Les notes :
Kir normand, kir framboise ; croustillant de Bray picard :
feuille de brique (? sic la serveuse), épinards, fromage
accompagné de salade verte, feuilles de chêne ; terrine
trois poissons pour Susan ; « barbecue médiéval »
pour elle, tatin de boudin aux pommes pour moi... Le barbecue
énigmatique est constitué d'une planche de bois sur
laquelle est planté un petit portique qui supporte une broche ;
la viande est piquée dans la broche ; dessous, un petit bac
comportant de l'alcool à brûler ; le tout est déposé sur
la table et, une fois le feu pris, charge à chacun de le faire
cuire à sa convenance...
Troisième jour de la semaine
anglaise.
Pour mémoire : charity-shops,
un bel exemplaire de The Intruders de Faulkner,
j'achète une veste, des chaussures...
English recipe from our neighbours on how to make a steack tender (he found his steack a bit tough after cooking it after 20, en bon Anglais qui se respecte) : the recipe is : put your steack between two pieces of newpaper and bash it with a brick
Puis la balade jusqu'à Tenderten (décevante), thé et cakes au Lemon tree, la gare, les wagons ; la poussée jusqu'à Maidstone (que nous n'atteindrons pas) à la recherche des vieilles églises : East Sutton, dont l'église semble s'être miraculeusement envolée ; Ulcombe, qui est là, mais fermée, mais belle vue sur la région ; retour par les petites routes de campagne : Charing, Lenham...
1 h 00 de samedi. Je viens dachever le long et laborieux parallèle Mes fuites des prisons de Venise avec ce qui en figure dans Histoire de ma vie. Interminable liste de notes à rapporter (ou reporter ?). Ce qui ne sera pas moins long et laborieux. Et jen suis encore à me demander la raison dêtre de ce travail ! (Sa raison dêtre, cest la perspective dun livre : y a-t-il un véritable intérêt à se lancer dans la rédaction dun tel livre ? Je gage que jamais ces notes ne quitteront mes mémoires )
Puis passage au B&B, discussion avec la land-lady au sujet de notre périple, message d'E*** qui nous propose de les rejoindre dans un pub à quelques kms de là : le Flying Horse, M***, Corinne, E*** ; discussion au sujet d'Ashford, puis de l'anglais/américain ; puis de mes écrits, Corinne et M*** qui semblent toutes deux intéressées et à qui je promets l'envoi de livrets...
Je cherche désespérément un échafaudage de six mètres...
Mercredi. 11 h 10. Les Leas à Folkestone après plus d'une heure de route par Wye (où je repère un pub au bord d'une rivière), puis les North Downs avec ces minucules routes, souvent étroites comme des couloirs, avec leurs haies hautes de chaque côté, deux mètres et souvent davantage. 11 h 15, premières bouffées du jour, en plein soleil, face à la mer en contrebas de cette partie de la côte transformée en un magnifique lieu de promenade. À l'horizon, à ma droite, je distingue la Power station de Dungeness, et même le phare. Est-ce donc si proche que cela ?... J'ai été très surpris et émerveillé par le paysage que j'ai traversé tout à l'heure, les collines de cette partie du Kent... Les mouettes crient. Des badauds déambulent. Je suis sur un banc bien sûr au nombre de même impressionnant ici. Le Kent est le pays des bancs. Derrière moi les propriétés luxueuses géorgiennes. Beaucoup de gens âgés qui sont, comme on s'en doute, le public privilégié des bancs. Et des écrivains. Des écrivains qui ne savent pas décrire. Peut-être parce qu'ils ne ressentent pas suffisamment. Peut-être parce qu'ils restent trop en retrait. Quoi qu'ils fassent. En retrait, à l'intérieur de leur corps malade (tous les écrivains sont malades)... Je me dis que cet endroit est l'endroit idéal pour terminer sa vie...
Il est 2 h 00, nous sommes dimanche. Je suis à mon bureau. Il y a une dizaine de minutes, je me trouvais au rez-de-chaussée face à l'écran du téléviseur. Il y a quelques semaines, y était diffusé Dialogues des Carmélites de Poulenc. Je l'avais raté. Hier, il y était rediffusé. Je ne l'ai pas raté. Je l'ai enregistré et tout à l'heure, je l'ai regardé. Mais en fait, ça a commencé ce matin. Il était 10 heures : j'ai poussé la cassette et j'ai regardé les trois premiers tableaux. C'est la première fois de ma vie que cela m'arrive : à 10 heures du matin, mettre en marche le téléviseur et m'asseoir face à l'écran. J'y ai regardé les trois premiers tableaux, j'ai éteint et tout à l'heure, l'ai repris pour le regarder jusqu'à son terme. C'est superbe...
