Je vais te démolir, pense-t-elle avec effroi, elle qui peut-être n’y a jamais pensé auparavant et s’étonne presque que cette pensée puisse s’être infiltrée dans son cerveau, et, en y pensant – et maintenant que le corps du petit Bruno a accepté de se tourner et de se tenir assis sur la marche, elle voit les coups sur les jambes, les plaies sur la poitrine qu’une déchirure du tricot expose – en oublie son cabas et ses courses, en oublie l’horaire et le repas, et l’aide doucement à se relever, puis avec grand soin à passer la porte, et, avec précaution, le soutient jusque dans la cuisine où elle le fait asseoir tout d’abord, puis – tandis que dans une casserole du lait chauffe –, le soigne, le nettoie, le panse, puis – tandis qu’une envie de malédiction envers Martial et Lydie la démange – lui fait boire son lait ; le lait qu’il avale lentement, le regard fermé, le bol tenu à deux mains, mouvement que Fleur suit des yeux en silence, toute remuée par la révolte qui en elle s’est substituée à l’indignation première et qu’accompagne curieusement une étrange petite joie à l’idée de cet imprévu qu’elle regarde soudainement comme une incartade – foucade ou fantaisie – dans le déroulement immuable de sa journée.
Mais cette pensée en appelant une autre, elle se rappelle tout à coup le cabas laissé sur le trottoir devant la porte, et quel que puisse être son état d’esprit – et la décision qui en découlera –, il lui faut bien aller le chercher, ne serait-ce que pour ne pas perdre ces denrées dont le gâchis lui serait insupportable...