1998
*
11 mai
Il ne reste plus un seul livre à l’appartement. Tout est en place à Roubaix ; ma bibliothèque, peinte et augmentée d’un meuble, trône dans le bureau d’Éléonore. Nous en sommes tous les deux ravis, c’est du plus bel effet...
Du fait de ma semaine de congés, j’ai pu utiliser mon bureau du grenier. J’aime beaucoup cet endroit...
Je ne suis pas vraiment décidé pour la fête du 14 juin. Est-ce une bonne idée ? Et combien cela va-t-il coûter, d’autant que mes ennuis bancaires se manifestent de nouveau ?...
15 mai
Je suis passé chez Venceslas voir le futur piano de Marian (3 mai 1898, un siècle juste). Magnifique. J’en ai profité pour tester la majorité de ses pianos, tous superbes, et je me demande s’il ne serait pas temps que je change le mien dont le clavier me gêne de plus en plus…*
Idée pour un livret Domicile conjugal que je remettrai aux invités à la fête du 14. Je me suis décidé à la faire, j’ai rédigé le texte de l’invitation cette après-midi**. À revoir pourtant (je parle du livret)...
* je l’ai toujours
** ce texte est introuvable (notes du 17 septembre 2021)
18 mai
Mon idée pour un livret Domicile conjugal-version littéraire : les trois fleurs, trois parties pour trois femmes, pour « mes » trois femmes : la première serait un extrait des Introspections, le passage que j’ai été amené à lire à Éléonore l’année dernière, relation de crise conjugale avec Lilas ; la seconde*, second* domicile conjugal, pourrait être celui de Montdevène, que j’ai investi il y a quatre ans (le mercredi de la lumière, par exemple) ; pour la troisième, je ne vois pas ce qui pourrait convenir. Quoi qu’il en soit, tout cela me paraît un peu trop intime pour être publié. Et que penserait Lilas de la publication de cette scène, et que pensera Éléonore si je publie le passage de la lumière concernant V. ?...
* deuxième (note du 17 septembre 2021)
23 mai
À midi, j’entamais l’impression de La Tache et du bulletin NS2. À 15 h 00, j’avais terminé ; une heure plus tard, commençait la troisième journée Tartes chez STAZI. J’avais promis à Mia de passer, avais le temps d’agrafer, de plier et de massicoter. Je suis passé à l’appartement. Dans les trois premières pièces, il ne reste plus que le piano – il partira jeudi ; dans le salon, les cadres, le sofa, la télé, la table, les fauteuils. Bref, tout sauf le buffet et le « coffre » ; je tenais à ce qu’il y ait une pièce « habitée » avant le déménagement final. La cuisine, la chambre et la salle de bains sont intactes. Je me suis installé à la table de la cuisine. Au bout d’un quart d’heure, la porte d’entrée s’est ouverte : Valérie, suivi d’un type que je ne connaissais pas, puis d’une fillette, et enfin de son ami. Pas de surprise : j’avais laissé les clefs à Valérie pour le weekend afin qu’elle puisse faire quelques travaux si elle le désirait. Mais surprise un peu tout de même, partagée : elle ne s’attendait pas à me trouver là, j’avais oublié qu’elle possédait les clefs. Ils étaient armés de pinceaux, pots de peinture, rouleaux. Nous nous sommes salués, puis ils se sont mis à leur tâche, je suis revenu à la mienne. Mais très vite, ça a été comme si je n’avais pas été là, comme si ce n’avait pas été eux qui entraient chez moi, mais moi qui m’étais glissé chez eux. Cela m’a mis mal à l’aise, un malaise que j’ai tâché de combattre, car il n’avait pas vraiment lieu d’être : c’est moi qui lui avais proposé les clefs. Mais vu mon attachement à cet appartement et ce qu’il m’en coûte de l’abandonner, il était explicable... J’étais dans la cuisine, face à la fenêtre et donc au mur où il n’y avait pas si longtemps se dressait la bibliothèque et où, à présent, il y avait deux hommes qui s’occupaient à décoller le papier. Je ne voyais pas Valérie. À un moment donné, pour je ne sais plus quelle raison, je suis allé dans le salon. Je l’ai découverte en train de laver le mur où une demi-heure auparavant étaient accrochés trois cadres. Où étaient-ils ? Et je lui ai dit : « Et mes cadres ? » Elle a souri, m’a répondu je ne sais quoi. Elle était juchée sur une échelle plantée à l’endroit où se tenait la table avec la télé et le magnétoscope ; elle les avait poussés, ainsi que les deux fauteuils et la table basse. Je n’ai rien dit, suis retourné à ma place. Lorsque je suis retourné au salon quelques minutes plus tard, le type inconnu était en train de repeindre le mur. Au milieu de la pièce avaient été poussés le sofa et la plante de la fenêtre... Je me suis demandé pourquoi, sur les quatre pièces, ils avaient précisément choisi celle qui était encore habitée, et où ils avaient pris le droit d’estimer qu’ils pouvaient impunément bouleverser un lieu qui n’était pas le leur (qui plus est, en ma présence), et s’ils allaient tout remettre en place ou maintiendraient leur position de nouveaux maîtres des lieux...
