Francko à Guy
%venait de me raconter une partie de mon histoire, c’était impossible et ce maman-là était de trop ; à lui seul il dévoilait la supercherie.
Il y eut un long silence pendant lequel m’est revenue en mémoire une impression de la veille, l’assurance qu’une deuxième vie commençait pour moi, très amusante, avec en prime le souvenir par avance de fabuleuses années passées en compagnie de Ralda, ce dès qu’elle m’avait collé à elle après m’avoir séparé de mon prétendu père, avant même de l’avoir quitté. J’ai frémi. Ainsi il s’agissait d’une fable… La sensation d’être l’objet d’une machination rendait cette fable soudain effrayante, en même temps qu’elle excitait en moi une part endormie, inconsciente, toutefois suffisamment puissante pour m’empêcher de fuir à toutes jambes. Cependant, le silence n’avait que trop duré, il me fallait le rompre. J’ai repris le fil de l’histoire de Ralda, pour donner le change : « Et qu’est-ce qu’il y avait sur ce mot ? » Elle a dégluti, puis, en détachant les syllabes : « Pour-quoi t’es-tu dé-ro-bée ? » Et elle s’est tu… Visiblement elle était troublée. Moi aussi car j’ai douté d’avoir entendu : « Pour-quoi l’as-tu dé-robé ? » Je ne savais que dire, et pourtant j’ai bredouillé : « Et vous êtes venue en Pologne pour retrouver le petit sacristain ? » Ralda est restée silencieuse, alors j’ai continué sur cette voie : « Pourquoi pensez-vous qu’il s’appelle Lukas ? Est-ce le même Lukas que mon Lucas ? » Elle a juste relevé les sourcils en guise d’assentiment puis a reniflé un grand coup avant de s’essuyer les yeux dans sa serviette. Et en désignant le chat du menton, elle a ajouté : « C’est lui, Vladimir, qui m’a dit qu’il était ici… » J’ai caressé le chat derrière les oreilles avec l’arrière-pensée que j’avais là, sous les doigts, un des instruments de la mystification, mon père sous une autre forme, avec un corps d’une souplesse étonnante, un autre rôle pour le repriseur de louches !
Le lendemain, la une des journaux annonçait : « Double assassinat dans la rue Morze-Boguskie. Un bain de sang ! Bogomila W. est arrivée comme chaque matin pour faire le ménage au presbytère. C’est en entrant dans la chambre à coucher qu’elle a découvert les corps lacérés sur le lit, gisant dans une mare de sang. Affolée, elle est ressortie pour appeler de l’aide. Une %fois sur place, la police a identifié les cadavres comme étant le vicaire Vladimir Zobin, résident du lieu, et vraisemblablement Lukas Ben Salem, 24 ans, secrétaire de l’archevêque de Damas actuellement en mission à Czestochowa. Les victimes semblent, aux dires du médecin légiste, avoir été assaillies par un félin de grande taille mais aucune trace n’aurait été décelée quant à la manière dont le fauve serait entré puis sorti du presbytère. Qui a donc introduit l’animal ? La réponse réside peut-être dans le papier retrouvé dans la boîte aux lettres. S’il reste pour l’heure indéchiffrable, on croit déjà savoir qu’il s’agirait d’un alphabet glagolitique. La police privilégie la piste d’une secte chrétienne. »
Un frisson m’a parcouru l’échine, alors que Vladimir lustrait la sienne sur ma jambe de pantalon. Ralda m’avait repris le journal tout en m’observant. « Je crois que je t’ai cueilli à temps, Antoine, tu ne crois pas ? » Pourtant le danger mortel auquel je semblais avoir échappé et qu’elle me signifiait n’arrivait cependant pas à prendre corps en moi. Seule la mort de Lucas m’envahissait. Qui était-il donc en fin de compte ? Que faisait-il chez mon père ? Quel jeu jouait-t-il ? « Ralda, il faut que nos remettions la main sur ma mère le plus vite possible, elle nous doit quelques explications ! ». Elle m’a regardé d’un air sceptique : « Tu ne trouves pas qu’elle t’aura comme ‘’oublié’’ depuis deux jours, ta bigote de mère ? » Mais Ralda s’était levée et enfilait déjà ses souliers. Nous sommes sortis en direction de l’auberge où nous étions descendus, maman et moi. Ralda marchait devant, le chaton sur l’épaule. Arrivé à l’hôtel, j’étais en nage. J’ai demandé la clé à la réceptionniste qui me l’a tendue, accompagnée d’une enveloppe. « Votre mère est sortie, monsieur Antoine, elle m’a dit de vous remettre ça. » Je me suis assis. Ralda nous servait du thé d’une bouteille thermos cueillie au bar pendant que je décachetais l’enveloppe. J’y trouvais un bristol avec ces étranges caractères :
Ralda est venue se poser derrière moi et a lu au-dessus de mon épaule. « LUKAS = LE CHAT… C’est comme dans le journal ! On va l’attendre ici, ta mère… » Un peu plus tard, en jetant un œil par la fenêtre, j’ai vu ma mère remonter la rue au bras de Lucas. C’étaient eux, sans aucun doute. ;