SEL II

intégral après retouches collectives et prêt pour l'édition

 

 

 

Si le 14 juillet sera le point de départ de cette nouvelle aventure, ce jour sera également celui où, pour la première fois, elle sera partie, tôt le matin, sans rien me dire, sans me prévenir, laissant juste, par quelques menues variations d’attitudes par rapport à l’ordinaire, de quoi faire mûrir chez moi le germe de l’inquiétude et alors que, depuis un certain temps déjà, je me préparais à une éventualité de ce type, éventualité que j’étais persuadé de pouvoir prendre, avec la distance qui suit le soulagement de voir enfin se terminer une relation à laquelle je me savais incapable d’en trouver moi-même l’issue (par lâcheté, ignorance sur la manière de m’y prendre ou peut-être, aussi, une trop bonne éducation ?). Mais rien ne se passe comme on l’espère, lorsqu’on n’agit pas quelque peu dans ce sens et, le soir même, elle est revenue, avec cet air buté qui n’autorise aucun commentaire, et comme surprise, et voire même un peu amusée, du souci qu’elle disait avoir pu provoquer. Le repas sommaire pris en commun s’est déroulé silencieusement, mais sans gêne non plus. J’ai servi le café et emmené ma tasse jusqu’au divan où m’attendait le livre que j’avais commencé, et c’est au bout d’un moment que, retournant à la cuisine pour une raison quelconque, j’ai aperçu sa tasse encore pleine, qu’elle n’avait pas touchée, pour constater qu’elle avait simplement de nouveau disparu. Je n’ai même pas cherché ailleurs dans la maison, je sentais qu’elle n’y était plus. La lecture que j’ai ensuite tenté de poursuivre m’a révélé mon désarroi ; des trente pages lues, je n’en avais aucun souvenir. Je me suis alors habillé pour sortir, et me suis rendu au bar à l’angle de la rue. Sans être réellement un habitué du lieu, je savais que j’y rencontrerais très probablement des connaissances, avec qui j’allais pouvoir me distraire de cette affaire qui m’occupait trop pour que j’imagine entreprendre correctement quelque chose ce soir. La serveuse, derrière le bar, était nouvelle et assez jolie, mais sa tenue, plutôt destinée aux adolescentes – taille très basse et caraco un peu court – gâchait sa personnalité, lui soustrayait d’une certaine manière son caractère. Le corps semblait étranger au visage, mais c’était un corps et un visage, et au bas de ce visage une bouche parfaitement dessinée, à la pulpe un peu grasse, qu’elle mordait de temps à autre. Soudain, elle a fait comme si elle voulait bâiller, elle a penché la tête en arrière, a ouvert la bouche en grand, si grand qu’elle est devenue toute ronde. J’ai alors pensé à la tasse que j’avais laissée pleine ; c’était idiot d’associer cette bouche et cette tasse mais, à partir de ce moment-là, je n’ai pu me défaire de l’idée qu’une bouche ainsi ouverte risquait de le rester si le vent tournait. J’ai pensé que j’allais me lever, partir, puis revenir le lendemain et m’asseoir au même endroit… l’idée qu’elle puisse l’être encore, ouverte en grand, cette bouche, à mon retour, m’a incommodé. J’ai tâché de chasser cette pensée en reprenant un verre, pour l’obliger à bouger, à fermer la bouche avant que le vent ne tourne, mais c’est l’inverse qui s’est produit, elle a servi mon verre en gardant la bouche ouverte. Le bruit mat du verre sur le comptoir m’a trompé, comme si ce que j’avais devant moi n’était pas de verre, mais de porcelaine. Je l’ai repoussé vers la serveuse qui a eu un air étonné. « Elle est pas bonne ? » Je l’ai regardée en me demandant de quoi elle voulait parler, puis je l’ai vue s’en emparer avec l’intention de le vider. « Non ! » Ma main est allée en direction du verre mais il était trop tard, elle l’avait déjà retourné pour le rincer, toute la bière s’en