Léo,

 

J’ai moi-même entamé la relecture (troisième, je pense) de La Recherche, il y a plusieurs mois (je me demande même, avant de vérifier, si je n’avais pas déjà commencé lors de ton dernier séjour ici ; en tout cas, je t’en avais parlé). Le but, après le simple fait de relire cette œuvre phénoménale, était de la lire lentement avec l’idée d’en faire une sorte d’analyse d’écriture, stylistique. Entre les lectures complètes, j’y retournais souvent pour ouvrir au hasard tel ou tel volume et en lire quelques pages. Ce qui m’avait frappé, à ces moments-là (mais je l’avais déjà noté lors de la première lecture il y a plus de vingt ans), c’était l’obscurité de certains passages, certaines phrases ; c’était aussi l’impression de « mal écrit ». Proust est devenu un classique. Je ne sais s’il sert de modèle en ce sens, mais il est un fait que le texte est parsemé de bourdes grammaticales, de maladresses, de lourdeurs, de phrases incompréhensibles, inachevées, etc. Ça n’enlève rien à sa qualité, et même, ça en fait, d’une certaine manière, sa qualité (ça y participe en tout cas) : c’est lui et aucun autre, c’est Proust, et il faut considérer sa force, sa dimension, sa puissance avec ses longueurs, ses erreurs et ses balourdises (je suis encore étonné aujourd’hui que ça ait pu être publié tel quel à son époque – le dîner chez les Guermantes est tout de même interminable et pas toujours « intéressant »). Je m’étais alors donné pour tâche de relever toutes ces scories, par curiosité, par jeu, avec, peut-être, l’idée d’en faire un texte du genre « Comment Marcel Proust écrit mal » ou « Comment Proust écrit très bien mal » (c’était aussi un bon prétexte pour me « forcer » à lire lentement). Je la lis très lentement, prends énormément de notes, j’en suis à Sodome et Gomorrhe II, sans souci de continuité dans la fréquence de lecture (tu peux, si tu le désires, consulter le site du Lys où tout est rapporté)… J’aurais beaucoup de mal à parler de Proust. Pendant longtemps, il a tenu une place prépondérante, voire capitale, dans ma vie et dans mon esprit ; j’associais l’homme et l’écrivain (ils ne font qu’un en l’occurrence et c’est l’une de ses forces, c’est ce qui fait, en partie, son unicité : l’homme et l’art se confondent, l’homme fait de sa vie une œuvre d’art – et c’est sans doute plus proche de l’art que de la littérature), j’ai lu énormément d’ouvrages à son sujet, sa correspondance, qui petit à petit ont créé une intimité entre lui et moi, au point qu’à une époque, j’aurais pu dire que je le considérais comme un frère. Comment parler d’un frère ? Je ne pense pas en le lisant, je me laisse aller, emporter, et je ne suis pas sûr de pouvoir en faire une quelconque analyse à chaud et ne suis pas sûr de vouloir m’y attacher à froid. Je ne m’attache qu’aux mots, qu’à la langue, qu’à cette capacité qu’il a, par les mots, par la langue, à produire ce que je pourrais appeler un état de grâce, un état tel que parfois j’en frissonne, à produire une dimension supérieure et vertigineuse qui étourdit et fait chavirer. Je ne saurais l’expliquer, l’analyser, c’est de l’ordre de l’inexprimable. C’est pour cela que, d’une certaine manière, le récit, les personnages, les faits, les événements, les réflexions (souvent agaçantes parce que généralisatrices – « on ») sont pour moi secondaires ; ils, elles ne concurrent qu’à créer l’état de grâce, un état hors de moi qui pourrait se nommer félicité. L’autre point, essentiel, primordial (et je me rappelle précisément t’en avoir parlé rue Alexandre, au premier, je revois parfaitement la scène, je venais tout juste de le découvrir), c’est sa réflexion sur la mémoire volontaire et involontaire (que tout le monde associe bêtement au simple souvenir, voir ce qui se lit et dit au sujet de la madeleine). Ça m’avait extrêmement frappé et me frappe toujours : l’extra-temporalité, l’arrêt ou la suspension du temps créé par la coïncidence de deux états qui disparaissent pour en créer un troisième qui est à la fois hors du temps et le temps lui-même. C’est magnifique. J’ai l’impression que La Recherche, ça n’est que ça (et qui pourrait donc s’appeler À la découverte du temps)... Je ne suis pas sûr de comprendre ce que tu veux dire par « bestiaire ». L’humour, oui, énormément (et parfois involontaire), surtout dans tout ce qui est consacré aux salons, à la description des personnages ridicules et souvent pitoyables qui les animent, particulièrement chez les Verdurin, et je souris souvent (et parfois ris) – je ne sais plus qui dit, Sollers il me semble, qu’on néglige souvent l’humour chez Proust. Le côté autistique, je ne sais pas ; il me semble que tout auteur, plongé dans une œuvre pareille, l’est forcément ; mais c’est peut-être plus accentué chez lui, d’autant qu’il a passé les dernières années de sa vie physique à vivre d’une manière autistique, justement, seul dans sa chambre capitonnée, malade et emmitouflé dans ses couvertures et à ne se nourrir que de caféine et de jus de poulet, à ne rien faire d’autre qu’écrire et écrire. Je ne me souviens pas précisément de Des Esseintes (n’est-ce pas Huysmans plutôt que Roussel ?) ; il m’en reste l’idée d’un homme refermé sur lui-même, qui ne vit qu’en fonction d’un monde intérieur qu’il adapte à l’extérieur (je vais le relire, c’est une bonne occasion) ; peut-être était-il lui-même autiste. Une chose dont je ne me souvenais plus du tout : la présence de Céleste Albaret dans le texte, qui (et si j’excepte le narrateur lui-même qui, à un moment donné, se nomme : Marcel) est la seule personne dont le nom n’a pas été changé et qui, à un moment donné (je ne sais plus où, dans Guermantes, je pense, il faudrait que je vérifie), prend une importance étrange et inexplicable. Peut-être était-ce un hommage à cette femme qui lui avait voué, dans l’abnégation la plus complète, plusieurs années de sa propre vie jusqu’à sa mort (celle de Proust)... Une fille qui te marche sur le corps ? Combien pesait-elle ? J’ai du mal à imaginer la scène. Et pourquoi faire ?... Je ne me porte pas trop bien, mais ce serait un peu long à raconter. En tout cas, ce n’est pas ma santé physique… À bientôt, Guy

 

21 août 2014