Je sors à l'instant de l'une de ces expériences qui font que la vie n'est plus tout à fait pareille, que les choses sont un tout petit peu plus belles (ou bien elles ne l'étaient pas et le sont-elles tout à coup devenues ?). Ça s'appelle La Race maudite, c'est dans le Ste Beuve, et il y a dans ce chapitre l'une des plus longues et des plus belles phrases du monde. Une de ces phrases comme Faulkner en a tant usées, qui ne sont pas belles parce qu'elles sont longues, mais qui sont belles et longues, longues parce qu'elles doivent l'être et tant de longueur nécessaire ne peut confiner et aboutir qu'à de la beauté... Elle fait quatre pages et demi (en soi ce n'est pas si exceptionnel, les exemples sont multiples), quatre pages et demi durant lesquelles Proust parle, comme il ne l'a pas fait dans La Recherche, de l'homosexualité ; comme il ne l'a pas fait, car il livre ici d'un seul jet, spontanément (?), ce qu'il a sur le cœur, car il dit ici librement la détresse, la douleur, la peur, la honte de ces êtres qui ici ne sont pas des images végétales et animales, mais bien des êtres comme lui vivants et souffrants... Il ne s'agit pas de lui évidemment – d'autant que c'est censé être lu à sa mère –, mais de M. de Quercy, le premier Charlus, en qui il est difficile de ne pas le voir lui, Proust, ne serait-ce que par l'évocation du jeune homme solitaire sur la plage, puis égaré devant le Lycée Condorcet, mais aussi tant il s'agit là d'un cri, d'un désir irrépressible et presque incontrôlable de dire, d'en parler, et preuve en est – s'il s'agit bien d'une preuve – que jamais phrase de sa part n'a été plus éloignée de lui ; car s'il y a bien la longueur, s'il y a bien la construction et le style, il n'y a pas le même ton, il n'y a pas – et c'est peut-être unique, du moins à ma connaissance – le même souffle... J'avais dit, lorsque j'avais commencé à le lire, qu'il y avait entre lui et Faulkner une similitude au niveau du style, ou plus précisément au niveau de la phrase et de sa longueur, de sa construction, de ses digressions, etc.

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