Francko à Jacques

 

 

%reniflé, alors qu’il avait déjà englouti le sien et s’apprêtait à s’en servir un autre. C’est son regard qui m’a décidé, un regard où il y avait tout à la fois de l’incompréhension, de l’incitation et un vague reproche. Pourquoi ne boit-il pas, disait-il. Alors, avec une pensée brève pour maman, je l’ai porté à mes lèvres et, avec un mouvement sec de la tête qui m’a transporté des lustres en arrière, je l’ai vidé. Je dis des lustres, mais j’exagère, disons un lustre. Et c’était ici-même, à l’occasion d’un séjour identique, un enfant de chœur m’avait en quelque sorte « pris en main ». Ma mère tenait ce garçon en grande estime, peut-être en raison de sa voix qu’il avait si troublante. Celle-ci m’avait également fait une forte impression ce fameux soir où nous avions assisté ensemble à une répétition de la chorale pour la messe du 15 août. Comme il n’avait cessé de me fixer et me sourire, ma mère s’était penchée vers moi pour me souffler à l’oreille « il chante pour toi, mon ange !», et m’avait ensuite, entraîné par le bras jusqu’à lui pour le féliciter. Les présentations faites (il s’appelait Lucas), elle m’a laissé en sa compagnie et sans rien me dire, elle disparut. Lucas m’a pris la main et nous avons couru jusqu’au fond de la sacristie. Il a ouvert l’armoire, fait glisser les cintres de côté et poussé une porte dérobée qui s’ouvrait sur un escalier qu’éclairaient la lumière dansantes des bougies d’un chandelier surplombant une salle voûtée. Un groupe d’adolescents buvait à-même le goulot de la bouteille qui circulait. Plusieurs garçons et filles étaient affalés sur des coussins. Lucas a lancé à la ronde :« Je vous ai trouvé un petit français, s’appelle Antoinek ». Il a trouvé une tasse, l’a remplie et me l’a tendue en souriant, j’ai reniflé la liqueur et l’ai avalé d’un coup. L’alcool m’est tombé dans le ventre comme une boule en fusion qui, en une seconde, s’est transmise à tous les points de mon organisme. J’avais à peine posé mon verre qu’il l’a empli de nouveau ; je l’ai aussitôt englouti. Enfin il m’a parlé ; de ses paroles je n’ai gardé que peu de traces, mais ce dont je me souviens, c’est qu’une petite blonde m’a attiré vers elle, m’a embrassé aussitôt en ricanant, puis je vis arriver la bouche de Lucas se poser %sur la mienne pendant que plusieurs mains m’asticotaient le corps, les siennes ou celles de la fille, je ne savais pas. Je souviens de leurs rires, des bouteilles, puis plus rien. Si ! Je suis resté avec eux trois jours et trois nuits. En conclusion c’est la police, qui nous a jeté dehors au petit matin. Des bouteilles similaires se trouvaient maintenant sur la table. J’ai vidé deux verres, sitôt bus sitôt remplis coup sur coup. Alors l’homme est monté sur la table, a levé les bras comme pour imposer le silence et, tournant sur lui-même, tapant du pied et sans cesser de suivre des yeux mon regard, il m’a fait une étrange révélation qu’il a formulée ainsi : « Je suis ton père, Edek. » J’ai avalé mon troisième verre, me suis essuyé le visage à l’aide du mouchoir. J’ai observé sa figure, elle ne me plaisait pas, est-ce que je lui ressemblais ? Et cette familiarité, m’appeler Edek ! Ma mère, elle aussi, m’appelait ainsi, sitôt que nous avions passé la frontière polonaise. Etrange que ce prénom puisse signifier ‘’Le gardien du domaine’’ alors que dans sa version française, Antoine, il renvoyait si bien à ce que ma mère avait fait de moi : ‘’Au-delà de la louange’’. Me prenant alors par les épaules il m’a embrassé plusieurs fois sur la bouche, pleurant comme on sait si bien le faire ici. « … et ta mère est une drôle de dame. » J’ai avalé mon quatrième verre. « Comment cela, vous êtes le mari de ma mère? » Il a levé au ciel ses yeux baignés de larmes. « Pour tout dire, tes sœurs ne le sont qu’à demi. » « À demi ? » Il a rempli nos verres, nous les avons vidés dans un même ensemble. « Je ne peux pas être son mari, je suis le vicaire de Czestochowa depuis trente ans. J’aurais aimé l’être si le Saigneur ne m’avait pas appelé à lui. Un jour, il est arrivé, m’a parlé, et à ce moment-là, il a fallu que je choisisse ; alors, j’ai choisi de porter sa robe plutôt que de continuer à dégrafer celle de ta mère. » Il a sorti une deuxième bouteille et c’est alors que je me suis mis à pleurer aussi… Plus tard, la dénommée Ralda est entrée. Elle a eu un hoquet en nous voyant enlacés en sanglotant. ;