15 h 00. Nous sommes dans la chambre et je mange un morceau de polish slice accompagné de thé.
Susan souhaiterait voir les jardins de Sussinghurst. Mais auparavant les cartes postales...

 

Hier, puces au Mont des Cats. Quatre livres rapportés. À noter la petite chapelle dans le petit bois jouxtant le terrain dévolu aux puces et son « espace à vœux » : une grille aux barreaux de laquelle sont noués des morceaux de tissu, d'étoffe, des mouchoirs et même des chaussettes. Qui est sollicité ?...

 

(La land-lady, Sandra, environ 70 ans et dont le père, paraît-il, a été le premier Anglais a atteindre le sommet de l'Everest. Noel est son nom de famille. Elle aurait beaucoup voyagé et aurait été gérante d'une importante chaîne d'hôtels en Grande-Bretagne ; femme de trempe, de caractère.)

 

Parmi les livres : The Orton diaries, Joe Orton. Orton, dramaturge anglais, homosexuel, assassiné en 1967, à 34 ans. Provocateur, cynique. Entre Wilde et Pasolini (la provocation pour le premier, la fin tragique pour le second). Ce journal, commandé, va de décembre 1966 à août 1967. J'ignorais tout de lui... Je l'ai entamé. Cru, direct, précis, froid. Ce qui me frappe, c'est l'abondance des dialogues, rapport de conversations diverses, qu'elles soient amicales, professionnelles, ou prises à la volée dans la rue, dans le bus, sur un palier. Chacun se présente comme une petite histoire en soi, croquis, sketch. C'est un homme de théâtre. Ceci explique sans doute cela...

 

(La télévision, c'est le carnet de santé de la race humaine. C'est pour me mettre de côté quelques illusions que j'ai décidé, il y a quatre ans, de ne plus jamais le consulter...)

 

(Cahiers du Cinéma, 1988, spécial Acteurs. Interviews de Chabrol, Isabelle Huppert, Bertrand Blier, Josiane Balasko (?), Christine Boisson... personne ne répond à la question, question qui du reste n'est pas posée, qu'est-ce qu'un acteur ? à quoi ça sert ?)

 

9 h 15. Cinquième jour de la semaine. Nous nous retrouvons à 12 h 15 au Cornerstone. Considérant que j'ai à peine trois heures devant moi, je me demande à quoi je vais occuper ma matinée. Quoi qu'il en soit, pour mémoire, hier :
Sissinghurst gardens, propriété des Sackville-West, leur bibliothèque ; Woolf et Bloomsbury ; la lecture du
pad sur l'herbe ; retour à la chambre où nous feuilletons des exemplaires de Country life, magazine édifiant pour aristocrates, puis sortie avec Corinne, The tikled trout à Wye : lager et shandy près de la rivière au milieu des oies et des canards, discussion autour de notre visite à Sissinghurst avant d'aller prendre un curry au Joshan of Wye, l'indien local (l'anglais populaire et aristocratique qui se répondent dans la même pièce à deux tables différentes, puis les lesbiennes //Woolf, Sackville)...

 

Orton diaries, p. 76 : la boutique d'antiquités toujours fermée.
Coup de fil au propriétaire qui dit :
« Je n'ouvre jamais. Ça ne m'intéresse pas de vendre. »

 

Il y avait un couple d'Allemands, d'une quarantaine d'années, de la région de Coblence, apparemment cul-bénis (Jéovah peut-être, ou assimilés) ; il y avait aussi le couple d'Anglais déjà vu hier. Nous nous sommes assis. Restait une place libre. Nous avons commencé à manger. Puis il est arrivé, le jeune homme d'affaires, toujours cravaté et avec le même air de gravité sur le visage, une gravité un peu douloureuse, je l'ai remarqué lorsqu'il a ouvert la porte ; j'attendais son arrivée, avec une certaine impatience, et curiosité, et la place à ma droite était libre. Il ne manquait plus que lui. J'étais à un bout de table, dos à la rue et la porte en bout de pièce à ma gauche. J'attendais qu'il la pousse et entre. J'ai aussitôt posé mon regard sur son visage, à la recherche du sien, et j'ai été immédiatement frappé par son expression au moment où il est entré, sans un mot, le regard fixé sur le mur en face de lui, avec, je l'ai dit, cette sorte de gravité douloureuse marquée par une très courte suffocation, et c'est ce qui me fait dire que c'était douloureux, comme s'il peinait à entrer, comme s'il s'agissait d'une épreuve pour lui d'entrer dans cette pièce. Il y avait donc cette gravité – un peu forcée, exagérée, ce qui m'a fait dire à Corinne plus tard qu'il jouait un rôle – et j'ai presque eu envie de dire qu'il y avait un peu quelque chose de détraqué chez lui, sorte de schizophrénie qui l'aurait amené à se prendre pour un homme d'affaires occupé à relier entre elles toutes les compagnies du globe –, puis ce très court arrêt de la respiration et la prise d'air, brève mais profonde, comme s'il s'apprêtait à plonger, comme si nous étions des créatures sous-marines dans un bocal auxquelles il allait devoir se confronter... Il n'a salué personne. N'a rien regardé. Est venu s'asseoir. A soigneusement mis de côté son assiette pour poser à sa place son petit ordinateur, minuscule, de la taille d'une calculatrice. Et du même air grave, s'est mis à le manipuler. De son entrée jusqu'au moment où il a entrepris de triturer son instrument, il n'y a plus eu le moindre bruit dans la salle...

