SEL II

intégral

 

 

C’est exactement après Sa 51e apparition que j’ai été considéré guéri, suffisamment en tous cas pour qu’on m’incite à rentrer chez moi. Le sommeil était revenu, progressivement, mon corps avait même commencé à s’étoffer un peu, dans des limites, pourtant, bien en deçà de ma corpulence initiale. Mon regard sortait de l’ombre et mes cheveux retrouvaient un mouvement qu’ils n’avaient plus accordé depuis longtemps, devenus tels une crêpe ratée, raides et plats comme si on les avait collés ensemble. Le docteur Thê m’avait assuré que le goût et l’appétit allaient vite revenir, une question de jours, en tous cas, les perfusions étaient au placard et définitivement. Pour lui, j’étais sauvé. Et si je donne aujourd'hui quelque crédit à son diagnostic, c’est qu’il y a six mois encore, il ne comprenais plus. Je rechutais périodiquement. J’allais pourtant déjà bien mieux qu’au début de ma cure. Comment aurait-il pu en être autrement, Il me visitait chaque nuit depuis plusieurs semaines et inexorablement, tendait vers moi Sa main. Et je me réveillais chaque fois plus anéanti. Très vite je restais éveillé, plongé dans ma torpeur, craignant de refermer les yeux et à force de combattre un abandon redouté, je ne me couchai plus. Les fesses calées dans le club et les yeux grands ouverts : cette fois, c’est moi qui L’attendais. Longtemps Il n’est plus venu. Et un jour que certainement ma vigilance s’était relâchée quelques instants, je me suis réveillé en sursaut comme si je tombais du haut d’un mur. Mon cœur battait la chamade mais il a failli soudain s’arrêter. Sur le guéridon à côté de moi était posé un verre qui n’était pas le mien mais qui m’était si familier, le Sien. Celui qu’Il m’avait tendu déjà quarante-neuf fois, lors de chacun de Ses passages. Mais le verre était vide et étonnamment, j’ai spontanément retrouvé une certaine sérénité car je savais – comment, je ne saurais le dire – que je ne l’avais pas bu. J’ai mis cette accalmie de mon angoisse à profit pour appeler à la rescousse un thérapeute dont la réputation semblait solide, le docteur Thê et j’ai commencé ma cure. Je pesais 39 kg et n’avais pas vu un humain depuis trois mois. « Tel que vous m’exposez les faits et si j’en reste au stade strict des statistiques et de ce qu’elles véhiculent, je serais tenté de dire que mien et sien font un et que cet Il n’existe pas. » « C’est cela, restez-en au stade des statistiques, pour ce qu’elles véhiculent… » « Mais laissez-moi terminer, voulez-vous ! » s’est-il écrié en se levant de son fauteuil. « Hum, où en étais-je ? Voyons… eu égard à votre état, à la conviction que vous mettez dans vos propos et à la précision de leur relation, je vous avoue que je suis, comment dire, titillé par votre cas et assez tenté de m’y attarder. »  Il m’a adressé un sourire aussi professionnel que carnassier, les yeux fixés sur l’infirmière qui achevait de me panser. Il donnait l’impression de me flairer à distance, ses narines se contractaient pendant que son regard s’enflammait. « Je ne vous cacherai pas que c’est ce point-là qui me semble le plus intéressant. » Il a désigné de l’index l’endroit sur lequel s’affairait la demoiselle. Ce type, visiblement, était un prédateur maquillé en ponte d’une médecine à laquelle je n’avais eu d’autre choix que de me confier. J’ai compris qu’il déguisait ses véritables intentions, et qu’il fallait m’en méfier. Il a repris de sa voix nasillarde : « Pas tant à cause de la zone en question que de son caractère de, comment dire… ? » « De réalité », a-t-elle fait tout en se redressant, d’un air assuré, convaincu, définitif et à la fois rêveur, l’œil un peu vague, visiblement