Francko à Guy

 

 

%de votre poche, n'est-ce pas ? » J'ai sursauté, me suis retourné, mais celui qui m'avait parlé - à la gravité de la voix assurément il s’agissait d’un homme - n'était déjà plus qu'une ombre sur laquelle se refermait à la porte. Personne dans le salon ne semblait avoir remarqué son manège. Je baissais les yeux. À mes pieds, une enveloppe entrebâillée m'invitait à découvrir son contenu. J’ai regardé ma mère, emportée dans sa discussion sans fin sur les enfants qui ne vous apportent que soucis et désenchantement lorsque ce sont des filles et dont moi, ce garçon tant attendu, j’étais par miracle, le contre-exemple absolu. Coutumier de ces odes à mon statut d’enfant privilégié, je savais que j’en avais pour un moment. Je me suis penché et ramassais discrètement le pli. Je l’ai d’abord mis dans la poche de ma veste et rabattant de deux doigts le volet de l’enveloppe, j’en extrayais la lettre. Ma mère poursuivait son monologue, arrivait maintenant à sa phase lyrique et s’élançait justement dans sa tirade favorite, volée à un vieux poète africain : « Certains arbres ne supportent pas le gel. Si une branche d’un de ces arbres se casse du fait d’un gel trop prolongé, supposer que la douceur d’un nouveau cycle puisse la faire renaître est une illusion d’une vanité sans nom qui feint d’ignorer la douleur de l’arbre, causée par le gel et la fracture, aussi par la douceur elle-même dans sa prétention à ramener la branche meurtrie à la vie. » Sous cette phrase énigmatique, je ressentais parfois comme un reproche dissimulé à mon insouciance, mais ma mère avait conquis son public qu’elle achevait de sidérer par un long silence, pendant lequel elle ne cessait de me fixer tendrement en sanglotant. Puis elle était repartie de plus belle, me laissant ainsi le temps à mes affaires. Je sortis la feuille de ma poche et la plaçai entre mes jambes, sur la banquette. Au centre du papier, mon prénom en majuscules suivi d’un point d’exclamation un tant soit peu démesuré. Plus bas, tracée d’une main ferme, d’une écriture un peu hachée, se trouvait une autre phrase tracée plus vivement, et plus hachée encore : « Prétextez de devoir vous rendre aux cabinets. Sortez par l’arrière de la cour. Au bout de la ruelle prenez à gauche jusqu’au parc qui jouxte l’église. N’ayez aucune crainte. Je vous en prie, retrouvez-moi. »

%Je ne sais plus ce qui m’a poussé à répondre à cet appel, sinon la soudaine opportunité de cesser de passer pour un idiot. J’ai rejoint discrètement la porte et suis sorti dans la ville mariale, maintenant plongée dans l’obscurité que trouaient de rares réverbères blafards, pâle concurrence à une incroyablement voie lactée, que venaient griffer parfois les étoiles filantes, si nombreuses en ce mois d’août. J’ai retrouvé l’inconnu sans difficulté, non parce qu’il m’était familier, mais parce que dès qu’il m’a vu m’approcher il est venu vers moi sans aucune hésitation. Il m’a saisi le bras et prié de le suivre, m’a tenu serré contre lui tout en marchant à grand pas, et nous avons emprunté nombre de ruelles  qui s’assombrissaient en allant, jusqu’à un porche où le jour m’a semblé définitivement sombrer dans un oubli rassurant. Là, une femme se tenait, prostituée peut-être, à l’air aussi usé que le mur avec lequel elle se fondait presque. « C’est Ralda, une amie sûre. Elle était maquilleuse à Damas. Je vous la présenterai plus tard. Venez. » Il m’entraînait vers un escalier raide. Deux étages au-dessus il m’a invité à passer la porte d’une pièce exigüe, refermée derrière nous avec une lenteur étonnante, avant de m’inviter à m’asseoir sur un sofa à deux places, puis de prendre l’autre après m’avoir proposé un verre d’eau de vie de la demi-bouteille qu’il avait sorti de la poche de sa gabardine. Il m’a tendu mon verre et tapant du doigt le dessous du sien, m’a fait comprendre de le boire d’un trait.. Enfin il m’a parlé ainsi : « Je suis ton père, Edek, » Ma mère, elle aussi, m’appelait ainsi, sitôt que nous avions passé la frontière polonaise. Etrange que ce prénom puisse signifier ‘’Le gardien du domaine’’ alors que dans sa version française, Antoine, il renvoyait si bien à ce que ma mère avait fait de moi : ‘’Au-delà de la louange’’. Me prenant alors par les épaules il m’a embrassé plusieurs fois sur la bouche, pleurant comme on sait si le faire ici. « … et ta mère est une drôle de dame. »  « Comment cela, vous êtes le mari de ma mère? » « Pour tout dire, tes sœurs ne le sont qu’à demi. » Je ne peux pas être son mari, je suis le vicaire de Czestochowa depuis trente ans. Plus tard, la dénommée Ralda est entrée. ;