Guy à Francko
%Je ne sais plus ce qui m’a poussé à répondre à cet appel, sinon la soudaine opportunité de cesser de passer pour un idiot. J’ai rejoint discrètement la porte et suis sorti dans la ville mariale, maintenant plongée dans l’obscurité que trouaient de rares réverbères blafards, pâle concurrence à une incroyablement voie lactée, que venaient griffer parfois les étoiles filantes, si nombreuses en ce mois d’août. J’ai retrouvé l’inconnu sans difficulté, non parce qu’il m’était familier, mais parce que dès qu’il m’a vu m’approcher il est venu vers moi sans aucune hésitation. Il m’a saisi le bras et prié de le suivre, m’a tenu serré contre lui tout en marchant à grand pas, et nous avons emprunté nombre de ruelles qui s’assombrissaient en allant, jusqu’à un porche où le jour m’a semblé définitivement sombrer dans un oubli rassurant. Là, une femme se tenait, prostituée peut-être, à l’air aussi usé que le mur avec lequel elle se confondait presque. « C’est Ralda, une amie sûre. Elle était maquilleuse à Damas. Je vous la présenterai plus tard. Venez. » Il m’entraînait vers un escalier raide. Deux étages au-dessus il m’a invité à passer la porte d’une pièce exigüe, refermée derrière nous avec une lenteur étonnante, avant de m’inviter à m’asseoir sur un sofa à deux places, puis de prendre l’autre qui lui faisait face. Une table basse nous séparait. Il l’a époussetée de la main après m’avoir proposé un verre d’eau de vie de la demi-bouteille qu’il avait sortie de la poche intérieure de sa gabardine. Elle était à moitié pleine. Il a fait apparaître un mouchoir dont il s’est servi pour l’essuyer avant de la poser sur la table ; puis il a sorti deux petits verres de cristal de son autre poche intérieure, les a disposés entre lui et la bouteille de manière à ce que tous trois forment un triangle. J’avais tressailli à la vue de l’étiquette, j’ai blêmi face à la figure qu’il venait de composer. D’un geste expert, il a dévissé le bouchon, a rempli les verres à ras-bord ; il m’a tendu le mouchoir, puis mon verre et tapant du doigt le dessous du sien, m’a fait comprendre de le boire d’un trait. Il y a eu une secousse en moi ; il y avait bien longtemps que je n’avais pas touché à cet alcool qui, à une époque, avait failli me rendre fou. Je l’ai %reniflé, alors qu’il avait déjà englouti le sien et s’apprêtait à s’en servir un autre. C’est son regard qui m’a décidé, un regard où il y avait tout à la fois de l’incompréhension, de l’incitation et un vague reproche. Pourquoi ne boit-il pas, disait-il. Alors, avec une pensée brève pour maman, je l’ai porté à mes lèvres et, avec un mouvement sec de la tête qui m’a transporté des lustres en arrière, l’ai avalé d’un coup. L’alcool m’est tombé dans le ventre comme une boule en fusion qui, en une seconde, s’est transmise à tous les points de mon organisme. J’avais à peine posé mon verre qu’il l’a empli de nouveau ; je l’ai aussitôt englouti. Enfin il m’a parlé ; de ses paroles je n’ai gardé que peu de traces, mais ce dont je me souviens, c’est de leur conclusion qu’il a formulée ainsi : « Je suis ton père, Edek. » J’ai avalé mon troisième verre, me suis essuyé le visage à l’aide du mouchoir. Ma mère, elle aussi, m’appelait ainsi, sitôt que nous avions passé la frontière polonaise. Etrange que ce prénom puisse signifier ‘’Le gardien du domaine’’ alors que dans sa version française, Antoine, il renvoyait si bien à ce que ma mère avait fait de moi : ‘’Au-delà de la louange’’. Me prenant alors par les épaules il m’a embrassé plusieurs fois sur la bouche, pleurant comme on sait si bien le faire ici. « … et ta mère est une drôle de dame. » J’ai avalé mon quatrième verre. « Comment cela, vous êtes le mari de ma mère? » Il a levé au ciel ses yeux baignés de larmes. « Pour tout dire, tes sœurs ne le sont qu’à demi. » « À demi ? » Il a rempli nos verres, nous les avons vidés dans un même ensemble. « Je ne peux pas être son mari, je suis le vicaire de Czestochowa depuis trente ans. J’aurais aimé l’être si le Saigneur ne m’avait pas appelé à lui. Un jour, il est arrivé, m’a parlé, et à ce moment-là, il a fallu que je choisisse ; alors, j’ai choisi sa robe plutôt que celle de ta mère. » Il a sorti une deuxième bouteille et c’est alors que je me suis mis à pleurer aussi… Plus tard, la dénommée Ralda est entrée. Elle a eu un hoquet en nous voyant enlacés en sanglotant. ;