troublée en tant que femme. « Non, pas de réalité, puisque l’on sait bien ce qu’elle est et ce qu’elle vaut, mais plutôt… » « D’authenticité ? » ai-je dit pour donner l’impression d’entrer dans son jeu. « Authenticité, ne me faites pas rire, cela fait bien longtemps que ce mot n’a plus cours au voisinage de l’esprit, vous nous venez tout droit de quelle Antiquité ? Voyons… j’entrevois un mot qui pourrait convenir, mais vous n’en comprendriez pas le sens, je viens juste de le rêver cette nuit, alors je parlerais plutôt de, comment dire… véridicité. » Elle lui a jeté un regard froncé comme si elle mettait en doute l’existence de ce mot. Cette infirmière, visiblement, se cantonnait dans son rôle subalterne, elle n’osait le contredire mais rongeait son frein. Moi, je commençais à en avoir assez de ses bavardages et de ses airs supérieurs. Malheureusement je ne me trouvais physiquement pas vraiment en état pour décider de tout plaquer, de tout simplement m’en aller, dans le plus grand silence qui dirait mon mépris. J’ai décidé de garder la tête haute, quoi qu’il advienne. Il a continué, sur ce ton très énervant, emprunt d’une fatuité tout à fait inutile que j’avais de plus en plus de mal à supporter. « Car, si on y réfléchit bien et si je prends pour argent comptant le fait que vous n’ayez vu aucun être « humain » – il accompagna ce mot d’un mouvement dramatique de la tête, donnant à son visage l’air de s’adresser au Ciel, puis juste après, s’étant mis sur un genou, regardant sous le lit – depuis trois mois comme vous le prétendez, il est incroyable que vous vous soyez retrouvé dans cet état sans qu’en aucune façon une main d’homme en soit responsable. » C’était clair, il m’avait catalogué fou, mystique ou illuminé ! Se relevant avec un mauvais sourire aux lèvres, il a sollicité une chaise auprès de l’infirmière qui, surprise du ton démesurément autoritaire avec lequel il s’était adressé à elle, s’est précipitée pour la lui rapprocher. Et enfourchant le siège à l’envers, le dossier collé tout contre mon lit, il a commencé à me tapoter le front de la branche de son stéthoscope : « Et qu’est-ce qu’on me cache là-dedans, hein ? » Elle lui a de nouveau jeté un coup d’œil, écarquillé cette fois, un coup d’œil à mon intention, qu’il ne pouvait voir, signe tout à la fois d’une désapprobation et d’une stupéfaction qu’elle voulait me transmettre, comme si un syndrome, bien connu d’elle, venait de réapparaître chez son « patron », que je ne pouvais reconnaître mais contre lequel elle voulait me mettre en garde. « Bon, d’accord, vous avez maintenant décidé de vous taire. Peut-être devez-vous vous taire ? C’est cela ? La Chose vous menace ? » Il s’est alors levé et a frappé dans le vide, comme autant de gifles imaginaires. À bout de souffle, il s’est jeté sur moi, a saisi l’oreiller de chaque côté de ma tête et l’a secoué plusieurs fois et s’est brusquement rassis comme précédemment. « J’en déduis, par conséquent, que la cause – il postillonnait affreusement dans ma direction – est à chercher ailleurs. » Il s’est retourné vers elle et lui a presque chuchoté : « Ailleurs ! Voyez-vous, mademoiselle, monsieur a des relations, des conta-c-ts ! » Il s’est étiré, comme soudain pris d’une immense fatigue, et a soupiré avant de reprendre. « Oui, je ne suis pas loin de reconnaître que vous avez failli me faire tomber dans votre panneau, j’allais envisager que je me suis peut-être trompé sur votre compte, qu’il y avait un ailleurs comme celui que vous évoquiez jadis, et c’est cet ailleurs que j’imaginais que vous vouliez me confier afin de traduire, et  transcrire ce dont les mots chez vous s’interdisaient à vous le faire se