Francko à Jacques
%Mon regard est revenu se poser sur le chat, avec le pressentiment que je n’en étais pas à ma dernière surprise. Il continuait de fixer la rue et balançait nerveusement la queue. Je n’avais plus jamais revu Lucas, je n’avais plus jamais repassé la porte dérobée, je n’avais plus jamais remis les pieds dans cette église. Il avait bien changé, son visage jadis si ‘’angélique’’ était aujourd’hui celui d’un bel homme, sûr de lui et fier de sa robe de dignitaire en herbe. Il faisait bien plus que son âge. Ralda nous avait rejoint, sans un mot jusqu’à ce que ma mère et Lukas disparaissent au coin de la rue. « Les concierges ! On va dormir. » Le lendemain, nous sommes sortis tous les trois pour déjeuner à une terrasse, à deux pas de la maison. Nous avons attendu en silence que la serveuse nous apporte en traînant les pieds, sans un sourire, une friture de poissons accompagnée d’une salade de tomates. « Un soir, Antoine, a commencé Ralda, au Grand Réfectoire copte à Damas, j’ai surpris ma mère qui étreignait un très jeune sacristain. Furibonde, je m’étais jetée sur eux et avais dit à maman : « je ne crois plus en dieu », et empoignant Lukas, j’avais arraché et jeté férocement sa robe d’enfant de chœur à ses pieds. Une vague d’épouvante avait glacé son visage avant qu’il ne détale sans demander son reste. Et tandis qu’elle ramenait un peu d’ordre à son corsage, je baissais effarée les yeux sur la boule de tissu qui lui recouvrait entièrement les chaussures et s’était enroulée autour de ses chevilles de telle manière que l’on pouvait croire qu’il s’agissait d’une excroissance de son corps. C’est aussi ce qu’elle avait dû penser car, lorsqu’elle s’est courbée pour ramasser l’habit, elle l’avait ensuite tenu contre elle, longtemps, les mains serrées sur le tissu. J’étais sortie de la cuisine, elle, elle n’avait pas remué d’un cil, était restée comme pétrifiée. Je me trouvais près de la longue table du Réfectoire avec son épluche-légumes à la main. Je l’avais saisi machinalement, je le tenais comme l’on tient une arme avec laquelle on s’apprête à frapper. La tête me tournait. Je fixais cette main crispée, tétanisée sur le manche, à m’en bleuir les jointures des doigts, cette main qui s’avançait maintenant vers la porte derrière laquelle je savais qu’elle allait trouver ma mère… ». Ralda %s’est arrêtée de parler. Le chat venait de bondir sur la table et de là sur son épaule. Elle me fit signe de manger et en fit autant. Après quelques bouchées, elle a repris : « Ensuite… j’ai regagné ma chambre, et je n’en étais pas sortie pendant sept jours ; c’est la faim qui, le huitième, m’avait poussée à ouvrir la porte et à me « réconcilier » avec le monde. Durant ces sept jours, pas une seule fois, maman n’était montée, et je n’avais pas entendu le moindre bruit dans la maison. Où avait-elle été ? Je n’y avais pas pensé, je n’avais pensé à rien, j’avais cessé de penser – ni à elle, ni à quoi que ce soit d’autre au monde qui n’ait pas été Lucas – et ce n’est que lorsque j’avais descendu l’escalier pour aller dans la cuisine, qu’elle m’était revenue à l’esprit : où avait-elle été ? Il avait bien fallu qu’elle monte pour aller dans sa chambre. Je n’étais pas resté éveillé durant sept jours et sept nuits, mon organisme s’était conformé à ses habitudes biologiques et j’avais dormi la nuit, mais je ne pouvais imaginer que c’était précisément durant mon sommeil qu’elle était montée pour aller se coucher, comme si elle avait su, comme si elle avait attendu que je sois assoupi. Où avait-elle été ? Durant une fraction de seconde, je l’avais revue plantée au milieu de la cuisine et avais imaginé la retrouver exactement à la même place. Où avait-elle été ?... C’est en posant le pied sur le paillasson du bas de l’escalier que je m’étais rendu compte à quel point mon corps était faible ; mes jambes flageolaient, mes yeux clignotaient, mon cerveau tremblait et, au moment de passer la porte de la cuisine, j’avais dû m’accrocher au chambranle pour ne pas m’effondrer. J’y étais restée un moment, les yeux fermés, avec la certitude qu’ils allaient s’ouvrir sur maman… » Ralda semblait en transe, des larmes coulaient de son visage sur la nappe en papier, laissant apparaître le motif psychédélique de la table. « Et vous êtes venue en Pologne pour retrouver Lukas ? » Elle a juste relevé les sourcils en guise d’assentiment puis a reniflé un grand coup avant de s’essuyer les yeux dans sa serviette. Et en désignant le chat du menton, elle a ajouté : « C’est lui qui m’a dit qu’il était ici… » ;