Pour avoir la vie sauve, il ne faut être ni politicien, ni artiste, ni directeur. Seulement acrobate. Pendant longtemps, lorsque l'on me demandait ce que je faisais dans la vie, je ne savais que répondre. Puis, pour avoir la paix et éviter le « écrivain » ou « compositeur » qui de toute manière auraient été frauduleux, je disais : « Employé. » Puis, pour varier : « Archiviste. » Puis, pour intriguer : « Chercheur. » Désormais, je dirai : « Acrobate ! » Je suis un acrobate dans le vide de la sphère des lettres...

 

Cette après-midi chez W***, je teste le piano pour Amandine... Durant les cinq jours qui viennent, je vais y aller pour répéter, alors qu'elle n'y est pas. Elle m'a laissé les clefs. Je vais nourrir les chats.

 

Ce midi, je suis enfin allé voir la fameuse rétrospective de Léger au Musée de Villeneuve. Je peux même avouer que c'est presque pour cette raison que je suis retourné au boulot, en ce sens que j'hésitais, qu'il me fallait un prétexte et que j'ai choisi celui-là... Non des moindres, car si je n'aime pas trop Léger (à vrai dire, n'ai jamais eu une opinion bien arrêtée à son sujet et je pourrais presque dire qu'il m'indifférait), et si je ne suis pas sûr, après cette expo, d'en avoir une, d'opinion, j'y ai vu tout de même quelques petites choses remarquables (que j'eusse aimé voir un peu plus longuement et de plus près, c'est-à-dire sans les deux visites guidées et les trois sorties d'école primaire qui m'ont proprement exaspéré). Choses de la guerre et après-guerre, ces silhouettes rondes aux gros contours noirs traversés d'à-plats de couleurs (primaires, en général). Pour mémoire : La Danse, Les Jongleurs, Les Acrobates, La grande parade... Et puis, toute une série de dessins et d'illustrations, épurés et très colorés. C'est épatant... Une chose à noter : comme pour Magritte, Léger gagne un peu à être vu en reproductions plutôt qu'en « vrai ». Même déception à trouver devant soi des toiles mates, brutes, et ce malgré les couleurs vives qui au premier abord paraissent un peu tristes sorties du contexte glacé et verni des reproductions...

 

L'album de famille, suite :
Comment procéder ? selon quels critères ? qui est l'autre ? comment se définit-il ?
où s'arrête-t-il ? quel est le cadre ?
Tout d'abord, le titre, qui n'existait pas et qui vient de m'être suggéré par les réflexions précédentes : Les Acrobates.
Ensuite :
- le cadre : outre celui du viseur, c'est celui du temps, qui sera celui de cette année : fortuitement, l'idée et le premier cliché sont nés en tout début de cette année, dernière de la famille Siècle. Le dernier cliché admis sera celui du 31 décembre à 23 h 59...
- l'appareil : celui de l'inconnu, un Minolta « Memory maker », que je conserverai jusqu'au bout malgré son défaut majeur dû à sa nature d'instamatic, soit : un cadrage aléatoire. De nombreuses photos sont « ratées » et de ce fait seront à refaire.
- l'unicité : l'idée de départ voulait un unique cliché par personne quelle que soit la qualité du résultat. Cette idée a été révisée eu égard à la déficience de mon regard et à celle de l'appareil aussi bien : le respect le plus élémentaire pour l'acrobate exige la réussite.
- l'unicité, suite : un seul et unique acrobate par cliché.
- le lieu : autant que possible, l'acrobate sera pris dans son milieu naturel (son propre espace aérien).
- l'acrobate : qui est-il ? comment se définit-il ? Il y a les aimé(e)s, les ami(e)s, les intimes, les proches, les connaissances, des collègues. Quel est le dernier cercle ? Comment le tracer ?
Mon critère sera le sourire, celui qui naît instantanément au premier regard.
- les enfants : les enfants des acrobates sont aussi des acrobates.
- l'occasion : a priori, je me fie au hasard des rencontres : les acrobates ne doivent pas se rechercher, mais se retrouver.
- la façon : pas de hasard, de clichés volés ; la pose est souhaitée, le regard sur l'objectif obligatoire.