25 mai
État de tristesse, et tristesse est bien le mot. Hier soir, j’étais à côté d’Éléonore, dans le sofa de son bureau, là où se trouve désormais ma bibliothèque. Je lisais. Nous lisions, comme nous le faisons souvent depuis que j’habite cette maison, lire l’un à côté de l’autre dans ce sofa de ce bureau. Mais je ne lisais pas ; je n’ai pas retenu un traître mot de ce que j’avais devant les yeux. Je pensais à l’appartement, pensais aux trois années que j’y ai passées, aux liens qui m’attachaient à lui, et lui à moi, et qui, à mon étonnement, ne se défont pas. Au contraire. La fin approche et je me rends compte qu’en vérité ils étaient plus forts que je ne le pensais. Je disais que c’était le quartier que j’allais regretter, mais en définitive, c’est avant tout l’appartement. Mais aussi le quartier, Lille, l’appartement et ce que tout cela signifiait à la fois pour moi et pour les autres qui m’y ont connu, y sont venus. La première fois que j’y avais mis les pieds, j’avais pensé : « c’est chez moi, je suis chez moi ». Il n’était pas encore libéré, il n’était même pas dans l’intention d’Adolphe de le libérer, mais j’avais su aussitôt que j’y étais entré que ce lieu était mien, qu’un jour il serait à moi. Et il l’a été ; et aujourd’hui que je vais l’abandonner, il est encore à moi. Le déménagement allant, je m’en suis un peu détaché et le lien s’est desserré. J’ai appris tout doucement à le quitter. Je n’y habite plus, ne fais qu’y passer et, à chacun de mes passages, alors qu’il se vide petit à petit et que sa crasse se révèle à mesure, je me suis dit que je ne perdais pas grand-chose, sinon peut-être le privilège de sa situation dans le centre de Lille et dans ce quartier précisément. Lorsque j’y suis passé samedi, j’ai ressenti la même chose : un vague désintérêt, une légère indifférence. Puis ils sont arrivés et se sont mis à y toucher : les meubles, les cadres, et aussi les murs, ces murs sales et pourris qu’ils s’apprêtaient à rafraîchir, à rénover. C’est à ce moment-là que le lien s’est resserré. Ils étaient chez moi, ils entraient impunément chez moi et touchaient sans m’en demander la permission à ce qui m’appartenait : les meubles, les cadres et aussi les murs. J’avais dit à Valérie : « tu peux y aller quand tu veux faire des travaux », et je me suis aperçu à ce moment-là que je n’en avais pas la moindre envie et que je ne pouvais supporter qu’ils touchent à ce qui m’appartenait, en tout cas pas avant que je n’y sois plus, définitivement, moralement et physiquement. Ils sont entrés et ont fait exactement comme s’ils étaient chez eux : je l’ai immédiatement ressenti : je n’étais plus chez moi, j’étais un intrus. Ils me l’ont clairement signifié ; à leur insu, certainement, mais c’était inscrit dans leurs gestes, leur comportement, dans cette manière qu’ils avaient de s’y déplacer et de le toucher, alors qu’ils étaient chez moi. Et en écrivant cela, je me dis qu’à la réflexion, il s’agit sans doute du premier lieu de ma vie que je puisse appeler chez moi. Et c’est chez moi qu’ils vont s’installer, en posant leur nom à la place du mien sur la sonnette et sur la boîte aux lettres, et en mettant mon adresse sur leur courrier. Je ne peux pas supporter cette idée, comme il m’est difficile de supporter l’idée que je n’aurai plus cette attache avec Lille. Mais en vérité, ce n’est pas ça. La vérité est simple : je ne peux supporter l’idée de ne plus avoir l’appartement au 10 de la rue Manuel à Lille, même je n’y suis plus. Je n’y suis plus, mais il était là, comme en attente, et je savais qu’il était là. Je pouvais y passer quand je le voulais. Nous pouvions y passer, y rester ou ne pas y rester. Samuel y dormait, Neville* parfois y dort. C’était mon (notre) appartement de Lille et tout le monde pouvait en profiter. Aujourd’hui, des inconnus vont l’habiter. Et je dis bien inconnus même s’il s’agit de Valérie et de son ami. J’avais pensé qu’il était préférable que quelqu’un de proche l’occupe plutôt que des inconnus et que ce soit Valérie me ravissait. Mais je me rends compte que c’est exactement la même chose, et peut-être pire dans la mesure où je vais petit à petit assister à son installation et à sa transformation, lieu qui est mien, que j’ai laissé dans sa vétusté et que quelqu’un d’autre va transformer. Je ne supporte pas l’idée que quelqu’un d’autre le transforme. Je ne veux pas qu’on le transforme, qu’on le rénove...
