Hervé achève de travailler sur son projet ; il est à la bourre.

 

L'anneau d'Ashford : compact, petit village plutôt qu'une ville, impression de croiser toujours les mêmes personnes ; le centre (extrêmement animé) est parfaitement circonscrit par l'anneau du ring road qui effectivement est un parfait anneau contre lequel les rues brutalement s'arrêtent.

  

Les ermites et l'acidia, « ce mal particulier des longues solitudes, cette faille, ce doute, cette mélancolie viscérale qui vous prennent soudain et font de vous la proie des démons qui vous guettent. »

 

17 h 40. Nous sommes dans la chambre. Le ciel est très couvert. Vent. Ça se gâte un peu. La fin approche. Demain, je devrais libérer la chambre avant 10 h 00 : j'espère qu'il fera suffisamment bon pour que je puisse encore me promener, peut-être terminer par quelques unes des vieilles églises que je m'étais promis de découvrir, celles que l'Observer relève pour le Kent, dont deux que je n'ai pu localiser sur la carte : Seal et Eynsford. Voici les autres : Brenzett, près de Romney ; Barchild, près de Sittingbourne ; Brookland, à deux pas de Brenzett ; Detling, près de Maidstone ; Ulcombe et East Sutton, de même non loin de Maidstone. Je tâcherai demain d'aller voir celles de Brenzett et de Brookland, à proximité l'une de l'autre et pas trop loin d'ici...

 

L'ignorance crasse des moines, dont ils se vantent : « Beaucoup d'entre eux m'affirmèrent que savoir, science et instruction ne sont pas seulement inutiles mais dangereux, car ils vous détournent de la recherche du salut. » Je fais le parallèle avec ma position de réaction contre le livre à l'époque de mon adolescence : étais-je donc (déjà ?) sans le savoir une sorte de (pauvre) moine ?

 

Aujourd'hui, fatigue, légère déprime, dégoût, désenchantement. Perte de foi. Que vais-je faire des années qui me restent, et à quoi donc ont servi celles qui viennent de s'écouler ?

 

On ne fume pas dans la maison. J'ai envie de fumer. Je pourrais très bien fumer ici, enfreindre sans problèmes cette règle intérieure, mais justement, pourquoi ne pas la respecter et donc en profiter pour aller visiter le cimetière local à deux pas d'ici, que j'ai découvert ce matin : l'entrée du « véritable » cimetière de la ville... Cimetière : très grand, surface de pelouse, quelques allées, pas de pierres tombales, mais de simples plaques... pas d'ordre chronologique, pas de tombes récentes... mal entretenu voire pas du tout ; désolation, abandon... statue pathétique de la femme accrochée à une croix ; puis celle d'un petit ange... tombes défoncées, pas de fleurs, stèles et croix de guingois voire effondrées... le pavillon à l'entrée, remarquable avec sa tourelle : qui l'habite ? et où sont vraiment enterrés les habitants d'Ashford ?
INTERRED IN THIS GRAVE.

 

L'art figé, byzantin : « Comme [les saints] sont toujours représentés de face, alignés en une sorte de parabase sacrée, ils prenaient sous cet éclairage, l'aspect de témoins vigilants, d'ancêtres participant eux aussi au repas solennel. Je découvris là un aspect de l'art byzantin auquel on pense rarement. De toute évidence, ces figures n'étaient pas là pour décorer mais pour témoigner des ancêtres exemplaires, de leur présence instante malgré le temps, pour abolir la fausse durée des siècles. » Mais n'était-ce pas le rôle des anciennes photographies de famille (principalement le père et la mère) encadrées et accrochées en évidence au mur, ou même de portraits peints d'avant la photographie ?

 

Un Amour de Swann, revu hier. La première fois, c'était il y a une dizaine d'années. J'avais oublié certaines scènes, et mon regard est un peu différent (moins rageur, et plus indulgent que la fois précédente où je n'avais vu que traîtrise et sacrilège). Il n'empêche que ces images ne distillent que l'ennui et la vanité... Irons me semble toujours aussi parfait en Swann, tandis que la Muti m'a paru d'une somptueuse et outrageante fadeur. Comment ai-je pu aimer ce visage-là ? (voir Vrac 99)

 

19 h 15. Je suis revenu depuis un moment du cimetière. J'ai entamé Sula de Toni Morrison que Susan m'a subtilisé dans le charity-shop où je l'avais trouvé. Susan lit. Dans notre silence, les rumeurs du dehors et, comme un programme spécial de radio, le débit rapide de la voix de la land-lady qui du matin au soir ne cesse de parler, plaisantant, accueillant de nouveaux arrivants, répondant au téléphone, menant tout son petit monde avec énergie et gaieté...

 

(Si un livre ne résiste pas à la fatigue, au dépit, à la mélancolie, à la déprime, à la colère, c'est qu'il s'agit d'un « mauvais » livre. J'ai décidé de laisser tomber Monsieur Proust de Céleste Albaret qui est d'une inutilité parfaite.)

 

Au soir, avec Corinne, le George Inn à Molash. 1560. Authentique.
Ardoises humoristiques aux poutres.

Nous jouons aux flèchettes, jeu que j'abhorre...