 

Soleil.
Vernissage de L*** à Valenciennes.
Il faut que je voie F*** pour le livret V*** !

 

Je disais tout à l'heure, à Patrick (STEENBAKKERS : peut-on rêver plus flamand, plus poldérien ?), que je me sentais de plus en plus proche de la Belgique, et en particulier de la mer belge et de sa côte. Et puis, que j'avais l'impression qu'un jour j'irais y habiter, et peut-être (mais ça, je l'ai pensé) y finir mes jours (étrange pensée, qui ne vaut que ce qu'elle vaut, c'est-à-dire un petit plaisir que je me fais, mais qui, malgré tout, ne doit pas être tout à fait innocente). C'était ce matin. Dans l'après-midi, durant mon approfondissement du flamand, je note que le mot ZIEN (quelle qu'en soit la prononciation) veut dire VOIR... Et je me suis dit : et GRUD alors ? quelle signification cela a-t- il ?... Est-ce un signe ?

 

Susan a des centaines de copies à corriger pour mercredi prochain. J'y ai jeté un œil.
Je suis ahuri face à l'othographe désastreuse de la majorité des candidats, étudiants en troisième année d'université (ainsi : « à la miable » qui est revenu plusieurs fois, la confusion constante entre infinitif et participe passé), à l'imprégnation de l'anglais dans la langue (traduire : « a suit » par « un suit », ou « payer cash » pour « to pay cash » !), aux contresens élémentaires... Je tire mon chapeau à tous les correcteurs et professeurs qui ont le courage et la patience de s'attaquer à ce type de travail une vie durant...

 

Travesties, Tom Stoppard (achevé, lui, et dans lequel j'ai trouvé une carte postale, paysage de Provence en pastels, daté du 14 ? 199?, adressée à Mlle Hélène Satet, 30 rue Persoz à Villeurbanne et portant le texte suivant :
Coucou ma grande ! Alors quoi de neuf j'attends toujours avec impatience de tes nouvelles j'espère que tu vas tout me raconter très bientôt. Nous sommes à Sausset jusqu'à demain puis retour sur Jard 
(?) et Birmingham samedi. Nous t'attendons, viens vite nous voir. Gros bisous, amitiés à tes parents et grand-père. Véronique. Puis, dessous : What else can I say ? Signature illisible. Puis : Grosses bises. Claude.

 

Soleil...
Visite chez ma mère à l'hôpital. Puis passage chez W*** pour exercices au piano et la nourriture des chats. Il est 21 h 00. Je suis rentré. Je ne sais où me jeter. Tristesse infinie. Tout est fini. J'en ai la conviction profonde...

 

J'écoute sans cesse Le grand macabre de Ligeti. En superposition, mon propre opéra. Des choses pointent, des idées viennent, la relation entre les deux n'étant qu'une relation de genre. Je n'y puise que de l'énergie...

 

Journée interminable et éprouvante au plus haut point. Je suis réduit à l'état de légume, un légume dont le seul et unique atome de conscience est construit autour d'un ensemble de lettres et d'un ensemble de traits, les deux coïncidant parfaitement. Rien d'autre dans la tête que ça. Il m'est strictement impossible de faire quoi que ce soit. Rien ne m'apaise, ne me calme. Pas même la guitare que je parviens à peine à tenir. La seule chose sur laquelle je suis parvenu à me concentrer un tant soit peu, c'est la relecture du présent cahier, que j'ai effectuée tout à l'heure sous le cerisier. Mais à peine l'avais-je achevée que je suis retombé et me suis effondré... Qu'est-ce que le manque ? je l'ignore. Est-ce un état de manque ? je n'en sais strictement rien. Je peine comme un damné sur chaque minute qui s'écoule. Je me traîne d'une seconde à une autre prononçant son prénom, avec dessus en surimpression comme un message clignotant qui répète : « Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai ! »

 

Soleil...
Ai passé la matinée à la confection des Lettres pour V***. Après-midi au boulot... En soirée, visite de courtoisie chez R*** et N***.