* l’un des deux étudiants locataires d’Éléonore (note du 15 septembre 2021)
26 mai
Je suis passé à l’appartement. Il y avait des traces de peinture sur le sofa, et le mobilier n’avait pas été remis à sa place. Je bous. Une demi-heure plus tard, j’étais chez Valérie pour les pièces de Domicile conjugal ; je ne lui ai rien dit. Est-ce de la lâcheté ?...
Julien progresse, c’est plutôt encourageant. Mais une heure, c’est trop. Je ne sais toujours pas si je vais me « séparer » de lui ou non. Je ne sais décidément pas ce que je veux : j’aspire à la fin de mes ennuis financiers pour pouvoir arrêter les cours et à présent qu’elle se dessine, j’hésite à les arrêter. Il n’empêche que je réduirai dorénavant la durée des cours que je conserverai : trois-quarts d’heure au lieu d’une heure. À ce propos : pas de nouvelles de Line, ni de Farida, ni de Lucie, ni de Centime. On dirait que d’eux-mêmes, ils se retirent, doucement, avec précaution et délicatesse, pour ne pas trop me déranger, pour m’éviter peut-être un peu de remords...
27 mai
Le Gaveau est arrivé, quel ravissement, pour lui comme pour moi ! Doriane m’a fait un très beau cadeau : le fac-similé de Topographie anecdotée du hasard de Spoerri. (Je suis jaloux, j’aurais aimé faire ce livre…)
29 mai
Drôle de journée que celle-ci où, la pensée prise, je ne fais rien d’autre que de fumer et de me laisser aller. À la pensée, justement. La pensée toute entière offerte à Mercedes*. Que vaut-elle, comment est-elle exactement, combien va-t-elle me coûter, en essence, en frais divers ? Alors, je calcule, fais des comptes. Dans un mois devraient finir mes ennuis financiers et je crains déjà que l’argent que je pourrai enfin « économiser » ou du moins dont je pourrai enfin disposer ne passe dans cette voiture de collection qui est davantage un plaisir qu’une nécessité et m’avalera le peu d’argent qui me restera. Alors, je fais des comptes, et comme toujours, j’ai peur. Comment vont se présenter les mois, voire les années à venir ? Pourrai-je enfin souffler et ne plus me tracasser ? Alors, je fais des comptes. Et je pense au 14 juin qui me coûtera aussi de l’argent. Combien ? Alors, je refais des comptes, puis une liste des invités, sans compter ceux qu’imprudemment Jacques appelle de son côté : des sans-papiers et des amis à lui. J’en suis à quatre-vingt-sept... À cela s’ajoute la perte de l’appartement... Hier, il y a eu répétition, puis j’ai attendu Éléonore puisque nous devions y passer la soirée et la nuit. En l’attendant, j’ai regardé La vie de Bohème de Kaurosmaki. Elle est arrivée tard (où était-elle donc ?), cela m’a « permis » de passer trois heures pleines seul dans cet endroit vide que dans un mois je vais définitivement quitter. J’y ai mangé, seul, y ai joué un peu de piano, ai donc regardé cette cassette (sans vraiment pouvoir m’y attacher). Le salon a été repeint, la salle de la verrière est en chantier. À part le salon et le piano, tout est vide. J’ai considéré ce lieu vide et en cours de réfection. L’émotion de samedi s’est dissipée, ou du moins amoindrie. Je me dis que j’aime ce lieu vide et sale (et c’est vrai qu’il est sale) et qu’il est dommage que nous le perdions. Mais je pense que le plus gros est passé et que je pourrai désormais le quitter sans trop de remords, sans trop de « regrets »...