était allée. Elle a eu la même expression d’étonnement en voyant ma main tendue devant elle, puis elle a haussé les épaules, ce qui a eu pour effet de relever son caraco, et de révéler une petite bande de peau décorée d’un minuscule tatouage. Mes yeux s’y sont fixés. Elle l’a remarqué. Elle a eu un sourire qui s’est aussitôt envolé pour laisser la place à une moue. Le tatouage a disparu, et c’était exactement comme s’il n’avait jamais existé. Mais je l’avais mémorisé. On aurait dit un petit animal, ou plutôt une curieuse créature, mi-animale, mi-humaine ; c’était intrigant, cette petite image de couleur verte qui glissait comme un serpent, elle me rappelait quelque chose, j’aurais voulu savoir si j’avais bien vu ; je lui aurais bien posé la question, mais je n’ai pas osé, et puis j’avais beau vouloir m’en défaire, la tasse m’était revenue à l’esprit avec une présence accrue, elle devenait une obsession. Dans quelques minutes, quelques heures, j’allais devoir rentrer chez moi. La fille aussi allait bientôt terminer son service, se changer, passer une robe peut-être, et l’attendre. Elle savait que l’homme reviendrait et je voyais qu’elle fixait déjà le tabouret où hier, à la même heure, il s’était installé. Penserait-il qu’elle serait encore disposée à répéter la scène de la veille, à cette même place ? Dès qu’il était allé vers elle, elle ne lui avait opposé aucune résistance. Sa volonté semblait imparable, il commandait. En tout cas, c’est certainement ce que moi j’ai craint, persuadé soudain de reconnaître cet homme, de l’avoir un jour rencontré. J’ai alors été littéralement pris de panique, mes jambes se sont dérobées. Je me suis vu m’agripper à la barre dorée du comptoir, et me hisser pour m’asseoir sur le siège. Je me suis calmé, j’ai même tâché de prendre une apparence désinvolte, me redressant d’un coup, de peur qu’on ne croie que j’avais bu et qu’on puisse me demander de sortir. Je me suis revu alors seul, comme hier, devant cette tasse, et j’ai su que je ne le supporterais pas. « À quelle heure finissez-vous ? » Elle était à l’autre bout du comptoir, elle servait un autre client, et je n’étais pas sûr qu’elle m’ait entendu. Je soupçonnais néanmoins un coup d’œil, furtif et réprobateur, qui entendait bien me signifier de me tenir à distance. En effet, elle m’a adressé une nouvelle œillade sans appel, me fixant droit dans les yeux lorsqu’elle est revenue à mon niveau pour attraper une bouteille sur l’une des étagères, puis c’était comme si je n’avais plus été là. Mais je n’y pensais déjà plus, j’étais déjà absorbé par l’idée qu’il fallait agir, que je devais lui parler au plus vite. J’ai saisi sa main qu’elle avait posée en appui et m’apprêtais à lui répéter ma question quand, en guise de réponse, il s’est passé tout autre chose que ce que j’avais échafaudé, car elle s’est retournée d’un bond. De surprise, par un réflexe qu’à rebours je m’étonne d’avoir eu tant j’avais avalé de bière, tant mes réflexes auraient dû être émoussés, j’ai voulu échapper à l’extension brutale de son bras, mais je n’y suis pas parvenu. Son bras a propulsé, directement, à pleine vitesse, sa main bien ouverte vers ma joue, et c’est ainsi qu’elle m’a gratifié d’une gifle bien sonore. J’ai cru entendre un marteau frapper une enclume. J’ignore comment j’ai fait, dans cet instant, pour garder mes esprits. J’aurais dû fuir, laisser cette folle, la chasser de mon esprit, abandonner l’idée stupide que j’avais eue de croire qu’elle accepterait de me suivre. Oui, j’aurais dû fuir, mais j’avais parfaitement eu le temps de voir que la bouteille, cette bouteille-là qu’elle voulait atteindre, placée un peu trop haut pour sa petite taille, l’avait obligée à réquisitionner dans son répertoire un