 

Kilburn, Londres. C'est là qu'habite Yann. C'est là aussi que se trouve la Synagogue, à deux pas de chez lui. Surprise, étonnement, que suivra une grande déception : parallélépipède d'un étage, fait de brique et de béton. Strict, sale. On passe une porte, puis une cour. Hall d'entrée, un escalier qui mène à l'étage. C'est la salle proprement dite. Quelques vitraux, deux candélabres, gradins et plancher de bois que l'on pourrait prendre pour du stratifié. De même, strict, uni, sobre. Moderne, en somme. Je m'attendais à du faste. Il n'en est rien... Les hommes à gauche, les femmes à droite. À l'entrée, on remet aux hommes un petit chef blanc et rond. Les femmes portent presque toutes des chapeaux extravagants, de ceux que l'on voit sur les champs de course, principalement en Angleterre. Qq chaises de chaque côté de l'allée centrale, au pied des gradins. Y sont posées des brochures explicatives concernant le mariage juif (ce qui, rétrospectivement, m'étonne : les Juifs étaient-ils censés être minoritaires ?). Je note que le titre figure en quatrième de couverture, mais je ne remarquerai que le lendemain qu'en fait et quoique rédigé en anglais, le texte doit se lire à la manière hébraïque, soit de droite à gauche, d'où une certaine confusion dans mon esprit lors de la première lecture...
Entrée des flower girls, quatre fillettes à robe jaune, portant couronnes de fleurs sur la tête et bouquets à la main. Entre ensuite le marié accompagné de ses parents. Marié et père, ainsi que le père de la mariée, portent le même costume : haut-de-forme gris, redingote, lavallière. Nous sommes de nouveau au champ de courses... Pas d'autel, mais à la place le (ou la ?) chuppa : quatre montants surmontés d'un dais, symbole de la maison. S'y trouvent le rabbin qui entonne un chant, s'accompagnant à la guitare, à l'entrée des flower girls. À côté de lui, une bouteille de vin et deux verres sur une table. Le marié se place face à lui et dessous le toit de la chuppa. Entre la mariée avec ses parents qui s'installent à la droite de la chuppa, tandis qu'elle tourne sept fois autour du marié. Le reste devient un peu flou dans mon esprit.
- le marié qui boit une gorgée de vin du verre que lui tient sa mère ;
- la mariée qui boit une gorgée de vin du verre que lui tient son père ;
- l'habillement sobre du rabbin, et sa guitare : version moderne chez les Juifs à l'image des catholiques ?
- le bris du verre enveloppé dans un linge que le marié fracasse du pied ;
- le chant du Mazel Tov (bonne chance) ;
- St Katherine Docks, marinas au pied de Tower Bridge. Hôtels, restaurants, boutiques, logements, et les bateaux de plaisance qui flottent. C'est chic, cossu. Quayside restaurant.
Vue sur l'eau d'une marina. Luxe. Service impeccable. Durant l'apéritif et les starters à n'en plus finir, un pianiste et deux chanteurs. Passage à table. Tables rondes pour une dizaine de personnes. Je tourne le dos à la table des mariés. Avant le repas proprement dit, prière du rabbin et découpage d'une sorte de grosse brioche dont les morceaux seront proposés de table en table. Au cours du repas, nouvelle prière durant laquelle l'on remettra le chapeau. Luc et Jaqui à notre table. Je suis le seul à ne pas avoir de cravate. Il s'en est fallu de peu que je sois aussi sans chaussures, oubliés à Roubaix, je n'avais que mes baskets aux pieds. Yann à la même pointure que moi, je me glisse dans l'une de ses paires, classiques, parfaites pour ce type de cérémonie ;
- le best man ; l'Écossais qui d'accent l'était, mais aussi de coutume (conviction) puisqu'il était bien nu sous son kilt ;
- l'orchestre pop pour la danse ; qualité impeccable y compris les deux chanteuses ;
- repas excellent, quoique sans grande originalité ; vins un peu médiocres (Merlot et Cabernet !) ;
- mes notes de calepin ;
- la veste de Susan achetée in extremis à Sheperd Bush ;
- le discours de Keir, d'Antony, des deux pères, du best man, et de l'Écossais dont j'ignore toujours le rôle exact dans cette affaire ;
- extinction des feux à 23 h 00 : d'un seul coup, tout s'arrête ; on se salue, on se congratule : une demi-heure plus tard, tout le monde est parti. C'est l'Angleterre (il s'était produit la même chose lors de l'anniversaire de Ronnie à Birmingham l'hiver dernier) ;
- l'homme qui pète devant nous alors que nous regagnons la voiture ; (comme je le fais souvent lorsque je veux n'être pas compris des autres, j'en parle à Susan en anglais... L'homme, bien sûr, est anglais !)
- sur le chemin du retour, nous nous égarons dans Londres la nuit. J'avais décidé de ne pas utiliser de carte, de m'en remettre au hasard et à mes connaissances encore sommaires de la ville. Plus d'une heure pour regagner la maison à l'autre bout de Londres. Mais, toit ouvrant et douce nuit, quel ravissement !
- le mariage aurait coûté 220 000 F. Pas mal !...