matérialiser pour votre propre salut. Comprenez ? Vous allez comprendre ce qui, justement, sème le trouble dans votre esprit. Voyez-vous, dans la conviction première que j’avais, enfin depuis longtemps, vous étiez ce qu’on nomme un cas ! Sachez qu’un vrrrai cas n’arrive parfois jamais dans la carrière d’un médecin hospitalier, ou une fois ou deux, mais toujours est-il décelé comme tel trop tard, le patient est mort, ou sorti, ce qui est pareil. Ou encore, comme aujourd'hui, le cas n’est pas un cas car j’en déduis que rien de vos propos n’était soutenable. Du vent ! Que du vent ! » Même l’infirmière posait sur moi, me semblait-il, son regard plein d’une sorte de déception et de désintérêt. Elle s’est éloignée du lit pour se diriger vers un petit guéridon de métal sur lequel reposait un groupe de fioles. « N’en déduisez pas que cela faisait de vous un fabulateur ou un mystificateur, auquel cas vous ne seriez pas ici, croyez-le bien. » Elle en a agrippé une qu’elle a agitée avec une soudaine fébrilité. « Mais que faites-vous, Ulrika, avec cette fiole ? » « Mais docteur, c’est l’heure, je dois nourrir Innocent ! » « Allez, allez alors, vous n’allez pas nous faire votre cuisine ici. » Et tout en faisant des piou, piou et des moulinets de ses mains il l’a poussée vers la porte avec sa fiole. Je lui ai lancé un regard désespéré, il n’était pas question que je reste une minute seul avec ce type, mais son dernier regard m’a convaincu de son impuissance. La médecine est un monde plein de danger, surtout quand on se trouve confronté à un « chasseur de cas » déçu, désappointé, revenu des rêves de grandeur qu’il avait entrevus dans le temps où je lui avais raconté mon histoire. Il faut toujours mentir à un médecin, c’est la seule garantie pour garder la santé, seulement maintenant que j’étais tombé dans ce piège-là, il fallait m’en défaire, comment m’en défaire ? Sa mèche lui était retombée sur l’œil, d’une main moite et tremblante il a lissé sa moustache et il s’est de nouveau avancé sur moi. « Du vent ! Savez-vous comment je les traite, moi, les fabulateurs, les porteurs d’ailleurs et de mystiques facteurs ? Je les casse, les fracture, leur éventre l’esprit pour les remettre à l’endroit, et dans le droit chemin. Vous avez la chance de ne pas être de cette espèce-là. » Il a desserré sa ceinture. « Après mon traitement, ils deviennent simples et innocents, les fabulateurs. Innocent, oui, tout le monde ici s’appelle Innocent.» Non seulement il continuait à me postillonner dessus mais plus il s’approchait, plus son haleine devenait insupportable. Sa ceinture, maintenant, il l’avait en main et la brandissait devant moi pour frapper. J’ai roulé sous le lit, d’un coup sec la ceinture a claqué sur le matelas, par-dessous le lit je l’ai attrapé par les pieds et j’ai tiré un grand coup, sur le côté, Han ! Il s’est étalé de tout son long, sa tête a fait « toc » en rencontrant le sol, j’ai glissé hors du lit, il ne bougeait pas. Inconscient, il n’allait pas le rester longtemps. En moins de temps qu’il n’en faudrait pour le dire, j’ai ôté ses vêtements, ils puaient mais avais-je le choix, il fallait partir, je les ai passés.