geste qui avait tendu son sweat et révélé un autre tatouage, sur le haut de sa fesse droite. Il était tout aussi minuscule, et tout aussi vert que le précédent auquel il était comme une réponse, selon une diagonale qui lui aurait traversé le bassin. Ce tatouage représentait la même figure, mi-humaine, mi-serpent. Elle s’est rapprochée de moi en mordant sa lèvre, et c’est au moment où elle ouvrait la bouche pour me dire quelque chose – j’ai pensé qu’elle voulait s’excuser de m’avoir giflé, qu’elle cherchait en elle le moyen de se faire pardonner –, que l’homme est arrivé. Elle s’est immobilisée une fraction de seconde en l’apercevant et m’a aussitôt abandonné. J’avais déjà vu cet homme, il portait alors un vieil imper déchiré sous la poche droite. J’ai reconnu l’habit avant l’homme, et c’est comme cela que j’ai deviné qu’il était revenu. J’ai eu le temps de le détailler ; il portait, sous l’œil gauche, une légère cicatrice, et du même côté lui manquait un bras, l’imper pendait mollement. Je me suis dit que, désormais, même s’il abandonnait son imper déchiré, je pourrais le reconnaître à coup sûr. Je le haïssais déjà. Que voulait-il, cette fois-ci ? Car ce que cette femme portait tatouée sur elle était la représentation adamique de ce que les Dogon appelaient le « Nommo ». Et j’avais entendu, un autre jour, cet homme-là, qui portait le même imper déchiré et lacéré, mais dont la balafre et le bras manquant m’étaient cachés parce que je m’étais assis à sa droite au comptoir, conter à cette serveuse – allez savoir pourquoi, pour l’embobiner à coup sûr, encore que ce genre de femmes ne soient pas de celles à qui l’on puisse en conter – le mythe par lequel les jumeaux, dont elle portait sur elle les figures en tatouage, avaient été conçus par le dieu d’eau Amma, après le premier désordre de l’univers, quand une termitière s’était dressée devant son sexe bandé, barrant le passage, l’empêchant de pénétrer la fourmilière humide de sa femme qu’il venait d’étaler du lancer d’une boulette de glaise. « Mais Dieu tout puissant abat la termitière et s’unit à la terre excisée », avait-il dit alors. Elle lui avait répondu, du tac au tac, avec cette moue que je lui avais déjà si souvent vu prendre : « mais moi je ne suis pas excisée, et que je sache tu n’as rien d’un dieu », avant de faire demi-tour pour servir un autre client, avachi sur le côté et abîmé dans une sorte de torpeur qui le gommait définitivement du décor. Était-il venu là, ce soir, pour lui annoncer que de cette union perturbée ne sortirait pas un jumeau comme prévu, mais un être unique, le thos taures, ce renard pâle et incestueux, responsable des menstrues violettes des femmes soumises, et capables des pires bassesses et vilenies pour peu qu’on leur en donne l’occasion (et les occasions ne sont pas rares, l’Histoire peut s’en porter garante). Il s’est assis devant elle et, comme elle lui servait à boire, penchée à l’excès pour lui faire admirer ses bombes auxquelles il n’aurait jamais accès (ce qu’il ignorait encore à ce moment-là), l’homme lui a touché les cheveux au niveau des tempes et derrière les oreilles, et a commencé à raconter, de sa voix de fiel et d’abjection, comment les créatures suivantes, génies jumeaux créatures d’eau, en forme trouble de personne et de serpent, représentaient le couple parfait. Et, par ses huit membres, son chiffre était huit, le symbole de la parole. Je les ai regardés, j’ai compté leurs membres, ils étaient sept. Mon corps s’est relâché, et, en un instant, je me suis senti tranquille et rassuré. Un de plus et, ensemble, ils étaient maîtres de la parole. Mais, pour cela, ils devaient être huit, alors qu’ils n’étaient que sept. Ne m’étais-je pas trompé ? J’ai dû compter à nouveau