* nous venions d’acheter une Mercedes dans des puces, une splendide 280 SE de 1973, elle allait nous accompagner pendant plus de dix ans (note du 17 septembre 2021)
3 juin
Désert du journal. Ça empire. Je n’y pense même plus... Je cherche en vain ce qui s’est passé ce vendredi. Samedi, balade avec Mercedes, puis je suis passé chez Léo la lui montrer. Nous sommes allés en jouir sur l’autoroute, puis sur les routes de campagne ; il l’a conduite, nous jubilions comme des enfants. Dimanche, repas chez Guillemette. Mercedes force l’admiration de tous. Lundi, puces. Sur la route du retour, surchauffe du moteur, de la fumée s’est échappé du capot. J’étais désespéré, Éléonore m’a rassuré. Je l’ai portée chez Gaspard, le garagiste du bout de la rue, ce n’est qu’une durite. Je suis passé à l’appartement : Valérie y était avec sa mère et son petit. Nous nous voyons vendredi pour une répétition générale. Aujourd’hui, répétition chant, comme d’habitude, le mercredi, depuis le début des temps. Il reste à peine dix jours avant la fête ; à la fin de la semaine, j’envoie les invitations... Je travaille à Mr Gloom. Ça avance bien, mais ça ne sera jamais prêt pour la prochaine sortie. Je n’ai toujours pas constitué le dossier pour la Rue V...
Il fait bon. Tout va bien...
6 juin
L’éloignement du journal se précise et je m’aperçois que j’ai un mal infini à mettre de l’ordre dans mes idées. Je pourrais, du reste, l’exprimer autrement : le manque d’envie d’écrire ; encore que j’aie passé beaucoup de temps, ces derniers jours, à Mr Gloom. J’ai achevé la première partie (car il y en aura deux), je l’ai fait lire à Éléonore, ça l’a enchantée, et impressionnée (« impressive ! »). Moi-même en suis très content... Je me demande dans quelle mesure ce n’est pas le fait de « renouer » avec la fiction, c’est-à-dire un vrai travail de texte, qui m’éloigne du journal... Mercredi, répétition chant en prévision du 14 qui approche ; plus qu’une semaine, j’ai envoyé soixante invitations ce matin. Mise en place, instructions. Tout ne se passait pas trop mal jusqu’au moment où Marek a eu une crise de bouderie suite à diverses remarques que nous lui avions faites. C’est un enfant, et cet enfant me fait peur. Il est imprévisible, excessivement fragile. J’ai peur qu’il ne soit pas là au rendez-vous. Hier, j’ai vu Valérie pour les pièces. Elle bute encore sur Fa, mais l’ensemble est parfait. Son piano arrive dans la semaine. Nous ferons une répétition générale vendredi ou samedi. Si Marek n’est pas présent dimanche, je le remplacerai dans Fête-Dieu qui, quoi qu’il arrive, devra se faire. Nous annulerons Notre-Dame du Carmel et Thierry et Jacques feront Philippe et Jacques. Je n’ai toujours pas la moindre idée de la boisson à servir en clôture ; je la voudrais particulière, directement liée à l’événement...
Après beaucoup d’hésitations, j’ai finalement envoyé une invitation à Richard (je pense qu'il ne viendra pas)*... Je me demande combien de personnes répondront. Jusqu’à présent, je n’avais guère pensé à des désistements, ou très peu. C’est pour cette raison que des quatre-vingt-trois personnes prévues, je suis passé à soixante, en sachant déjà que Léo et Lucie ne pourront venir. J’ai envoyé les invitations aujourd’hui, elles n’arriveront pas avant mardi. C’est un peu court et il est possible qu’une bonne majorité de gens soient pris ce jour-là. De ce fait, je crains que nous ne soyons trop peu, ou plutôt que les personnes les plus proches et les plus proches** ne puissent répondre...
Atom, l’ami américain [sic] d’Éléonore, est passé ce midi. Nous nous sommes croisés, j’allais à Lille pour le constat des dégâts de l’appartement***. À mon retour, Éléonore m’a appris qu’il montait une affaire et avait besoin d’un traducteur. Il a pensé à moi. Traduction technique, travail régulier, une vingtaine de pages par semaine, bien payée. Elle et Samuel étaient tout excités. Moi pas. J’attends. J’ai trop connu de désillusions en ce sens. J’attends la confirmation, la certitude d’un réel engagement... (Valérie s’est abonnée...)