Il m’a fallu peu de temps pour atteindre la rue dont le bruit et l’animation ont achevé de me réveiller. Mais où étais-je ? Un taxi s’est approché, je lui ai fait signe, il s’est arrêté. J’ai grimpé. « Où allez-vous ? » « Où sommes-nous ? » Il a froncé un sourcil. « Vous ne savez pas où vous allez ? » « Je ne sais pas où je suis. » « C’est pour un film ou vous êtes fou ? » Il a détaillé chacun des boutons de ma chemise comme si l’un d’eux devait receler un appareil destiné à enregistrer. « Ni l’un ni l’autre. Connaissez-vous Naomi ? » « Je connais plusieurs Naomi. Des Naomi, ici, il y en a en veux-tu en voilà. » « Une grande maigrelette qui rit bêtement. » « Et des petits nichons ? » « C’est cela. » « Vous voulez aller chez elle ? » « Pas forcément chez elle, mais je voudrais la retrouver. » « Vous avez de quoi payer ? » J’ai plongé les mains dans mes poches de pantalon. « Je n’en suis pas sûr, mais elle vous paiera. » « Si on parle de la même Naomi, ça m’étonnerait ! » Et miracle, mes doigts ont sorti un billet. « Ça ira pour m’y conduire ? » Il s’en est emparé. « Ça ira. » Il a passé la première, s’est aussitôt inséré dans la circulation. Dans le rétroviseur, j’ai vu le docteur Tée et Pfaal apparaître sur le bord de la chaussée et tourner la tête à droite et à gauche avec des gestes d’impuissance avant d’être occultés par le trafic. Apparemment, ils ne m’avaient pas vu monter dans le taxi. J’ai soupiré. « Comment vous la connaissez, Naomi ? » J’ai croisé le regard du chauffeur dans le rétroviseur. C’était un drôle de type que j’aurais plutôt imaginé en missionnaire qu’en chauffeur de taxi. « J’ai vécu avec elle. » Il a haussé les sourcils avec un bref son guttural qui étrangement a clos la conversation, puis il s’est mis à chantonner tandis que je regardais autour de moi défiler une ville que je ne connaissais pas. Nous avons franchi quelques ponts, je n’ai pas commencé à les compter dès le départ, mais la première avenue que nous avons empruntée en a enjambé au moins huit. Ces ponts devaient se lever pour s’adapter à la navigation car une impressionnante mécanique bordait chacun d’eux, et mon intuition a bientôt été confirmée. Nous abordions un canal un peu plus large que les précédents sur lequel passait un yacht, de ceux qu’on qualifie généralement de milliardaires. On aurait dit qu’une sorte de mini-immeuble blanc-beige traversait nonchalamment la route comme dans un film d’animation. Sur le pont supérieur, un couple assez âgé semblait déguster un apéritif, l’air de rien, sous tous les regards des badauds pointés inévitablement sur eux. Et ils évoluaient au milieu de la fumée bleue des autres embarcations de fret. Je n’avais pas remarqué auparavant à quel point la circulation était intense sur ces canaux, une majorité de barges basses et longues, chargées le plus souvent de courts containers aux couleurs criardes et généralement cabossés de partout. S’interposaient parfois quelques bateaux touristiques, leurs passagers alignés sur les banquettes, et aussi de petits ferries bringuebalants sur lesquels oscillaient un ou deux véhicules. Ce monde aquatique contrastait avec les bâtiments futuristes qui occupaient les berges. De larges façades chromées ou dorées ou encore brillantes et étincelantes comme si elles étaient faites d’un colossal panneau de plastique parfaitement poli. Les angles des rues laissaient cheniller leurs réclames sonores et tonitruantes. Nous sommes enfin repartis et je n’ai pu m’empêcher de me retourner. Le chauffeur avait remarqué mon geste et m’a aussitôt rassuré. « Ne vous inquiétez pas, j’ai l’œil dans le rétro ! Si je vois qu’on est suivi, j’ai mes raccourcis et je peux vous garantir qu’ils ne nous rattraperont pas ! » Étais-je devenu brusquement son protégé, à la seule évocation du nom de Naomi ? Le clin d’œil qui avait clôturé sa réflexion me faisait penser que je bénéficiais dès lors de sa complicité. Je me suis décontracté au rythme de sa conduite souple et habile et je souriais même à observer comment il s’amusait à frôler les passants – et principalement les passantes avenantes, trouvant là l’occasion de jouer du klaxon et de se faire ainsi remarquer d’elles.