et, c’était bien cela, il en manquait bien un, il n’y en avait que sept. Alors, je me suis dit que c’était le moment de partir, sans un mot, ni même un ultime regard en arrière dans leur direction. Je me suis efforcé de marcher d’un pas le plus normal possible, je ne voulais pas que ce départ soit une fuite, mais au contraire simplement une décision, la décision qu’il m’avait fallu prendre. Désormais s’ouvrait pour moi une perspective toute neuve, un horizon qui jamais ne m’était apparu aussi large. J’étais devenu léger, il me semblait qu’autour de moi les regards des passants se voulaient complices de cette inhabituelle légèreté, comme me semblaient parfois le témoigner certains sourires sur les visages que je croisais, à la manière de ces moments où l’on est tombé amoureux et qu’autour de vous se matérialise, sur la tête des gens, l’irréfutable constat de votre bonheur indestructible. J’ai alors revu comment il s’y était pris avec elle, et je l’ai haï davantage, car comment osait-il espérer pouvoir la gruger, elle qui, de toute évidence (et il suffisait de considérer sa manière de s’étaler, de sourire, de faire luire dans son regard des promesses de meurtre pour s’en persuader), simulait et n’attendait que le moment propice pour lui planter ses ongles dans les yeux ? Une autre fois déjà, il nous avait rejoints. Elle s’était complètement métamorphosée, soudain tellement sereine. Je ne la connaissais pas ainsi. Elle s’était rapprochée de lui sur la banquette et, lorsqu’il s’était mis à parler, elle s’était inclinée pour mieux l’écouter, exhibant volontairement la totalité de sa gorge blanche, à deux doigts de ses mains, et il lui avait parlé bas à l’oreille, niant ma présence, ou comme s’il me savait dans l’incapacité de l’entendre. Mais j’entendais tout ce qu’il lui murmurait, absolument tout, jusqu’à la moindre nuance syllabique et le plus petit soupçon de souffle, à ce point que ça aurait tout aussi bien pu être à l’orée de mon propre tympan que ses cochoncetés et immondices se déposaient. J’avais eu envie de vomir devant une telle indécence, devant cette façon répugnante et mouillée qu’il avait eue de susurrer ses mots, qui faisait qu’il lui parlait à l’oreille comme s’il avait parlé à son sexe. C’en était assez. Je n’ai pu en supporter davantage et les ai plantés là, lui et elle, elle qui, en définitive, n’était peut-être rien d’autre qu’une égérie à sa solde depuis le tout début de leur rencontre. Je suis sorti, ai pris l’avenue de l’Europe jusqu’à son extrémité où elle bifurque pour prendre le masque de celle des Nations-Unies. Je suis ainsi arrivé à la gare, me suis installé en terrasse, celle pourvue de ces parasols dorés qu’on ne trouve plus guère que dans les pays décharnés. J’ai pris une bière. Mon sentiment de légèreté s’est alors évanoui, et cette histoire m’a obsédé de nouveau. Quelle horreur ! J’ai commandé une autre bière pour faire diversion à mon imagination trop fertile, et pour que cette sinistre comédie cesse. Allait-elle cesser ? Je me suis efforcé, tout en me posant la question, d’observer un étrange couple qui se trouvait au fond, sous les ficus synthétiques et mordorés qui n’avaient rien à envier au parasol qui m’abritait, près de la porte faussement vitrée. Elle avait l’air très jeune, presque une lycéenne, sauf dans le comportement et l’attitude, avec une mine un peu désabusée : une grande punkette, un peu trop sexy à mon goût, et mal accompagnée d’une sorte de gros flic mou de série B, en civil, qui lui faisait visiblement des avances. J’ai cru, à l’arrivée de deux vieilles dames à la table adjacente, qu’il allait interrompre sa cour rapprochée et pressante, mais elle n’a cessé en rien, et peut-être, d’une certaine manière, n’a-t-elle fait