* il n’est pas venu
** « les plus chères » dans le manuscrit
*** fuites à la verrière suite à des pluies diluviennes durant la nuit (notes du 17 septembre 2021)
8 juin
J’ai dit à Julien que j’allais déménager et n'allais sans doute plus pouvoir lui donner de cours...
9 juin
J’ai passé une partie de la journée dans le grenier, à mon bureau. Après la saisie de mai 98, je suis allé chez Marian : nous sommes arrivés au bout d’En plus. Son père me parle normalement*...
* c’est Antek ; que s’était-il passé ? (note du 17 septembre 2021)
15 juin
Hier, jour de la Fête-Dieu, j’ai célébré mon départ de l’appartement où, durant trois années et au rythme de multiples rencontres, d’enregistrements, de répétitions, de leçons de piano, de grec et de latin, et de formidables émois, s’est déroulée ma deuxième vie. La troisième vient de commencer et je vais la concrétiser en suivant la troisième femme de mon existence. Une quarantaine de personnes ont répondu (avec quelques sans-papier que Jacques avait effectivement amenés avec lui). Dans l’appartement, il n’y avait que le piano blanc de Valérie ; c’est son premier objet à rentrer dans l’appartement en remplacement du mien qui a été le dernier à en sortir. Il y a eu quelques flottements au niveau du chant, mais tout s’est bien passé et je ne peux que nous féliciter et les remercier. Quant à Valérie, je m’incline, et la félicite autant que je la remercie (je n’ai même pas eu la présence d’esprit de le faire à ce moment-là ; n’ai même pas pensé à un bouquet de fleurs ; qu’elle ne m’en excuse pas)...
À l’issue du récital, nous avons servi des cocktails ; je les avais préparés dans trois saladiers avec l’aide de Jacques ; ils étaient accompagnés de sandwiches anglais confectionnés par Éléonore et des pâtisseries polonaises sorties des mains de Douchka*. Nous avions placé le tout sur la table de la cuisine en laissant la fenêtre fermée jusqu’à la dernière note**. Ça a été une réussite. Mercedes était garée en face ; j’y ai emmené Valérie (elle était estomaquée)…***
* une petite « Cosette » polonaise qu’Éléonore avait plus ou moins recueillie (note du 17 septembre 2021)
** la fenêtre de la cuisine donnait directement sur la salle à la verrière (note du 15 septembre 2021)
*** le 23 juin, c’est-à-dire près de dix jours plus tard, se conclut par cette phrase : « Je n’ai toujours rien dit de la fête. » J’ai été étonné de n’en trouver aucune trace par la suite et je me souvenais très bien de l’avoir relaté. Ce qui figure ci-dessus est extrait du Journal d’un homme en mai, seconde version (la première était uniquement consacrée à V.), entamé des années plus tard. Je me demande aujourd’hui si je ne l’avais pas écrit pour Mai et si, effectivement, je n’en avais rien dit dans mon journal. Dernière « bizarrerie » et non des moindres : Domicile conjugal a été enregistré : onze pièces interprétées par Valérie, la douzième (Fa que je voulais réécrire), par moi-même. Cela s’est fait à l’appartement et sur mon piano. Je n’en retrouve aucune trace et n’arrive pas à croire que je n’ai pas rapporté un fait d’une telle importance (pour elle qui s’était donné tant de mal, y avait consacré tant de temps, pour moi qui les voyais concrétisées). Ça me semble tout bonnement impossible. Dernier recours, puisque ce que j’utilise pour ce journal provient de la saisie : relire le manuscrit… Je pense que ça a dû se faire entre le 15 janvier où j’écris : « Nous avons reparlé de Domicile conjugal qu’il faudrait remettre en route… » et le jour de la fête (puisqu’à cette date Valérie avait joué sur son piano et que le mien était à Roubaix) et vraisemblablement peu de temps avant la fête. Mais je doute fort d’avoir sauté un passage, ne serait-ce que quelques lignes, à la saisie, et précisément celles-ci (note du 14 septembre 2021)
18 juin
Hier, mercredi 17 juin 1998 à 19 h 00, ultime répétition de chant. Nous avions décidé, d’un commun accord, d’en finir une bonne fois pour toutes. Nous nous étions fixés ce dernier mercredi pour enregistrer les pièces pour quatuor, coûte que coûte et quoi qu’il arrive et quelle que soit leur qualité. À 17 h 45, ils étaient tous les quatre face aux micros, moi devant eux. Nous avons fait quatre prises de Fête-Dieu et une dizaine de Notre-Dame du carmel. Nous avons écouté le tout rapidement. Je pense qu’aucune ne sera réellement satisfaisante, mais avec tout le stock en ma possession, je pense pouvoir parvenir, après montage, à un résultat correct. Merci à tous les quatre... Quoi qu’il en soit, ce n’est pas tout à fait fini. Il reste Philippe et Jacques ; Thierry et Jacques s’en chargeront avec le matériel de Thierry, et Henri-Joël, qu’ils travailleront ensemble avant que nous nous revoyons... À noter que mon dernier Revox valide a rendu l’âme et que ces ultimes et définitifs enregistrements ont été effectués sur le quatre pistes de Thierry...
