du mal à en jouer, c’était un modèle très différent du modèle « acoustique », folk, que j’utilise depuis toujours. Il a égrené des accords : « Et ça, tu connais ? Et ça ? » Puis nous avons parlé du piano, de ce qu’il désirait faire, de la manière dont il voudrait voir se dérouler la suite des cours. Il ne savait trop. « J’ai l’impression que nous ne faisons pas grand-chose depuis quelque temps. » Il a haussé les épaules. Je lui ai proposé de reprendre et d’achever le prélude simple de Chopin, celui piqué par Gainsbourg. Doriane est revenue, m’a demandé si je pouvais la déposer chez Alida et Grandin. J’ai achevé mon thé, me suis levé. « Travaille un peu ce prélude pour la prochaine fois. » Il a promis. Mécaniquement. J’ai l’impression que le piano ne l’intéresse pas beaucoup en ce moment. Moi non plus, du reste… Une fois rentré, j’ai achevé la copie des bandes du JM avant d’aller au lit. Me reste la cassette, c’est-à-dire une cinquantaine de pièces…

 

26 novembre

 

Marian a bien du mal à s’intéresser à son prélude. Chopin n’est pas content. Et moi itou ; j’ai abrégé le pseudo cours auquel tous les précédents ressemblent étrangement. Nous nous sommes assis dans les clubs (avachis serait plus exact), il m’a posé quelques questions sur le travail en général, et le mien en particulier, a dit : « je suis fatigué, j’en ai marre », et tandis que je lui racontais la moitié de ma vie, il s’est endormi. Doriane est rentrée, nous a surpris dans cette situation. « Il est fatigué », ai-je dit. « Il faut encore qu’il fasse des manières ! » Il a ouvert un œil. « Tu ne crois pas que c’est normal pour un gamin de quatorze ans après huit heures de cours ? Moi, je trouve ça inhumain… » Et je ne valais guère mieux, affalé dans mon fauteuil, la veste ramassée sur la poitrine. Doriane s’est assise à la place de Marian qui était allé s’allonger sur le canapé. Beau spectacle que ces trois êtres écrasés par l’abrutissement social…

 

30 novembre

 

Il est 23 h 58, je viens d’achever la copie en numérique de toutes les pièces du Journal Musical. Rodolphe est la dernière…

 

 

1er décembre

 

Rien aujourd’hui, si ce n’est la traduction et une vaine tentative d’entamer véritablement Rok XII bis. Je ne sais qu’en faire. J’ai démonté le précédent montage pour en constituer un autre. Il ne me satisfait pas non plus. Le bis et le ter me semblent inégaux en qualité et, à la réflexion, je pourrais tout aussi bien rayer les trois quarts du premier. Mais le reliquat gonflerait trop le second. Je lis, survole, fais défiler et suis bien obligé d’admettre que ça me dégoûte et, pour reprendre ce qui m’a échappé tout à l’heure : ça m’emmerde… C’est surtout le côté journal qui m’ennuie. En relisant les premiers Rok, c’est ce dont je me suis rendu compte : que c’était précisément le caractère « journal » qui m’ennuyait, et, je pense, nuisait à l’ensemble. Et là, ça fourmille. Je peux toujours arranger, réécrire, reformuler, mais ça m’ennuie. Je n’ai pas l’énergie de le faire. Et trop de choses en même temps, dont le CD qui me prend la quasi-totalité de mes pensées. Décembre s’entame et il faudra bien que je « livre ». Alors ? Bâcler ? En vérité, j’ai hâte que Rok se termine afin que je puisse tester la nouvelle formule…

 

10 décembre

 

La mollesse confine à l’apathie, la sienne comme la mienne. Je pense que Marian n’a plus envie du piano comme je n’ai plus envie de donner ces cours (et je ne suis peut-être plus capable de susciter son envie). La première chose qu’il m’a dite à mon arrivée, c’est : « Tu as  pris ta guitare ? » « Non, il gèle et je ne peux pas la laisser toute la journée dans le coffre. » Demi-mensonge. C’est vrai que ce n’est pas très bon, mais en même temps qu’ai-je à faire de cette casserole ? C’est la guitare qui l’intéresse, et il m’a dit qu’il ne se sentait pas très en forme en ce moment. J’ai tenté vaille que vaille de lui proposer quelques Sports de Satie, mais ça a tourné court. « On pourrait faire un quatre mains. » « Oui, mais lequel ? » Je lui ai promis d’en apporter un la semaine prochaine, je regarderai sur le réseau.

(J’ai trouvé un quatre mains facile de Mozart. On verra bien…)

 

 

19 décembre

 

Je suis arrivé avec ma guitare et le quatre mains. Je l’ai tout de suite dirigé vers le quatre mains qui, à ma grande surprise, l’a enthousiasmé. Nous y avons passé plus d’une heure, il n’a pas été question de guitare. J’ai ensuite exécuté une marche polonaise avec Zoé…

 

 

31 décembre

 

Si j’adopte le procédé de la spirale pour la prochaine série de Journals, le 31 décembre, aujourd’hui donc, devrait être inclus dans le premier numéro. Quel sens cela aura-t-il s’il manque les lignes du 30, c’est-à-dire la narration de mon arrivée et de ma présence ici* ? Par cette technique qui va morceler des événements courant sur plus d’un jour, je vais perdre l’une des qualités de Rok et un peu de Dzien déjà : le récit d’un fait, d’un événement particulier. Quoi que ça ne soit pas sûr (ça le sera dans le cas d’un voyage de plusieurs jours, Acton, par exemple). L’ « art » va y trouver son compte, mais pas le plaisir. J’ai hâte d’essayer cela…

 

* en Angleterre (note du 26 octobre 2021)

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