Il a continué ainsi pendant un bon quart d’heure jusqu’à ce que la voiture s’arrête face à une barrière qui délimitait l’extrémité d’un quai. Il y avait un canal à droite et devant, un large bassin dans lequel il se jetait. « Voilà », a-t-il dit en se retournant vers moi. Je l’ai regardé, puis ai englobé le paysage qui nous entourait. Il n’y avait que de l’eau et, tout autour, des entrepôts, des grues, quelques cargos amarrés. De toute évidence, il s’agissait des abords d’un port, mais à l’image de la ville que nous venions de traverser, je ne le connaissais ou ne le reconnaissais pas. Machinalement, mon oeil s’est posé sur le compteur. Bras posé sur l’accoudoir, il continuait à me fixer dans l’attente que je descende. Le nombre inscrit était nettement inférieur au montant du billet que je lui avais remis et il ne semblait pas dans son intention de me rendre la monnaie. Mais était-ce bien un billet de cent ? Il ne m’a pas paru opportun d’aborder le sujet et du reste je m’en fichais. Je l’ai remercié, suis descendu. Il a fait une marche arrière, puis a disparu dans un nuage de poussière tandis que je considérais cet endroit de ceinture qui avait davantage des allures de guet-apens que de lieu de rencontre. Le quai était désert et, à l’exception d’un lointain choc de métal répété, parfaitement silencieux. Je me suis approché du bord du canal. Sous moi reposait une petite péniche transformée en habitation. La coque était rouge, le pont bleu et la cabine violette. Des rideaux Vichy ornaient les fenêtres et du linge accroché à un fil de fortune séchait sur le toit. Il y avait une paire de chaussettes d’homme, deux torchons et une petite culotte noire en forme de papillon. C’est sur elle que mon regard s’est fixé. Le chauffeur ne m’avait pas trompé car je ne voyais qu’une seule personne au monde capable de la faire coulisser le long de ses jambes. Je me suis approché de l’échelle ; c’est à ce moment-là que l’une des fenêtres s’est ouverte pour laisser passer un bras qui s’en est emparé. Ce bras n’appartenait pas à Naomi. C’était un bras d’homme. J’ai imaginé qu’elle était nue et qu’elle venait de murmurer : « Tu me passes ma petite culotte, je voudrais m’habiller ». J’ai fait demi-tour pour aller m’accouder à la barrière, attendre là que Naomi m’y rejoigne, je ne doutais pas qu’elle viendrait. J’ai allumé une cigarette. Le bruit du métal martelé au loin m’a rappelé celui du basin qu’on frappe pour le lustrer, deux lignes mélodiques syncopées, comme le fait un cœur dans son arythmie. J’ai écouté le rythme de mon cœur, lent et régulier. Naomi s’est approché sans bruit, les mains dans les poches, son écharpe jaune autour du cou. « Tu as froid ? » « Il fait un peu frais. » « Pourtant tu as mis une jupe. C’est à qui, le bras qui a pris ta culotte sur le fil du linge ? » « Mon père. C’est sa péniche. » « Il est gentil ? » « Oui, il a toujours été gentil avec moi, je suis sa petite chérie. » « Je peux emprunter ton odeur ? » Elle s’est approchée et a tendu légèrement le cou, j’ai respiré à fond, lentement. « Sa main s’est posée là, juste avant que tu ne t’en ailles. » « C’est vrai. Tu pourrais le reconnaître à l’odeur alors ? » « Assurément. Qu’as-tu fait pendant mon absence, tu ne t’es pas ennuyée de moi ? » « Si, un peu, mais j’avais mon père, il s’est bien occupé de sa petite fille. Mais toi, qu’as-tu fait ? » « On m’a opéré, ça s’est très bien passé. » « Oh ! mais alors, tu veux dire, on pourrait ? » « Oui, tu as envie ? » « Oh oui, j’aimerais tant. » Sa tête reposait sur mon épaule, je me suis tourné légèrement vers elle, je l’ai soulevée et l’ai assise sur la barrière. Elle a écarté les jambes. J’ai enfoncé ma tête doucement entre ces cuisses, écarté les ailes de la culotte papillon et je lui ai dit le plus beau des poèmes, dans une langue qu’elle seule connaît. L’odeur de son père semblait se trouver là aussi, entre les lèvres de son sexe. Cette seule idée qu’il venait de me précéder – insupportable idée qui ne m’avait jamais effleuré auparavant – m’a en un instant anéanti. Mon propre sexe, si tendu il y a encore une seconde de cela, soudain je ne le sentais plus, s’était-il réduit, comme si je venais de plonger dans l’eau glacée ? était-ce une défaillance des nerfs qui m’empêchait de le sentir ? Que m’arrivait-il ? Tout paniquait en moi. Son odeur – oui, Naomi, ton odeur, mêlée à celle de ton père – envahissait mes narines. Je voulais – oh oui j’aurais tant voulu – ne pas lui dire que j’avais deviné, en aucune manière lui en faire le reproche, ignorer cette relation qui aurait dû à jamais me rester inconnue, qui aurait dû rester un secret entre elle et lui, mais je n’ai pas pu, non je n’ai pas pu. Je me suis écarté d’elle : « Tu ne trouves pas que ton père est vraiment très gentil avec toi. » « Qu’est-ce que tu veux dire ? » «  Es-tu certaine que c’est bien ton père ? Ou n’est-ce pas plutôt un vieil amant, ton amant de toujours, en quelque sorte ? » J’entendais, abasourdi, ces mots sortir de ma bouche, et en même temps que je continuais à les dire, j’ai pensé : qu’est-ce qui me prend de lui dire ça ? Dans le même temps une autre partie de moi tentait de se justifier : Ça m’est venu comme ça, comme si c’était un autre qui parlait, c’est sorti si soudainement, presque malgré moi, et sur un ton tellement moralisateur que je me suis senti empli aussitôt de honte et de dégoût. C’est un immense désordre qui m’a envahi. Qu’est-ce qui avait donc ainsi pu jaillir du fond de moi-même, avec une telle fulgurance, et si violemment pour avoir provoqué cette sorte de réflexe, d’automatisme de jugement et de condamnation, alors que Naomi et moi nous retrouvions et n’avions qu’à partager cette retrouvaille : elle n’avait qu’à prendre le plaisir que j’étais prêt à lui offrir, pendant que moi je n’avais qu’à goûter à ce qu’elle me donnait si spontanément. Quel gâchis, tout cela était désormais anéanti, détruit, démis, par quelques mots stupides. En guise de réponse, comme si elle avait été prise d’une violente crise de colère, elle a brutalement replié ses jambes, maintenant elle me tenait et me serrait la tête derrière la nuque à l’aide de ses mollets, me plaquant la bouche sans que je puisse reculer, contre son petit fruit de plus en plus mûr, et elle me caressait de ses doigts shampouineurs, très sensuellement et, en même temps, avec une force dont je ne l’imaginais pas capable. Ma bouche restait néanmoins fermée et inactive, et, alors que sa propre odeur avait pourtant effacé maintenant celle qui m’avait fait me retirer, j’avais comme encore peur de respirer. Bientôt nous nous sommes retrouvés immobiles mais toujours dans la même position. Mes mains avaient rejoint les siennes au-dessus de ma tête et tenté d’entremêler leurs doigts aux siens, mais elle n’avait pas bougé et je l’entendais pleurer en silence. Je me remémorais, atterré, ce que je lui avais dit, me disant que cela ne me ressemblait pas. Pourtant je l’avais bien dit et j’étais donc bien, quoi que j’en dise – sans doute pour rectifier cette image de moi que je devais détester – j’étais bien celui-là aussi dont je disais qu’il ne me ressemblait pas. Un salaud, et un con. Un moins que rien qui avait laissé s’échapper de lui un juge et une soutane, au moment le plus inopportun, et se trouvait maintenant devant un défi qu’il n’était pas sûr de pouvoir relever : Comment redresser la barre d’un navire qui sombre, et dont la figure de proue, Naomi, ma Naomi, pleure sa détresse sans se rendre compte qu’elle m’étouffe, sans que je puisse dire le moindre mot. J’ai pensé que si elle continuait à me serrer ainsi il arriverait un moment où je manquerais de souffle et perdrais connaissance. Incapable de me défaire avec grâce ou élégance de cette situation sans autre issue que la mort, je n’ai rien trouvé d’autre que de précéder l’inéluctable : j’ai feint de perdre connaissance, je me suis amolli et laissé tomber. Surprise et déséquilibrée par mon poids, comme mort, Naomi n’a pu se retenir à la barrière, elle a chuté dans un cri et s’est affalée sur moi.