J’ai sans doute effectué l’une de mes dernières visites à l’appartement. L’ami de Valérie y était, il ne m’attendait pas. J’étais de mauvaise humeur. Je pense que j’ai été un peu brusque avec lui...
Je passerai samedi matin pour vider la cave. Je laisse encore quelques dernières choses pour Samuel s’il désire y passer quelques soirées. Dimanche prochain, je viderai le reste...
22 juin
L’état des lieux sera signé vendredi. Valérie emménage samedi. Samedi, Éléonore part pour Jersey avec sa mère pour une semaine... Ultime cours à Julien. Je lui avais déjà parlé de mon déménagement et de mon éventuel arrêt à la rentrée, et dit qu’une « jolie et gentille jeune fille » allait me remplacer. Valérie, bien sûr. Ça ne l’avait pas inquiété outre mesure. Mais hier, je l’ai trouvé étrangement absent, fermé. Je suis accoutumé à ses petites crises d’éloignement, d’échappée, moments où, soudain, semblant ne plus rien voir, ne plus m’écouter ni même m’entendre, il plaque sa joue gauche sur le clavier et le regard lointain fait sonner par intermittence quelques notes au hasard. C’est ce qui s’est produit hier. Mais ça a été exceptionnellement intense et long, à ce point, comme il refusait de me répondre, que je me suis inquiété, et davantage lorsque, durant les dix dernières minutes, il s’est mis à jouer à la file tous ses airs préférés, en les enchaînant, sans répit aucun, sans aucune respiration, à grande vitesse et sur un rythme forcené. On l’aurait dit possédé, proche d’une espèce de transe. Je n’ai rien dit, l’ai laissé achever. Lorsqu’enfin il a cessé, il était l’heure pour moi de partir. C’est à peine s’il m’a regardé, à peine s’il m’a dit au revoir. J’en ai parlé à son père qui a souri. « Ne vous en faites pas, il était triste ; cela fait une semaine qu’il parle de votre départ. » J’ai regagné ma voiture, légèrement secoué, avec dans la tête des accents de remords et de renonciation. Mais, c’est décidé : c’est Valérie qui me remplacera en septembre...
23 juin
Cours latin/grec chez Tibère sans Léo qui travaille à la coupe du monde de football. Il n’y a pas eu de latin, Apollos avait oublié de nous remettre le texte. Nous avons eu du temps pour parler, musique, et plus précisément de la fête du 14. Tibère a souligné la difficulté technique des pièces vocales et a trouvé à Domicile conjugal des affinités avec Satie, que j’ai revendiquées, mais aussi à Feldman, ça m’a beaucoup étonné. Apollos, quant à lui, encore un peu ébloui par l’interprète dont le charme opère toujours sur lui, pensait que Valérie était l’autrice des pièces pour piano...*
Pour Domicile conjugal, Tibère parle de « musique climatique », en souligne le côté non-narratif, et conclut par cette chose qui me laisse songeur : « c’est une image sans pour cela que ça soit illustratif »...
* il est vrai que mon nom n’apparaît nulle part (note du 22 septembre 2021)
27 juin
C’est le jour de naissance de Laura, de Fanny, le jour de départ de Neville, le départ d’Éléonore, l’emménagement définitif de Valérie…
30 juin
Je suis passé à l’appartement après le bureau, ai pris le courrier – une facture et une carte postale qui, en réalité, je ne l’ai remarqué que chez Marian, était adressée à Valérie –, puis j’ai déposé dans la boîte une enveloppe qui contenait le dernier jeu de clefs et un mot de Gabriel : « Bienvenue rue Manuel. À bientôt. GBR. » Je voulais écrire « Bienvenue chez nous », mais au dernier moment j’ai renoncé. Bye bye Manuel. Je n’ai absolument rien ressenti en claquant la porte pour la dernière et ultime fois...