Retour à Ashford avec un peu d'avance. Terrasse du Grand Caffé. Café, pâtisserie. En face de moi, une sono, un animateur avec un micro, des adolescents qui se préparent à je ne sais quelle exhibition. L'exhibition a lieu : musique poussive de variétés américaines sur laquelle évoluent des gamines. Fame en réduction et en moins pathétique. J'achève ma seconde cigarette. Je crois que je vais aller m'expatrier dans le cimetière jusqu'à l'heure du rendez-vous.
Ai-je lu le livre ? Il me semble bien. En tout cas, j'ignorais qu'à la fin des années soixante Poulenc en avait fait un opéra. Lorsque j'en ai pris connaissance dans Télérama, j'ai noté les trois T et ai remarqué le nom de Marthe Keller qui y était associé. J'ai découvert qu'elle en avait assuré la mise en scène. J'ignorais que Marthe Keller, pour qui j'ai toujours eu une attirance particulière, faisait de la mise en scène, et qui plus est de la mise en scène lyrique. Et l'auteur de l'article l'encensait : c'est ce qui, davantage que l'opéra en lui-même, justifiait les trois T. C'est aussi ce qui m'a attiré, m'a fait désirer voir cet opéra dont j'ignorais tout jusqu'à ce moment-là et à l'auteur duquel je ne suis pas particulièrement attaché. Aujourd'hui, je l'ai vu et entendu, et je suis étourdi.
14 h 20. Je suis avec Susan dans le jardin du tea-shop Cornerstone. Il serait question qu'elle fasse une seconde semaine en septembre. Elle me demande ce que j'en pense. Ashford à la place de l'Italie ? Ashford en plus de l'Italie ?...
Chercher mes mots, c'est ce que je fais depuis que j'ai entamé cette rédaction. Mais déjà, face à l'écran, je les cherchais. Parler de la musique ; parler des voix, essentiellement féminines ; parler du jeu, ce jeu spécial du chanteur lyrique qui toujours m'époustoufle ; parler de l'image et de cette fameuse mise en scène. Chercher tout en attendant le moment crucial, final, promesse d'un grand moment, celui d'une trouvaille de mise en scène, tel que cela a été rapporté par l'auteur de l'article et par le présentateur de FR3. Chercher encore pour parler de ce qui me gênait, de ce qui m'enchantait. Dire, par exemple, que pour la première fois, j'ai regretté de ne pas comprendre la trame, de ne pouvoir saisir tous les mots, la musique, l'acte ne suffisant pas ; mais dire aussi que le texte est souvent pauvre, qu'il manque de rigueur, d'adresse et de justesse en tant qu'attache à la musique, à la partition. Dire aussi que j'ai été très surpris par cette partition récente qui s'inscrit dans la tradition du genre, opéra classique, du moins tel que l'a incarné Puccini qui en a du reste fermé le rideau ; surpris, mais subjugué car, quoi que j'en dise, cet opéra-là, purement émotionnel, m'émeut et me ravit. Dire encore que je me suis particulièrement attaché au visage d'Anne-Marie Schmidt dans le rôle de sur Blanche, son visage et son étrange bouche aux lèvres singulièrement mobiles, son visage qui m'a rappelé celui d'Anne de Frédérick, mais aussi, et c'est là que les coïncidences interviennent, celui de Clotilde de Bayser, cette comédienne discrète dont j'avais oublié l'existence, dont j'ai fortuitement retrouvé le nom cette après-midi dans une page de mon journal de 1993, dont je suis tombé sur le nom et le visage dans un numéro de 1988 des Cahiers du Cinéma acheté cette après-midi et lu ce soir juste avant la diffusion. Dire encore que c'est vrai que la mise en scène est belle, belle comme l'est son auteur, et je suis heureux de la coïncidence de ces deux beautés, heureux que cette beauté lumineuse et sobre d'elle, actrice elle aussi discrète et retenue, que m'a accordée l'image durant des années et qui durant d'autres années s'est faite oublier, soit revenue pour emplir toute l'image, l'image qui, à sa toute dernière apparition sur l'écran et alors que toutes les chanteuses, tous les chanteurs et le chef saluaient, m'a accordé la vision de son auteur qui sur la scène est montée pour venir saluer. C'est sur l'image du sourire de grâce de Marthe Keller que se clôt la beauté pure de cet opéra...