Quelques minutes se sont passées ainsi dans une parfaite inertie commune lorsqu’un homme est arrivé, puis un deuxième, puis une femme et d’autres personnes qui nous ont entourés. C’est au moment où une main s’est portée vers nous que tout à coup elle s’est redressée et leur a crié : « Ce n’est pas vrai, ne le croyez pas, ça ne s’est pas passé comme ça ! Ce n’était pas moi ! Jamais je n’aurais pu faire une chose pareille ! Ou alors, il aurait fallu que je ne sois pas dans mon état normal, il aurait fallu qu’il me fasse prendre des trucs avant et je n’ai rien avalé, je peux le jurer ! Et ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! Je vois où vous allez en venir, je vois qu’encore une fois je vais passer pour ce que je ne suis pas, je vais payer pour ce que je n’ai pas fait, payer pour l’autre qui se garde bien de se montrer à présent que je suis dans l’embarras ! Et d’abord, cette culotte n’était pas à moi, jamais je n’aurais mis une horreur pareille et je ne sais pas pourquoi il a raconté ça ! Et de quelle détresse parle-t-il ? Il a raison, c’est un con et un salaud, et il aurait pu ajouter menteur et pisse-mou, et lâche, par-dessus le marché, mais être dans la détresse, ça jamais, il en est bien incapable, il ne sait même pas ce que c’est ! Ce serait plutôt à moi de le dire, parce que si j’étais dans la péniche, ce n’était pas du tout pour ce qu’il dit, et cet homme-là, je ne le connaissais pas la minute précédente, ou alors j’ai perdu la raison ! Dîtes-moi que j’ai perdu la raison ! Vous ne le direz pas parce que vous n’oserez pas le dire, parce que c’est forcément lui, l’homme, qui est dans le vrai ! Il parle, vous le croyez d’emblée et moi qui ne passais que pour demander mon chemin, je serais responsable de tout ce qui lui est arrivé ! Ah non, c’est trop fort ! » Elle était debout à présent. Deux hommes en costume se sont précipités vers elle et l’ont fait reculer jusqu’au muret, la prenant chacun par un bras au niveau des aisselles, immédiatement suivis de la femme. Elle s’était arrêtée si près que les visages étaient sur le point de se toucher. Elles étaient littéralement nez à nez et respiraient maintenant toutes deux de plus en plus bruyamment, comme si elles tentaient chacune de s’accaparer l’air nourricier de l’autre, de le lui soustraire, comme si elles étaient à la fois forge et soufflet. Toutes deux avaient le regard rivé à celui du vis-à-vis, un arc électrique semblait devoir apparaître et les unir, elles bombaient leur poitrine dans l’attitude d’un défi poussé à l’extrême, un défi annoncé comme l’acte compulsif de deux féminités emblématiques qui venaient de convenir d’un combat à l’issue rédhibitoire. Leurs seins, à la courbure improbable que nul citoyen serin n’aurait pu croire durable tant quelque part se nichait en eux l’amorce délétère de leur chute symboliquement programmée, se frôlaient au rythme des inspirations profondes et je m’attendais à percevoir le crissement de leurs chemises tendues à la limite de la rupture et en action comme des pompes en furie, tant le silence s’était en un instant imposé à la scène qui se déroulait devant nous. Personne autour de nous n’avait bougé, au contraire, une sorte de force centrifuge irrépressible semblait avoir provoqué une légère sensation de recul de la part du groupe qui, petit à petit et sans même s’en rendre compte, approchait de la péniche, à cet endroit d’où partait l’échelle près de laquelle, dans je ne sais plus quelle vie, un chauffeur de taxi m’avait déposé. Moi-même, je me sentais entravé du moindre pas vers elles. Le temps s’était arrêté, coagulé, pétrifié, minéralisé. Pourtant il se passait bien quelque chose. Une chaleur sourde et quasi tangible se dégageait des deux femmes en même temps qu’un halo légèrement vibrant, ce qui donnait l’impression qu’elles allaient se mettre à décoller toutes deux du sol, comme soudées l’une à l’autre, ne formant plus qu’une seule cellule. Ces deux femelles – je ne les percevais plus qu’ainsi réduites – formaient un véritable moteur à fusion, une pompe à neutrons, une centrale atomique dont le noyau allait atteindre sa masse critique et tous nous emporter, dans une déflagration fulgurante, imminente, aux confins d’un autre