 

Il y a 201 ans aujourd'hui, Jacques Casanova
de Seingalt mourait au château de Dux/Duchkov...

 

Je pense à l'instant à Ne me quitte pas de Brel, que l'on tient pour une belle chanson d'amour. Pour ma part, j'ai toujours considéré qu'il ne s'agissait pas d'une chanson d'amour, mais au contraire d'une chanson d'horreur. Ce n'est pas de l'amour, mais de la dépendance, de l'avilissement, de la dégradation. J'ai toujours trouvé cela affligeant. Mais aujourd'hui, si je considère mon état d'esprit depuis deux jours, et si j'y accole l'échec total de mon entreprise, je ne suis pas sûr de ne pas en arriver à cette réaction : l'appel désespéré et la génuflexion, soit l'avilissement et la dégradation...

1 h 00 (dimanche). Je bois de la Krakus. J'ai mal au crâne. Pas à cause de la Krakus. J'ai mal depuis ce matin. La chaleur, sans doute. Et puis le tabac dont je fais désormais grande consommation. Et puis mon humeur, exécrable. Je ne supporte rien, ni personne. Je ne fais rien. j'attends...

 

Des jours comme ça : je reçois ce midi un numéro de la revue L'Intermédiaire des casanovistes et en même temps une invitation à un film in memoriam Casanova au Fresnoy. Le sujet du film est sa fuite des Plombs. Hier soir, j'entamais en parallèle Ma fuite des prisons de Venise (j'y reviendrai). Hier, c'était l'anniversaire de sa mort. Tout à l'heure, j'ai acheté aux Lisières Soliloque d'un penseur de Casanova...

 

Soleil, mais air frais...
Ce soir, visite chez A*** et O***...
J'ai encore travaillé *** sur le piano de W***, en fin d'après-midi... Réception d'une lettre de *** signé « Love » ! Voilà qui me fait irrésistiblement penser à une autre histoire !...

 

« Savez-vous pourquoi il n'y a pas de prix Nobel de mathématiques ? me demande mon médecin. Parce que Madame Nobel s'est enfuie avec un mathématicien... »
Je reste légèrement incrédule, je connais son sens de l'humour. Lorsqu'il me raccompagne à la porte, son épouse survient à qui il pose la même question à laquelle elle donne la même réponse.
Bon...

retour