J'ai passé la soirée dessus. Le titre, quoiqu'un peu racoleur, me faisait entrevoir autre chose. Malheureusement, c'est essentiellement biographique ; c'est dire que je n'y apprends pas grand-chose. Mais c'est bien fait ; clair et simple ; assez fin ; et cette lecture a le mérite de me remettre en mémoire toutes ces années passées à la quête des deux, l'œuvre autant que l'homme, et j'espère qu'elle m'incitera à me mettre enfin à ce que je me promets de faire (refaire) depuis ces années-là : m'y replonger... C'est en partie ce que j'ai fait, amorce : à un moment donné, je me suis levé et suis allé puiser dans la bibliothèque d'Éléonore (ma marcellothèque est au second) l'un des volumes de La Recherche au hasard : Albertine disparue. Je l'ai ouvert – également au hasard –, ai lu les premières lignes qui me sont tombées sous les yeux ; ça a aussitôt opéré, et j'en ai lu plusieurs pages, bouleversé, étourdi et, en définitive, ému... Cette lecture m'émeut. Proust m'émeut et, à un moment donné, en achevant un paragraphe, je me suis tourné vers Éléonore assise à côté de moi et lui ai simplement dit : « C'est magnifique... » Et puis, il s'est produit une chose étrange : je lisais et sur le rythme de la lecture s'en est imprimé un autre, un autre rythme qui l'a accompagné ; un rythme connu et familier. Puis sur le rythme, des mots, et ces mots, je les ai tout à coup reconnus : il s'agissait des miens. Pas ceux que je lisais, mais d'autres, les autres venus en surimpression. Et j'ai su de quoi il s'agissait. Il y a un passage particulier dans le Journal d'un homme en mai, un passage qui m'avait frappé lorsque je l'avais écrit, puis lorsque je l'avais relu juste après l'avoir écrit, et plus tard, plusieurs fois, ça m'avait frappé de la même manière, sans qu'il m'ait été possible de dire, de déceler ce qu'il avait de particulier. Ce passage m'est revenu en mémoire alors que je lisais et, tout à coup, je me suis aperçu que le rythme était identique, que les mots, s'ils étaient différents, auraient pu être les siens. Je me souvenais bien de ce passage, mais il me fallait le relire. Je l'ai retrouvé sous une forme abrégée dans La Belle année, au mois de mai, justement, et l'ai relu. C'était ça, c'était bien ça ; cela m'apparaissait clairement, c'est-à-dire que malgré moi, au sein de la rédaction précipitée et irréfléchie d'une relation du journal, j'avais écrit quelques lignes que Proust aurait pu écrire. Et c'est ce qu'il avait de particulier : ce passage, en-dehors de moi, moi qui dans ces circonstances, circonstances de la rédaction, n'était plus maître de moi, était de la main de Proust. C'est extrêmement troublant...

 

30 juillet 1998

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