Deuxième jour de mon dernier mois dans ce
siècle. Soleil, frais.
Retour de labo, nouveaux clichés : Amanda, Bruno, Claude,
Natacha (?), Francko, Alain. De belles choses...
Pour la première fois, N*** me demande des nouvelles de ma « vie amoureuse » ; puis, en partant : « Bonjour à Susan. » Ce doit être la première fois, et jusqu'à présent, elle disait « Sue », prononcé à l'anglaise ou à la française aussi bien...
Je suis malgré tout content de ne ressentir rien d'autre qu'un vif plaisir en sa présence (mais légèrement teinté d'attirance, malgré tout ; et c'est justement ce qui fait le prix de ce plaisir : une attirance indéterminée, mais effective, qui n'a pas à être réalisée...
Je reviens de chez Valérie. C'est la première fois, depuis juin 1998, que je remets les pieds au 10 de la rue Manuel. Je m'attendais à un choc quelconque. Il n'en a rien été. Ce n'est plus « chez moi » et j'avoue que je n'ai rien retrouvé de mes trois années passées là : pas d'émotion particulière, ni de souvenirs immédiats... Valérie n'a pas changé, a une mine superbe, est toujours aussi gracieuse... Un an et demi que nous ne nous étions vu. Elle travaille toujours autant, cherche une stabilité dans un orchestre. J'avais acheté des pâtisseries, elle a fait du thé. Dont j'ai beaucoup bu. Très vite, j'en ai senti les effets sur moi. C'est sans doute ce qui explique l'état dans lequel je me suis trouvé face au piano lorsque j'ai désiré lui faire entendre mon interprétation de mes préludes de Bach. Interprétation qui s'est limitée à trois mesures, au-delà desquelles il m'a été impossible d'aller. Blocage complet, comme si je m'étais trouvé pour la première fois de ma vie face à un clavier. Le phénomène n'est pas rare ; j'y suis, d'une certaine manière, accoutumé. Mais il arrive toujours un moment, au bout de trois ou quatre essais, où ça passe, où les doigts et l'esprit se dégèlent et trouvent leur chemin. Pas là. Ç'a été une horreur complète et je me suis fait l'effet d'un demeuré. Que se passe-t-il à ces moments-là ? qu'est-ce qui fait que tout à coup une partition parfaitement sue soit gommée, brouillée, effacée ? La moindre goutte d'alcool a cet effet-là sur moi : la perte totale des moyens, l'annihilation, l'occultation, la paralysie des doigts et de la pensée. Était-ce le thé tout à l'heure, et donc l'état de tension qu'il a installé en moi ? Toujours est-il que j'ai rarement ressenti une plus grande honte, une honte qui me tient toujours présentement, et je n'ai qu'une idée, celle de rentrer au plus vite pour « vérifier » chez moi, sur mon propre piano... À la honte sont liées la peur et l'incompréhension. Malgré tout, je ne comprends pas ce qui se passe à ces moments-là, et à chaque fois j'ai peur, peur que ce soit irrémédiable, peur que tout à coup je ne sais quelle connection lâche et me plonge dans le désordre mental...
Froid, neige pour ce dernier jour de l'année.
Ça glisse...
Rien de particulier.
À 18 h 00, je vais sans doute passer chez N***
qui offre une
collation. Après, je ne sais pas. Je ne sais pas.
Je ne suis pas tellement attaché aux dates, au temps qui passe et ce passage d'une année à une autre ne représente pas grand'chose pour moi, mais il est un fait que cette fois, j'ai la gorge un peu nouée. Je pense que je vais mourir sans elle...
Pluie, froid, grisaille.
Grec.
Le pathétique de Gérard Blain, âgé, un peu ivre, ayant passé trente années de sa vie à longer les murs des salles, à retenir une rancur, un dépit, et certainement une souffrance. Celle de celui qui crie et que l'on n'écoute pas... Il y a dans Ainsi soit-il quelque chose du testament...
Le journal secret d'Eliade. J'en ai parlé dans un bulletin, avais dit que je ne comprenais pas. Mais depuis hier, il me prend l'envie d'en créer un, secret, intime, où je me « laisserais complètement aller » (mais faire en sorte tout de même qu'il soit découvert et lu un jour ; tout de même à quoi peuvent bien servir les écrits enterrés ou détruits ?)
(Jacques chantait en
s'accompagnant de son orgue de barbarie,
et nous suivait, Susan
et moi, qui valsions dans le séjour glacé...)