 

L'Été grec : architecture, la justesse, le rapport précis entre l'homme et l'espace qu'il habite et occupe : « Pour Hippocrate, ce rapport doit concerner le lieu construit et les éléments naturels qui l'entourent : orientation générale de la cité, exposition au soleil, alignements par rapport aux vents dominants, régime des sources et des eaux. Il est d'ailleurs l'auteur d'un Traité des sites qui, il y a vingt-cinq siècles, pose déjà les principes de ce qu'on nommerait très exactement aujourd'hui une “ politique de l'environnement ”. Aristote, lui, va plus loin (à la suite de Platon) en fixant un rapport numérique, de nature démographique. Pour lui, aucune cité n'est viable si elle a plus de dix mille habitants. L'harmonie est une question d'espace biologique qui implique une surface précise, une distance reconnue entre les bâtiments, une savante répartition des vides et des pleins. Il faut, pour retrouver l'espace vierge du dehors, ne pas avoir à franchir plus de cent fois la longueur de l'espace où l'on vit, c'est-à-dire celle de la maison. »

 

Vendredi. Dernier jour. 9 h 45, terrasse du Grand Caffé. Je pense à la mort...
Il a plu. Il fait moite. Pas de soleil et un léger vent. C'est bien le dernier jour. J'ai deux heures et demi à traverser qui, aujourd'hui, me sembleront interminables. Pas envie d'écrire, ni de lire. Mal de crâne à présent... La fontaine en face de moi. De l'autre côté, un vieil accordéoniste qui distille des vieux airs. Il semble heureux d'être là. Son pied bat, ses bras vont de haut en bas, il sourit. Il s'en donne vraiment à cœur-joie ; d'une certaine manière, je l'envie : il prend son instrument, s'assoit dans la rue, et joue ; et c'est tout. Plus que jamais je m'étonne du pouvoir de la musique sur les sens et les muscles... C'est jour de marché, le second de la semaine.

 

J'ai été surpris d'entendre dans la bouche de Swann des mots et des réflexions directement tirés de mon Journal d'un homme en mai. Toutes les amours et toutes les jalousies sont donc bien les mêmes...

 

11 h 45. J'ai finalement décidé de me rapprocher des deux églises dont je parlais hier : Brenzett et Brookland. Je suis devant celle de Brenzett, close, que j'ai eu beaucoup de mal à trouver, cachée qu'elle est de la petite route par la végétation. Auparavant, celle de Brookland, elle bien visible, curieuse avec son clocher détaché et étonnante par son intérieur et ses stalles ; en fait, les églises pourraient très bien avoir n'importe quel âge, tandis que celle-ci le porte véritablement : c'est un authentique prélévement historique. À Brenzett, cimetière sans église qui me laisse coi (church lane). Je m'obstine et finis par la trouver après consultation de l'Observer où figure la photographie d'elle qui confirme donc son existence...
N.B. : les tombes en forme de sarcophages ou plutôt : les carottes des débits de tabac. Qu'y a-t-il à l'intérieur ? le mort ? L'une d'elles est éventrée : je ne distingue que caillaisse et gravats. 12
 h 00. back to Ashford...

 

Hier, fait rarissime, et sans doute est-ce la première fois, nous passons une partie de la soirée devant la TV. Un reportage de FR3 de 1983 sur l'Afghanistan (où Susan a vécu, pays et peuple qui la touchent particulièrement, et où Dominique a travaillé pendant longtemps) suivi d'un documentaire sur l'oratorio de Mc Cartney. Carl Levis est à la baguette, mais aussi, je crois bien, à la partition. Il est hors de doute qu'il dirige tout et que Mc Cartney, censé être le compositeur – mais pourrait-il écrire pour un orchestre philharmonique et cent choristes ? –, s'efface et acquiesce gentiment... Ce qui n'empêche pas cette pièce d'être parfaitement banale (un ordinateur pourrait certainement s'en charger)...

 

Reculver : sur la grève, en contrebas, un homme avec un détecteur de métaux, de temps à autre se penche, ramasse je ne sais quoi qu'il considère en connaisseur avant de le rejeter ou de le glisser dans un sac qu'il a en bandoulière ; sa femme comme une ombre molle le suit. Reculver comme un pélerinage, mais ce n'est pas tout à fait la même chose. L'instant premier, du fait de la lumière, de la découverte fortuite, du temps et de notre proximité qui s'affirmait, était exceptionnel et extraordinaire. Il aurait été idiot de chercher à le recréer. Ce n'était d'ailleurs pas le but. Le but, c'était simplement d'y retourner, d'y retourner afin de vérifier, et de confronter, confronter deux moments. Cela valait la peine de le faire et Reculver reste malgré tout un endroit tout à fait étonnant, toujours aussi ignoré (à la manière de Zuydcoote qu'au fil des ans rien n'entâche), malgré le camp de caravanes et les multiples salles de jeux qui semblent clignoter pour rien et pour personne... De là, Sandwich, pour d'autres retrouvailles... Puis, 18 h 30, Tesco, Dover. J'attends Susan dans la voiture. Je ne vais pas très fort. Cervicales et l'infection qui m'agacent. Et puis mon état d'esprit, retrait teinté de mélancolie et d'amertume. J'en avais un peu assez d'Ashford, mais je ne suis pas vraiment content de rentrer en France. État de fin de vacances, peut-être. Peut-être pas. Il serait tout de même question que nous passions la première semaine de septembre à Ashford. Je ne sais qu'en penser...

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