Les jumelles – les miennes, les leurs – vont de l’un l’une à l’autre, connues ou inconnues. Je prête volontiers les miennes, parfois même les propose ; en même temps, j’ai du mal à m’en défaire, car je veux voir le maximum pour raconter.
Mais pour raconter quoi ?... Il y a la vastitude du paysage, la masse de ce mont en face, et à son faîte, le groupe de ces étranges sculptures dont on ne sait dire ce qu’elles sont. Je sais ce qu’elles sont puisque j’ai vu leur construction, puis, à son fil, ai assisté à leur fonctionnement. Mais que reste-t-il de ces imposantes et singulières choses qui dans le lointain sont des troncs blonds d’arbres sectionnés ? J’ajuste, je regarde. J’ai mes jumelles. Mais d’autres n’en ont pas. C’est dire que, parmi nous, se crée une caste particulière, supérieure, en grade pourrait-on dire, qui, grâce à une double vue, une vue doublée, pourra assister de plus près ; pourra mieux voir, et peut-être savoir. Mais : nous sommes sur un bateau ; il n’y a que la mer, et puis, à l’horizon, l’apparition d’une côte, ou d’une trace quelconque qui avec la mer n’a plus rien à voir ; les passagers se pressent contre la lisse ; l’un d’eux a des jumelles ; il en use et voit, et désormais sait ; il dit (ou ne dit pas) : c’est une côte, c’est un navire ; on lui demande (ou pas) : quel genre de côte, quel genre de navire ?... Il le dit, ou ne le dit pas ; il peut choisir de se taire, de garder pour lui seul cette image qui pourrait lui faire croire qu’il sait, savoir qui n’aurait de sens que dans son langage. Car qui de celui qui embrasse la vastitude dans la confusion des détails qui la composent et de celui qui, dans le cercle étroit d’un plan ramassé discerne et peut nommer, a l’avantage du savoir ?...