 

Déja quand j'étais petit, je dessinais des Mercedes. De face. C'était impressionnant et facile à réaliser : la grille de la calandre, l'insigne, les phares allongés. J'ai toujours rêvé d'avoir une Mercedes. À côté, je faisais des femmes à poil. Avec des gros nichons et des cheveux jusqu'aux fesses. J'ai toujours rêvé d'avoir une Mercedes avec des femmes à poil à côté...

 

Juste avant son entrée, Corinne demandait à Susan ce qu'était la Brown Sauce. Il y en avait un flacon sur la table. Susan le lui a dit, précisant que pratiquement personne n'en mangeait au petit déjeuner. Le jeune homme d'affaires en a pris avec ses œufs pochés...

 

Orton : la vie de son journal, c'est la vie des personnes qu'il met en scène (dans le journal). Ce journal devient un livre... (C'est exactement ce que je ne fais pas : parler des autres ; ou plutôt les faire parler. Mon journal est entièrement centré sur moi ; tandis que le sien est ouvert, tandis que du sien il n'est qu'un accessoire, ou pour le moins un second rôle...)

 

11 h 00. Chilham, même table. Le ciel est nuageux. Vent. Mais éclaircies. Dans une demi-heure, j'irais m'installer dans le jardin du Cornerstone pour y attendre Susan. Pour l'heure, je lis. Poursuis la lecture un peu laborieuse du Barth commencée il y a des semaines... Demain soir, nous rentrons. Dommage. Je commence seulement à m'habituer à la langue ; je devrais dire à en faire mon habitude (y a-t-il vraiment une nuance ?). Je veux dire à me comporter naturellement avec les gens du cru qui me parlent, me posent des questions. À répondre, ou à parler naturellement, ce naturel que j'ai acquis avec Susan mais que je perds aussitôt que je suis confronté à des inconnus...

 

L'Été grec : « C'est à Athos que m'apparut la loi secrète des visages. La ressemblance, ici, est si parfaite entre les traits imaginaires des saints et les visages réels que les détails extérieurs n'en sont pas seuls responsables. Comment s'effectue dans les corps, les os, les chairs, ce lent pétrissage, ces subtils agencements qui modèlent peu à peu les visages vivants sur ceux des morts ? »

 

Dimanche, c'est un homme âgé qui nous a servis. Avant-hier, une dame, puis la petite serveuse. Aujourd'hui, c'est de nouveau l'homme. Au bout d'un temps, la dame est arrivée, m'adressant un « Good morning » et un sourire de reconnaissance. Je les lui ai renvoyés, très naturellement. Familiarité. Je m'installe. Je reviendrais bien demain rien que pour entretenir cette familiarité...

 

Les morts à Athos, enterrés sans cercueil, déterrés au bout de trois ans et dont les ossements sont conservés dans un ossuaire. « Mais il arrive parfois que la chair adhère encore au squelette, signe que le moine est mort en état de péché. Dans ce cas, on reprend ses restes, on les lave avec du vin et on les expose dans l'église pour une messe de rachat. »

 

Susan dit que l'important, en matière de langues, c'est de communiquer, donc de parler le plus possible, bien ou mal, mais de parler. Pour moi, le plus important, et je suis sans doute dans l'erreur, c'est de ne pas estropier la langue de l'autre. Je m'efforce donc au mieux de ne pas estropier la langue de l'autre ; par pur respect.

 

Samedi passé avec un marteau à la main et les genoux dans les gravats : fuite à localiser dans l'un des murs de la cuisine... Dans l'après-midi, mariage d'une amie de Susan dans l'église anglicane rue Watteau à Lille. C'était la première fois que je voyais cet édifice... Prêtre australien. Cérémonie un peu molle. Heureusement qu'il y avait les chants qu'à trois, Susan, Paul et moi, et à l'aide du livre fourni, nous avons entonné de bon cœur. Du reste, nous étions les seuls à chanter...

 

12 h 30. Cornerstone. Susan vient d'arriver. Bit cloudy. And windy. Just before, I went to the Godsmersham church (où la veille, en passant sur la route, j'avais vu un couple s'embrasser sur l'un des bancs du cimetière qui surplombe la route), nice place by a little river... Puis nous sommes passés au Health and Social Security. Des collègues, en somme. L'une des filles au guichet joue ouvertement au game boy. Fille qui force mon : très grande, forte ; cheveux tirés en arrière et réunis en un chignon ; chemise blanche, cravate, un pantalon noir. N'eût été sa poitrine et le soutien-gorge par transparence qui la confirme, on aurait dit un homme. Elle a les traits très durs et je me disais que ce devait être quelqu'un de particulièrement coriace, inflexible. Puis elle a souri et tout à coup a été transfigurée, est devenue instantanément une jolie femme... L'endroit, comme on pouvait s'y attendre d'un établissement administratif, est parfaitement hideux...

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