Jacques à Francko

 

 

%suis aperçu qu’il y avait un objet sur la table ; je l’ai regardé : c’était l’épluche-légumes. Il était là, au milieu de la table, comme un animal battu qui attend désespérément le retour de son maître. Je l’ai fixé durant quelques secondes, puis j’ai ouvert le frigo. Maman a toujours eu l’obsession de la faim, de la misère et elle ne pouvait supporter l’idée qu’un frigo ne soit pas entièrement plein, au point qu’il ne se passait pas une journée sans qu’il n’en tombe quelque chose lorsqu’on ouvrait la porte. Ça m’exaspérait, et lorsqu’à ce moment-là je l’ai tirée à moi, l’exaspération est montée, comme un réflexe, et je voyais déjà un poireau, une bouteille de lait, un pot de yaourt, un bout de camembert s’échouer à mes pieds. Mais à ma stupéfaction il n’en est rien tombé : il était totalement vide. Je l’ai refermé, sans parvenir à y croire ; ce vide-là était invraisemblable, il ne pouvait être qu’une hallucination, le produit de mon imagination… oui, une illusion, la simple  représentation du vide de mon esprit à cet instant, alors j’ai ouvert la porte du frigo une seconde fois, décidée à refuser les apparences. J’ai avancé la main vers une bouteille de lait à l’endroit où elle aurait dû se trouver, persuadée qu’elle allait se matérialiser sous mes doigts, mais ils n’ont rencontré qu’un air froid incapable de calmer la faim qui me tenaillait. Heureusement, il restait le petit congélateur juste au-dessus où il y avait toujours de la crème glacée et de la viande. Avec le peu de forces qui me restait, je l’ai ouvert. Il n’était pas vide ; mais à la place de la glace et de la viande, il y avait la robe d’enfant de chœur roulée en boule avec un mot posé devant ; il était de sa main. Mais où était-elle ? Où était maman ? » J’avais les larmes aux yeux, elle avait dit « maman » exactement comme je l’aurais fait, avec une même intonation plaintive, enfantine… et surtout, unique ! « Mon » intonation plaintive. À ce moment précis, j’ai ressenti à l’arrière du crâne une douleur vive, comme si un insecte m’avait piqué, suffisamment longtemps pour éveiller en moi d’antiques instincts de bête traquée, prête à éviter le pas qui ferait se détendre un piège fatal, se refermer sur elle une souricière armée de longue date : Ralda %venait de me raconter une partie de mon histoire, c’était impossible et ce maman-là était de trop ; à lui seul il dévoilait la supercherie.

Il y eut un long silence pendant lequel m’est revenue en mémoire une impression de la veille, l’assurance qu’une deuxième vie commençait pour moi, très amusante, avec en prime le souvenir par avance de fabuleuses années passées en compagnie de Ralda, ce dès qu’elle m’avait collé à elle après m’avoir séparé de mon prétendu père, avant même de l’avoir quitté. J’ai frémi. Ainsi il s’agissait d’une fable… La sensation d’être l’objet d’une machination rendait cette fable soudain effrayante, en même temps qu’elle excitait en moi une part endormie, inconsciente, toutefois suffisamment puissante pour m’empêcher de fuir à toutes jambes.  Cependant, le silence n’avait que trop duré, il me fallait le rompre. J’ai repris le fil de l’histoire de Ralda, pour donner le change : « Et qu’est-ce qu’il y avait sur ce mot ? » Elle a dégluti, puis, en détachant les syllabes : « Pour-quoi t’es-tu dé-ro-bée ? » Et elle s’est tu… Visiblement elle était troublée. Moi aussi car j’ai douté d’avoir entendu : « Pour-quoi l’as-tu dé-robé ? » Je ne savais que dire, et pourtant j’ai bredouillé : « Et vous êtes venue en Pologne pour retrouver le petit sacristain ? » Ralda est restée silencieuse, alors j’ai continué sur cette voie : « Pourquoi pensez-vous qu’il s’appelle Lukas ? Est-ce le même Lukas que mon Lucas ? » Elle a juste relevé les sourcils en guise d’assentiment puis a reniflé un grand coup avant de s’essuyer les yeux dans sa serviette. Et en désignant le chat du menton, elle a ajouté : « C’est lui, Vladimir, qui m’a dit qu’il était ici… » J’ai caressé le chat derrière les oreilles avec l’arrière-pensée que j’avais là, sous les doigts, un des instruments de la mystification, mon père sous une autre forme, avec un corps d’une souplesse étonnante, un autre rôle pour le repriseur de louches !

Le lendemain, la une des journaux annonçait : « Double assassinat dans la rue Morgue. Un bain de sang ! ». Un frisson m’a parcouru l’échine, alors que Vladimir lustrait la sienne sur ma jambe de pantalon. Pourtant un peu plus tard, en jetant un œil par la fenêtre, j’ai vu ma mère remonter la rue au bras de Lucas. C’étaient eux, sans aucun doute. ;