Jacques à Guy

 

 

Ma première vie n’eut rien de bien reluisant. La vanité de mes rares entreprises, aussi bien celle de mes inactions - autant de veules et lâches soumissions - ne pouvaient alors m’apparaître tant j’ai été si longtemps peu maître de moi, de mes émotions et des pulsions qui me gouvernaient sans que pour autant j’y cède délibérément. Un naturel doux et passif, une obéissance appréciée m’ont procuré les bonnes grâces d’une mère démesurément dévote mais tyrannique envers les rebelles à son moralisme intéressé ; or, mon penchant pour un laisser-aller hébété n’était pas pour éveiller en moi une âme vouée à une quelconque insurrection, et ce faisant la vie allait d’un train lent mais assuré du pas martial de maman, et mon apathie faisait de moi, Antoine, l’unique garçon, l’enfant gâté de la famille nombreuse que nous formions et transformait ainsi et enfin mes cinq sœurs en autant de servantes attitrées, sinon de bêtes de somme attachées au domaine d’où deux d’entre elles purent un jour s’échapper seulement au prix du mariage. Celles-ci ne le firent d‘ailleurs que bien tardivement et je peux confirmer qu’aucune vierge n’est sortie seule de la maison avant l’âge de 27 ans, même pour l’office dominical de la messe. Aucune solidarité n’a non plus jamais lié ces filles chez qui la délation inspirée par ma mère pimentait seule leur existence insipide de sournoises férocités. Tout ce qu’elles avaient pu sauver d’un peu d’amour de l’autre en elles se reportait sur moi qui encaissais ces faveurs avec l’indifférence et l’exigence de l’habitude, et des lâchetés propres aux victimes consentantes.

A l’âge de 22 ans, alors que ma génération s’emballait pour Katmandou, ou le Népal, j’accompagnai encore ma mère dans son pèlerinage estival à Czestochowa, en Pologne : son soutien à la foi exemplaire de ce peuple singulièrement croyant. De constitution fragile, je fus toujours dispensé d’accomplir le parcours à genoux. Elle, se gardant bien d’imiter ces vieilles campagnardes qui entament leur chemin de croix un bon kilomètre en amont de la chapelle, et dont je savais qu’elle feignait d’en ignorer l’exploit, ma mère s’agenouillait au deuxième tiers de l’allée centrale. Moi, je l’observais progresser dans sa douleur affichée parmi les ex-voto pour enfin parvenir à l’autel, là où l’acte d’éclat consistait in fine à se laisser tomber d’un bloc, bras en croix, face contre les dalles. Sa technique était au point, elle avait petite taille %et mamelles aguerries. Un bref feulement venait supplanter ce son du choc du front sur la pierre qui chaque fois, chez d’autres pèlerins, m’épouvantait. Le reste du séjour consistait en achats de bondieuseries la journée, en vêpres le soir, à l’heure du chant des femmes et dont la ferveur m’émouvait parfois aux larmes.

Ce soir-là, les bancs côté hommes étaient tous occupés. Je rejoignis ma mère qui élargit pour moi l’espace entre deux polonaises au foulard fleuri et m’installai à son côté. Immédiatement saisi d’une vive émotion par ma soudaine promiscuité avec les chants, je sentis sous moi la présence du banc, soudain mis en vie par les vibrations des corps chantants. Ce banc transmettait à mes fesses et à mon anus une douce excitation, presque incongrue comme s’il s’agissait d’une main caressante, et pourquoi pas celle de ma voisine, comme si je m’étais assis dessus.

Cette pensée me troublait tant que j’ai été pris de curiosité  pour celle qui transmettait au banc une vibration si intense. Ce ne pouvait être ma mère, elle simulait ferveur et chant, aussi j’ai lentement tourné la tête vers la gauche pour observer le visage ceint de fleurs tissées d’une femme sans aucun doute plus jeune que ma mère, mais toutefois mûre, et empourprée d’une ferveur inquiète, presque inquiétante. C’était alors le Te Deum, et j’ai passé le temps des vêpres attentif au moindre geste de ma voisine. Je m’étais peu à peu dégagé du contact avec ma mère pour me serrer contre elle, sensible non seulement à l’excitation communiquée, à chaque chant, par la fibre cirée dessous mes fesses, mais aussi par le contact étroit partagé avec l’épaule, une partie du bras qu’elle tenait croisé avec l’autre contre sa poitrine, et la hanche droite de cette femme qui faisait davantage que m’intriguer pour les sensations qu’elle me transmettait. Chaque fin de chant calmait l’agitation du banc, j’étais alors à l’écoute de sa respiration qu’elle avait calme dans les temps de repos et prières muettes, qu’elle emballait pour rythmer, soutenir les chants. L’office terminée, elle s’est tournée vers moi ; avec un léger sourire elle m’a demandé pourquoi je n’avais pas chanté avec elles. Tourneboulé, j’ai rougi et de ma bouche est sorti le son sec d’un claquement de gorge.

Rentrés avec maman à l’auberge où nous logions, alors que je parvenais avec peine à lui cacher mon trouble, on frappa à la porte. ;