monde. Je me suis alors aperçu à quel point elles étaient belles, que dis-je, belles, rayonnantes et irradiantes, somptueuses et mirifiques, irrésistiblement et irrémédiablement belles. Je me suis mis à les désirer violemment, toutes les deux. Mais non pas l’une, puis l’autre, mais bien toutes les deux confondues. Ce que je désirais, c’était cet ensemble effervescent qu’elles formaient. Je désirais rejoindre leur magma, mêler ma lave à la lave de chacune d’elles et à celle de leur amalgame incandescent. Je les désirais de la même énergie que celle qu’elles déployaient là pour se détruire, s’annihiler et disparaître comme un éther mêlé à l’air du port, pour réintégrer la poussière première, dont elles étaient issues. Je devais les sauver, mais de quoi, et pourquoi ? Disparaître en elles n’était-il pas le plus beau des naufrages ? J’ai senti, haï, la présence en moi du Samaritain qui veut toujours sauver les autres pour mieux se sauver, lui. Mais me sauver aussi, car mon salut dépendait du leur, et peut-être aussi celui de tous les êtres présents qui n’auraient attendu que notre miction, comme une médecine qu’ils pourraient prélever pour s’en couvrir le corps, ainsi pouvoir remonter le cours du temps, retrouver leur vie d’antan, et dès lors, n’avais-je d’autre recours que de me sacrifier au désir qui me consumait, celui de me mêler à elles, d’autre recours que de me lancer à corps perdu dans le cratère qu’elles formaient, à présent qu’elles avaient joint et réuni tous leurs orifices pour ne plus en faire qu’un, cette étonnante béance qui mêlait subtilement les odeurs dans lesquelles je retrouvais celle de Naomi, béance qui s’étalait devant mes yeux et m’attirait, qu’elles avaient édifiée et creusée pour moi seul, pour que je m’y jette et m’y répande, pour que se joignent ma fièvre et mon exultation à la leur, pour qu’à l’irradiation qui émanait de leur corps brûlant j’ajoute celle, apocalyptique, de mon propre corps érigé comme un totem colossal fiché au centre d’une plaine de pluie et de soufre, pour que l’écarlate, dont j’étais devenu comme l’allégorie furibonde, fusionne avec le vermillon suintant de ses lèvres agitées et palpitantes, pour que mon fluide jaillissant fasse crépiter les braises de cette cave volcanique, cave de chair, de sang et de glaise unis, de poudre, de foudre et de spasmes mêlés, pour qu’à leurs hurlements de joie je fasse un contrepoint de mes cris, pour qu’au centre de leur ventre je dépose l’amas de mes larmes et de ma  propre joie, pour qu’en un fleuve de bronze et d’airain j’y gonfle et y explose ? J’ai crié : Oui, en quittant la jetée, dans un élan furieux, un plongeon prétentieux, ivre de goûter au chaos d’une fin de monde, d’être la semence d’un autre nouveau monde, pendant qu’une voix dans mon dos criait : Non ! C’était Naomi – Naomi, mon poussin, mais n’es-tu pas cette bouche qui m’aspire, comment peux-tu… mais il était trop tard, mon corps entier était plongé dans ce qui était désormais devenu le sexe de la Terre. Elle a crié « accroche-toi à mes ailes ! » en me jetant sa petite culotte papillon. J’ai tendu un bras vers le ciel pendant que les lèvres du cratère me massaient avec délice, pendant qu’un chant de sirène usait tous ses talents pour me retenir et qu’un flot de miel jaillissait des profondeurs, me recouvrait, m’inondait, troublait la volonté que le cri de Naomi avait réveillée en moi. Dans la main que je tendais encore vers le ciel j’ai senti la caresse de l’aile d’un papillon et un filin, que j’ai saisi, alors les profondeurs de la Terre ont hurlé leur détresse quand le filin m’a hissé, quand le sexe que j’étais devenu s’est retiré du gouffre suintant aux lèvres qui se tendaient encore pour me happer, me retenir, en vain. Étourdi, dégoulinant des odeurs et des liqueurs de l’amour, sous moi palpitait encore le magnifique cratère qui m’avait voulu, pour l’ensemencer. Péniblement j’ai relevé la tête alors qu’une voix familière m’atteignait : « Alors, François, toujours en situation périlleuse ? Tenez bon, je vous envoie un flacon de Bell. » C’était la voix de Hans Pfaall. Au-dessus de moi flottait, dans un air troublé par les émanations délicieuses d’une copulation inédite, le fier mongol du vieux Hans. ;