Guy à Jacques
%cette distinction énoncée, désormais le cours du temps et la familiarité de nos souvenirs pouvaient de nouveau reprendre, nous pouvions parler d’une seule voix, l’un pour l’autre : « – et ce n’est que lorsque j’avais descendu l’escalier pour aller dans la cuisine, qu’elle m’était revenue à l’esprit : où avait-elle été ? Où était-elle allée ? Il avait bien fallu qu’elle monte pour aller dans sa chambre. Je n’étais pas resté éveillé durant sept jours et sept nuits, mon organisme s’était conformé à ses habitudes biologiques et j’avais dormi la nuit, mais je ne pouvais imaginer que c’était précisément durant mon sommeil qu’elle était montée pour aller se coucher, comme si elle avait su, comme si elle avait attendu que je me sois assoupi. Où s’en était-elle allée ? Où avait-elle été ? Durant une fraction de seconde, je l’avais revue plantée au milieu de la cuisine et avais imaginé la retrouver exactement à la même place. Où avait-elle été ?... C’est en posant le pied sur le paillasson du bas de l’escalier que je m’étais rendu compte à quel point mon corps était faible ; mes jambes flageolaient, mes yeux clignotaient, mon cerveau tremblait et, au moment de passer la porte de la cuisine, j’avais dû m’accrocher au chambranle pour ne pas m’effondrer. J’y étais restée un moment, les yeux fermés, avec la certitude qu’ils allaient s’ouvrir sur maman. Je les ai ouverts ; elle n’y était pas, la cuisine était déserte… » Ralda semblait en transe, des larmes coulaient de son visage pour aller s’écraser sur la nappe en papier, laissant apparaître le motif psychédélique de la table. « Et après ? » « Après, j’ai titubé jusqu’à la table, me suis laissée tomber sur une chaise et j’ai tressailli. Il fallait que je mange. J’avais tiré de l’eau du lavabo de ma chambre, mais je n’avais pas avalé une miette durant ces sept jours. Que s’était-il passé durant ces sept jours et où était maman ? J’ai survolé la cuisine du regard ; il a accroché un citron sur le buffet, un quignon de pain sur l’évier ; c’est tout. Tant bien que mal, je suis allée jusqu’à l’évier. Le bout de pain était comme de la pierre ; je l’ai passé sous l’eau, il s’est transformé en éponge, je l’ai avalé ; puis je me suis traînée jusqu’au frigo. C’est à ce moment-là que je me %suis aperçu qu’il y avait un objet sur la table ; je l’ai regardé : c’était l’épluche-légumes. Il était là, au milieu de la table, comme un animal battu qui attend désespérément le retour de son maître. Je l’ai fixé durant quelques secondes, puis j’ai ouvert le frigo. Maman a toujours eu l’obsession de la faim, de la misère et elle ne pouvait supporter l’idée qu’un frigo ne soit pas entièrement plein, au point qu’il ne se passait pas une journée sans qu’il n’en tombe quelque chose lorsqu’on ouvrait la porte. Ça m’exaspérait, et lorsqu’à ce moment-là je l’ai tirée à moi, l’exaspération est montée, comme un réflexe, et je voyais déjà un poireau, une bouteille de lait, un pot de yaourt, un bout de camembert s’échouer à mes pieds. Mais il n’en est rien tombé : il était totalement vide. Je l’ai refermé, sans parvenir à y croire ; mais il restait le petit congélateur au-dessus où il y avait toujours de la crème glacée et de la viande. Avec le peu de forces qui me restait, je l’ai ouvert. Il n’était pas vide ; mais à la place de la glace et de la viande, il y avait la robe d’enfant de chœur roulée en boule avec un mot posé devant ; il était de sa main. Où était maman ? » J’avais les larmes aux yeux, elle avait dit « maman » comme je l’aurais fait, comme si elle venait de raconter une partie de mon histoire. « Et qu’est-ce qu’il y avait sur ce mot ? » Elle a dégluti, puis, en détachant les syllabes : « Pour-quoi t’es-tu dé-ro-bée ? » Et elle s’est tu… Je ne savais que dire, et pourtant j’ai bredouillé : « Et vous êtes venue en Pologne pour retrouver le petit sacristain ? Pourquoi pensez-vous qu’il s’appelle Lukas ? Est-ce le même Lukas que mon Lucas ? » Elle a juste relevé les sourcils en guise d’assentiment puis a reniflé un grand coup avant de s’essuyer les yeux dans sa serviette. Et en désignant le chat du menton, elle a ajouté : « C’est lui, Vladimir, qui m’a dit qu’il était ici… »
Le lendemain, la une des journaux annonçait : « Double assassinat dans la rue Morgue. Un bain de sang ! ». Un frisson m’a parcouru l’échine, alors que Vladimir lustrait la sienne sur ma jambe de pantalon. ;