Jacques à Guy
%s’est arrêtée de parler. Mais une suite s’imposait à moi, un « déjà vu », déjà vécu lors d’un cauchemar de la nuit passée : Je serrais d’égale manière le manche d’une arme blanche ; j’avais passé une porte derrière laquelle se trouvaient ma mère et Lucas, endormis, enlacés ; et j’avais frappé, frappé, frappé encore jusqu’à les laisser dans un bain de leurs sangs à jamais mêlés, ça avait été terriblement vivifiant, et l’occasion d’une jouissance dont mon habit de nuit portait encore la trace à mon réveil. J’ai frémi de trouver en moi une pulsion meurtrière identique à celle que Ralda me dévoilait. La veille, déjà, alors que le chat venait de bondir sur l'appui de fenêtre et avant que Ralda ne nous rejoigne, la vision de ma mère au bras de Lucas avait glacé mon sang, et une jalousie féroce m’avait mordu. Maintenant, sur la table dressée, ma main figée sur le manche d’un couteau tremblait comme d’impatience de recevoir un ordre impérieux. Ralda a perçu ce tremblement, puis le chat a bondi sur la table et de là sur son épaule pour lui miauler à l’oreille son envie de poisson frit. Elle m’a discrètement fait signe de manger et ils en ont fait autant, comme si la nourriture apaisait d’autres appétits, plus secrets. Après quelques bouchées, elle a repris : « Ensuite… j’avais regagné ma chambre, et je n’en étais pas sortie pendant sept jours ; c’est la faim qui, le huitième, m’avait poussée à ouvrir la porte et à me « réconcilier » avec le monde. Durant ces sept jours, pas une seule fois, ma mère – pourtant il ne s’était jamais passé un jour sans qu’elle le fasse – n’était montée me voir, et je n’avais pas entendu le moindre bruit dans la maison. Où était-elle allée ? Où avait-elle été ? Je n’y avais pas pensé, je n’avais pensé à rien, j’avais cessé de penser – ni à elle, ni à quoi que ce soit d’autre au monde… » J’écoutais Ralda, et à cet instant précis le temps s’est suspendu, intrigué par l’apparente familiarité de ces souvenirs avec les miens, pour cette fois lorsque j’avais dû m’aliter durant une semaine après ma rencontre avec Lucas et l’alcool ; ma mère aussi avait été une parfaite absente, pendant tout ce temps où j’avais cessé de penser… à quoi que ce soit qui n’ait pas été Lucas… %cette distinction énoncée, désormais le cours du temps et la familiarité de nos souvenirs pouvaient de nouveau reprendre, nous pouvions parler d’une seule voix, l’un pour l’autre : « – et ce n’est que lorsque j’avais descendu l’escalier pour aller dans la cuisine, qu’elle m’était revenue à l’esprit : où avait-elle été ? Où était-elle allée ? Il avait bien fallu qu’elle monte pour aller dans sa chambre. Je n’étais pas resté éveillé durant sept jours et sept nuits, mon organisme s’était conformé à ses habitudes biologiques et j’avais dormi la nuit, mais je ne pouvais imaginer que c’était précisément durant mon sommeil qu’elle était montée pour aller se coucher, comme si elle avait su, comme si elle avait attendu que je me sois assoupi. Où s’en était-elle allée ? Où avait-elle été ? Durant une fraction de seconde, je l’avais revue plantée au milieu de la cuisine et avais imaginé la retrouver exactement à la même place. Où avait-elle été ?... C’est en posant le pied sur le paillasson du bas de l’escalier que je m’étais rendu compte à quel point mon corps était faible ; mes jambes flageolaient, mes yeux clignotaient, mon cerveau tremblait et, au moment de passer la porte de la cuisine, j’avais dû m’accrocher au chambranle pour ne pas m’effondrer. J’y étais restée un moment, les yeux fermés, avec la certitude qu’ils allaient s’ouvrir sur maman… » Ralda semblait en transe, des larmes coulaient de son visage sur la nappe en papier, laissant apparaître le motif psychédélique de la table. J’avais les larmes aux yeux, elle avait dit « maman » comme je l’aurais fait, comme si elle venait de raconter une partie de mon histoire. Je ne savais que dire, et pourtant j’ai bredouillé : « Et vous êtes venue en Pologne pour retrouver le petit sacristain ? Pourquoi pensez-vous qu’il s’appelle Lukas ? Est-ce le même Lukas que mon Lucas ? » Elle a juste relevé les sourcils en guise d’assentiment puis a reniflé un grand coup avant de s’essuyer les yeux dans sa serviette. Et en désignant le chat du menton, elle a ajouté : « C’est lui, Vladimir, qui m’a dit qu’il était ici… »
Le lendemain, la une des journaux annonçait : « Double assassinat dans la rue Morgue. Un bain de sang ! ». Un frisson m’a parcouru l’échine, alors que Vladimir lustrait la sienne sur ma jambe de pantalon. ;