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221 : « J’ai remis dans ma poche l’esponton et, morne comme un homme qui venait d’échapper à un danger mortel, j’ai donné un coup d’œil de mépris au lâche qui m’avait réduit à cela et je me suis acheminé à la voiture, où nous montâmes et où nous arrivâmes à Treviso sans qu’il nous arrive rien de sinistre. Mon compagnon, qui se sentait coupable, n’osa jamais m’exciter à sortir de mon silence. Je pensais à quelque moyen de me délivrer de cette compagnie qui avait tout l’air de devoir me devenir fatale.
     J’ai ordonné au maître de la poste de Treviso une voiture à deux chevaux pour Coneillan pour dix-sept heures précises ; il était alors quinze heures et demie. Je me sentais mourir d’inanition et j’aurais pu à la hâte manger une soupe ; mais un quart d’heure pouvait m’être fatal : j’avais toujours devant mes yeux une escouade d’archers qui me garrottaient. Il me semblait qu’étant rattrapé, j’aurais non seulement perdu la liberté, mais l’honneur. Je me suis acheminé à la porte Saint-Thomas et je suis sorti de la ville comme un homme qui allait se promener : après avoir marché un mille sur le grand chemin, j’en suis sorti pour ne plus y rentrer ; je me suis déterminé à sortir de l’Etat en marchant toujours entre les champs et non pas par Bassan, qui aurait été le plus court chemin, mais par Feltre : ceux qui se sauvent doivent toujours choisir le débouché le plus éloigné, car on poursuit toujours les fuyards par le chemin qui mène au plus voisin, et on les rattrape. »

 

955 : « Morne comme un homme qui venait d’échapper à un grand danger, j’ai donné un coup d’œil de mépris au lâche qui avait vu à quoi il m’avait réduit, et je me suis mis dans la calèche. Il se mit auprès de moi, et il n’osa jamais me parler. Je pensais au moyen de me délivrer de ce malheureux. Nous arrivâmes à Treviso, où j’ai ordonné au maître de la poste de me tenir deux chevaux prêts pour partir à dix-sept heures ; mais mon intention n’était pas de poursuivre mon voyage en poste : premièrement parce que je n’avais pas d’argent, et en second lieu parce que je craignais d’être suivi. L’aubergiste me demanda si je voulais déjeuner, et j’en avais besoin pour me conserver en vie, car je mourais d’inanition ; mais je n’ai pas eu le courage d’accepter. Un quart d’heure de perdu pouvait me devenir fatal. Je craignais d’être rattrapé, et de devoir en rester honteux pour tout le reste de ma vie, car un homme sage en pleine campagne doit défier quatre cent mille hommes à le dénicher. S’il ne sait pas se cacher, c’est un sot.

Je suis sorti de la porte de St-Thomas comme un homme qui allait se promener, et après avoir marché un mille sur le grand chemin, je me suis jeté aux champs avec intention de ne plus en sortir tant que je me trouverais dans l’État Vénitien. Le plus court chemin pour en sortir était celui de Bassan, mais j’ai pris le plus long, parce qu’au débouché le plus voisin on pouvait m’attendre, et j’étais sûr qu’on ne s’imaginerait pas que pour sortir de l’État je prendrais le chemin de Feltre, qui pour aller sur la juridiction de l’évêque de Trento était le plus éloigné. »

 

222 : « Après m’avoir dit qu’il ne me croyait pas si timide, il est allé faire la commission.. Ce malheureux était plus vigoureux que moi ; il n’avait pas dormi, mais dans la journée précédente il s’était nourri, il avait pris du chocolat et la prudence ne tourmentait pas son âme : avec cela, il était maigre ; j’avais l’air d’être dix fois plus fort que lui pour résister aux fatigues. Mais cela n’était pas vrai. »

 

956 : « Après m’avoir dit qu’il me croyait plus coura-geux, il alla faire ma commission. Ce malheureux était plus vigoureux que moi. Il n’avait pas dormi ; mais il s’était bien nourri la veille, il avait pris du chocolat, il était maigre, la prudence et l’honneur ne tourmentaient pas son âme, et il était moine. »

 

« Malgré que cette maison ne fût pas une auberge, la bonne fermière nous envoya un bon dîner par une paysanne. Le moine me dit qu’elle avait bien regardé le philippe et qu’elle l’avait soupçonné faux et qu’il l’avait assurée que son ami le paierait avec de la monnaie de Saint-Marc. Mon pauvre ami avait un peu l’air d’un voleur et la fermière avait raison. Nous avons fait, assis sur l’herbe, un excellent repas qui ne me coûta que trente sous. J’avais alors des dents qui ne trouvaient jamais la viande trop dure. »

 

