Sur l’insistance de l’institutrice, Mme Gant a autorisé Zilphia à se rendre à l’école et à en revenir seule, et chaque jour Zilphia ramenait ses camarades de jeu avec elle et elles faisaient à manger à l’aide de la cuisinière. Mais l’institutrice continuait de venir et d’insister sur le fait que Zilphia avait besoin de prendre l’air et de faire de l’exercice. Mme Gant l’a sommée de quitter le magasin ; elle l’a fait avec les mots qu’un homme adresse à un autre homme.
Mais elle a permis à Zilphia de rentrer à la maison avec ses amies deux fois par semaine. Elles venaient avec elle après l’école et Mme Gant leur demandait où elles allaient et ce qu’elles allaient faire, les questionnaient avec une suspicion froide et austère ; Zilphia, encore faible suite à sa maladie, fondait parfois en larmes et refusait absolument de sortir.
« Ta maman ne croit rien de ce que tu lui dis, n’est-ce pas ? » lui ont-elles dit un après-midi alors qu’elles jouaient dans la grange. Au-delà de la grange, la pâture descendait jusqu’à un fossé rempli des broussailles d’un cèdre et de ronces ; parfois elles s’y cachaient, et lorsqu’elles ont vu la silhouette qui s’y tapissait, Zilphia s’est précipitée pour la rejoindre. Les filles ont suivi, mais elle s’est retournée vers elles, le visage défait et les yeux pleins de désespoir.
« Vous n’avez pas intérêt ! » leur a-t-elle crié, « vous n’avez pas intérêt ! » Elles se sont arrêtées et l’ont regardée courir dans le fossé et disparaître de leur vue en gémissant. Elle s’est arrêtée haletante et tremblante face à sa mère. « Espèce de vieille... » a-t-elle crié, « espèce de vieille... » Sans un mot, Mme Gant lui a pris la main et toutes deux ont gagné le chemin pour le suivre jusqu’à la rue et rentrer : elle, la femme qui, en neuf ans, avait pris l’apparence d’un homme – au point qu’à l’âge de quarante ans, une ombre de moustache s’était dessinée aux commissures de sa bouche –, tête nue, en tablier de toile cirée, le giron noir orné d’aiguilles enfilées ; et elle, la jeune fille amaigrie par la maladie, bouche ouverte et blême telle celle d’un poisson, marchant comme une somnambule, oppressée et n’émettant pas le moindre son.
À sa treizième année, sa mère a commencé à lui examiner le corps chaque mois. Elle obligeait Zilphia à se mettre nue et à se tenir grimaçante devant elle tandis que la lumière brute tombait à travers les barreaux et que le gris de l’hiver se frayait un passage par la fenêtre et au-dessus du terrain vague.
Après l’un de ces examens – c’était au début du printemps –, Mme Gant a raconté à Zilphia ce que son père avait fait, et alors, comme libérées par la parole, ses neuf années de frustration et de rage impuissante se sont mises à bouillir, souillure du refoulement, de la rumination incessante d’une femme violente par nature et incapable de s’exprimer émotionnellement ; c’était comme un égout qui dégorge. Son langage était celui d’un homme grossier et brutal et, sous le poids de ses mots, Zilphia s’enfonçait, s’enfonçait, les yeux écarquillés, secrets et craintifs.
Après cela, Mme Gant a semblé s’être épuisée pour un temps. Elle voyait Zilphia aller et venir plongée dans une sorte d’apathie. Zilphia fuyait ses anciennes camarades de jeu. Elle s’est mise à marcher seule, d’un pas rapide et sans but, comme si elle fuyait quelque chose dont elle ignorait l’emplace-ment exact. Elle marchait dans la campagne ; de temps en temps, sa mère surgissait devant elle, elles faisaient demi-tour et retournaient ensemble à la maison, sans échanger le moindre mot. Est arrivé un moment où, pendant des jours, elles ne s’adressaient plus la parole, mais Zilphia dormait mieux grâce au bon air et à l’exercice.