Grenier. Combien de temps
vais-je tenir ? Depuis hier soir, panne de chauffage : cuve vide. C'est dire
que nous allons devoir attendre deux jours pour la faire remplir. C'est dire
qu'à l'exception de la chambre de Samuel où nous avons installé un radiateur au
pétrole (qui dit inodore en fait pue), il caille dans toute la maison ; et
dans le grenier, quoique ça soit l'endroit le moins froid. J'y suis pour écrire.
Ou tenter de. À côté de moi, Ararat, que je viens de terminer au lit
avant qu’Éléonore ne referme son livre et n’éteigne. Je viens de
l'achever et suis dans la plus grande confusion. Confusion des idées, des
pensées, qui est bien celle de ce livre magnifique. Je ne suis pas sûr d'avoir
tout suivi, tout compris, je ne suis pas sûr que ça soit nécessaire puisque ça
entre évidemment dans les intentions de l'auteur, la pensée, la réalité, les
personnages interchangeables, les époques qui se croisent, se confondent, se
renvoient l'une à l'autre, les Turcs, le génocide arménien, l'holocauste juif
(et l'holocauste arménien aussi bien, non ?), les Russes et la figure de
Pouchkine, le vrai, le faux, le mélange, la miction, déjà (pas déjà puisqu'il
est postérieur) dans White Hotel, tout cela allant et venant autour de la figure symbolique, quasi mythique,
de l'Ararat, l'arche, les Turcs, les Arméniens, et les Russes non loin...
Alors, je n'ai pas tout saisi, et ça m'est bien égal. En refermant ce livre, je
me suis dit que j'allais aussitôt le recommencer, et à présent que la brume
allait s'être dissipée, j'allais pouvoir
chercher le fil, la compréhension. Mais pourquoi faire ? Pourquoi
chercher que la brume se dissipe, puisque c'est ce dont le livre est fait : de
brume. La brume dont je suis fait, la brume dont le monde est fait, et je ne
vois pas bien ce qu'une éclaircie, un éclaircissement pourraient apporter,
pourraient changer au fait que c'est ce dont l'écriture est faite : de brume ;
celle du temps et de la pensée... À maintes reprises, quoiqu'il n'y ait qu'un
lointain rapport de forme et de ton, j'ai pensé à Souvenirs de France (mais il me semble bien que la figure de
l'Ararat apparaît à la fin si je ne m'abuse), qui est bien l'expression
de la brume par excellence, dans tout son éclat...