« Malgré que cette maison ne fût pas une auberge, la bonne femme m’envoya par une paysanne un suffisant dîner qui ne me coûta que trente sous. »

 

224 : « Je lui ai indiqué la première auberge que, d’abord entré dans la ville, il trouverait à sa main gauche. Je lui ai dit que j’avais besoin de repos et que je ne pouvais me le procurer qu’avec une entière tranquillité d’âme et que, d’abord que je me verrais seul, quoique sans argent, j’étais sûr que Dieu m’inspirerait le vrai moyen de m’en procurer sans m’exposer au plus grand de tous les malheurs, qui était celui de me voir arrêté ; que nous devions d’ailleurs êtres sûrs qu’à l’heure qu’il était tous les archers de l’Etat devaient avoir été avertis de notre fuite par des exprès et avoir reçu l’ordre de nous chercher dans toutes les auberges et que le premier des signalements qu’on devait leur avoir envoyés devait certainement être que nous étions deux et que nous étions vêtus comme nous l’étions, dont lui, sans chapeau et avec un manteau de bout de soie, devenait le plus remarquable. Je lui ai vivement dépeint tout le déplorable de mon état et le besoin indispensable que j’avais de reposer dix heures libres de toute crainte, affaibli comme j’étais par une lassitude qui me rendait comme perclus de tous mes membres. Je lui ai montré mes genoux, mes jambes et mes pieds avec des vessies, car les souliers fort minces que j’avais, n’étant faits que pour marcher sur le beau pavé de Venise, étaient tout déchirés. Je devais, sans nulle exagération, périr de langueur dans la même nuit sans un bon lit, et je devais exclure tous ceux des auberges. A l’heure même où je parlais, un seul homme aurait pu me garrotter et me mener en prison, car je n’aurais pu lui faire aucune résistance. En lui représentant cela, je l’ai convaincu qu’allant chercher un gîte tous les deux ensemble, nous risquions d’être arrêtés sur-le-champ sur le simple soupçon que nous aurions pu être les deux qu’on cherchait. Mon cher compagnon me laissa terminer mon discours sans jamais prononcer le mot et m’écouta toujours avec la plus grande attention.
   Pour toute réponse il me dit en peu de mots qu’il s’attendait à tout ce que je venais de lui dire et qu’il avait déjà pris son parti là-dessus jusque du temps qu’il était encore en prison ; qu’il était décidé à ne pas me quitter, quand même cela aurait dû lui coûter la liberté et la vie. Une réponse si ronde et inattendue me surprit au plus haut degré. J’ai alors fini de bien connaître cet homme et j’ai vu qu’il ne me connaissait pas. Je n’ai pas différé une minute à exécuter un projet formé sur-le-champ et que l’exigence du cas me démontrait comme le seul remède contre une pareille brutalité ; il tenait du comique, mais je voyais en même temps qu’il pouvait terminer tragiquement. »

 

957 : « Vous m’attendrez à la première auberge à main gauche. J’ai besoin de dormir cette nuit dans un bon lit, et la Providence me le fera trouver, mais j’ai besoin d’y être tranquillement, et avec vous je ne peux y être tranquille. Je suis sûr qu’on nous cherche actuellement partout et que nos signalements sont si bien donnés, que l’on nous arrêterait dans toute auberge où nous serions entrés ensemble. Vous voyez mon état déplorable et le besoin indispensable que j’ai de me reposer dix heures. Adieu donc. Allez-vous en, et laissez que j’aille tout seul dans ces alentours pour me trouver un gîte.

– Je m’attendais déjà, me répondit-il, à tout ce que vous venez de me dire ; mais pour toute réponse je ne vous rappelle que ce que vous m’avez promis lorsque je me suis laissé persuader à rompre votre cachot. Vous m’avez promis que nous ne nous séparerions plus, ainsi n’espérez pas que je vous quitte, votre destinée sera la mienne, la mienne sera la vôtre. Nous trouverons un bon gîte pour notre argent, et nous n’irons pas aux auberges ; on ne nous arrêtera pas.

– Vous êtes donc déterminé à ne pas suivre le bon conseil que je vous ai donné.

– Très déterminé.

– Nous verrons. »

 

226 : « Je suis resté sans le sou et je devais passer deux rivières. Je me suis, malgré cela, bien félicité d’avoir su me délivrer de la compagnie d’un homme de ce caractère ; pour lors, je n’ai plus douté de sortir d’affaire. »

 

958 : « Malgré que resté sans le sou, et en devoir de passer deux rivières, je me suis bien félicité d’avoir su me délivrer de la compagnie d’un homme de ce caractère. Pour lors je me suis trouvé sûr de parvenir à sortir de l’État. »

 

C’est ici que s’achève le premier volume d’Histoire de ma vie,
tandis qu’il reste vingt-six pages au manuscrit d’origine...

 

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