Jacques à Francko

 

 

%sourire, elle m’a demandé pourquoi je n’avais pas chanté avec elles, pourquoi j’avais préféré concentrer toutes mes pensées sur les vibrations du bois sous mon séant. Tourneboulé et interdit, j’ai rougi et de ma bouche est sorti le son sec d’un claquement de gorge semblable à un fouet fluide, et, dans la seconde suivante, une voix qui ne semblait pas m’appartenir : « Mais j’ai chanté, je n’ai même fait que ça, chanter ! » Comme pour la convaincre, j’ai fait « la la la » en bredouillant quelques vagues mots de latin. Elle a approché son visage du mien et comme je refermais la bouche : « Je veux bien vous croire, mon petit, mais, si vous avez vraiment chanté, par quel trou est-ce passé ? » J’ai rougi de plus belle. « En tout cas, moi, je ne l’ai pas entendu », a dit sa voisine, les lèvres en cul de poule. « Eh bien, moi, je peux vous affirmer qu’il a chanté ! » s’est exclamée maman. « N’est-ce pas, mon Edek, que tu as chanté ? » Dans un même ensemble, les deux femmes ont tourné la tête dans sa direction. Maman s’est levée, approchée d’elles, et toutes trois ont commencé à se chamailler. Ça a duré un petit moment, jusqu’à ce qu’elle leur propose d’en discuter autour d’un thé. « Moi, je ne peux pas », a dit la première. « Moi, je veux bien », a fait la seconde en se levant..

Retourné et étourdi, je me suis levé à mon tour et nous sommes rentrés avec la dame (que maman tutoyait déjà) à l’auberge où nous logions, une sorte d’isba d’imitation russe ou, plus vraisemblablement, vu le caractère d’authenticité rustique qui s’en dégageait, prélevée telle quelle d’une steppe du Caucase. Nous nous sommes installés à une table près de la porte d’entrée, un serveur s’est approché. « Trois thés », a dit maman. Puis elle s’est mise à parler de moi à la dame, à lui faire mon éloge, alors que je parvenais avec peine à lui cacher mon trouble, à faire disparaître de mes joues la rougeur qui l’envahissait encore – tout en écoutant maman, la dame ne cessait de me dévisager comme si j’étais à moitié idiot. Le serveur est revenu, a posé les trois thés sur la table. C’est alors qu’on me frappa à l'épaule : « Quelque chose est tombé %de votre poche, n'est-ce pas ? » J'ai sursauté, me suis retourné, mais celui qui m'avait parlé - à la gravité de la voix assurément il s’agissait d’un homme - n'était déjà plus qu'une ombre sur laquelle se refermait à la porte. À mes pieds, une enveloppe entrebâillée m'invitait à découvrir son contenu. « Certains arbres ne supportent pas le gel. Si une branche d’un de ces arbres se casse du fait d’un gel trop prolongé, supposer que la douceur d’un nouveau cycle puisse la faire renaître est une illusion d’une vanité sans nom qui feint d’ignorer la douleur de l’arbre, causée par le gel et la fracture, aussi par la douceur elle-même dans sa prétention à ramener la branche meurtrie à la vie. » Sous cette phrase énigmatique tracée d’une main ferme, d’une écriture un peu hachée, se trouvait une autre phrase tracée plus vivement, et plus hachée encore : « Prétextez de vous rendre aux cabinets. Sortez par l’arrière de la cour. Au bout de la ruelle prenez à gauche jusqu’au parc qui jouxte l’église. N’ayez aucune crainte. Je vous en prie, retrouvez-moi. »

Je ne sais plus ce qui m’a poussé à répondre à cet appel, sinon la soudaine opportunité de cesser de passer pour un idiot. J’ai retrouvé l’inconnu sans difficulté, non parce qu’il m’était familier, mais parce que dès qu’il m’a vu m’approcher il est venu vers moi sans aucune hésitation. Il m’a saisi le bras et prié de le suivre, m’a tenu serré contre lui tout en marchant à grand pas, et nous avons emprunté nombre de ruelles  qui s’assombrissaient en allant, jusqu’à un porche où le jour m’a semblé définitivement sombrer dans un oubli rassurant. Là, une femme se tenait, prostituée peut-être, à l’air aussi usé que le mur avec lequel elle se fondait presque. « C’est Ralda, une amie sûre. Je vous la présenterai plus tard. Venez. » Il m’entraînait vers un escalier raide. Deux étages au-dessus il m’a invité à passer la porte d’une pièce exigüe, refermée derrière nous avec une lenteur étonnante, avant de m’inviter à m’asseoir sur un sofa à deux places, puis de prendre l’autre après m’avoir proposé un verre d’eau. Enfin il m’a parlé ainsi : « Je suis ton père, Edek, et ta mère est une drôle de dame. Pour tout dire, tes sœurs ne le sont qu’à demi. » Plus tard, la dénommée Ralda est entrée. ;