que s’affirmer car j’ai senti, alors que j’avalais la première gorgée, qu’il n’était plus loin le moment où ses doigts se déploieraient pour aller agripper cette chair offerte, ou pour le moins qu’il pensait être offerte, ou qu’il pensait être en droit de s’offrir, ce que d’aucuns appellent liberté quand ils veulent déguiser un rapport de pouvoir d’une peau de sauciflard. Nom de Dje, je n’ai pu alors faire autrement que de faire le lien avec l’autre homme que, nom de dje, je venais de quitter, et avec lequel celui-ci n’était pas sans affinités, voire sans similitudes si, nom de dje, je considérais la manière dont il l’auscultait, dont il avait le corps déjà prêt à s’épancher, dont ses poings s’ouvraient et se refermaient. Au lieu de – crénom de nœud – me distraire de – crénom de nom – mon histoire que, nom de dja, j’avais voulu fuir, nom de djé, j’ai replongé et pensé à ce que disait ce type : « Nom de dje, je suis le maître de la parole ! » En d’autres termes, il suffisait qu’il ouvre la bouche pour que tout lui tombe dedans, et en particulier les filles et les dames dont dès lors il n’avait plus qu’à faire une bouchée, d’ailleurs on devrait penser, et même dire, que l’expression « faire une bouchée » ne pouvait être plus appropriée. Et puis quoi encore ? Crénom de nœud, me suis-je exclamé ! Qu’est-ce que cela voulait dire ? Pour qui ou quoi se prenait-il ? Et, comme sous l’effet d’une espèce de charme épistémique, c’est de nouveau l’autre que, nom de djé, j’ai vu en face de – crénom de quoi – moi, qui, profitant d’un souffle particulier et ravageur parcourant immeubles et édifices à travers la grande ville, était parvenu à se glisser sous la chemise de celui-là, pour en épouser l’aspect, la forme, la physionomie et l’anatomie, et se rappeler à – crénom de quoi – moi. Nom d’un songe, songeais-je, teigneux, déjà affligé de polluer ma pensée et mes mots d’interjections qui – crénom de nœud – me venaient malgré – crénom de quoi – moi, que le jour où il cesserait définitivement d’entraver – crénom de nom – mon chemin n’était ni pour demain, ni même après-demain, et peut-être qu’il n’arriverait jamais. De teigneux, nom de dje, je devins colérique et vindicatif, et c’est alors qu’il – cré de mé – m’est venu à l’esprit que c’était peut-être à – crénom de quoi – moi de le décider, et qu’il pouvait suffire que, nom de dje, je le décide et que, nom de dje, je me dise : « ce moment doit arriver » pour qu’effectivement, nom de djan, j’en sois débarrassé. Alors, c’est ce que, nom de djé, j’ai fait ; nom de dje, je l’ai pensé très fort, et j’ai murmuré : « Ce moment doit arriver. » Et, devant – cré de mé – mes yeux éberlués, ce moment est arrivé. Mais il n’est pas arrivé comme, nom de dje, je l’attendais, et au moment où, nom de dje, je l’attendais. Il y a eu d’abord l’autre homme, et son étrange compagne. Nous avions fait un jour connaissance, parce que, nom de dje, je ne parvenais pas à la quitter des yeux et qu’il était venu, crénom de nœud, me dire de laisser tomber, qu’elle était avec lui, et qu’elle était ici pour être tranquille, qu’ici, c’était un bar peinard, qu’on ne voulait pas d’histoire. Au fur et à mesure qu’il continuait, crénom de nœud, à me parler, à parler d’elle, d’elle et de lui, il modulait sensiblement le ton et, nom de dje, j’ai bien vu, à la commissure de ses yeux à elle, que ça commençait à l’amuser, qu’elle se trouvait soudainement devenue le centre d’intérêt, et que maintenant, ce n’était plus moi seul qui la fixais, mais toute la rangée des tabourets au comptoir. Même si elle n’a pas réellement répondu, crénom de nom, à mon sourire, nom de dje, je reste persuadé qu’elle, crénom de nœud, me remerciait inconsciemment de l’avoir sortie de la banalité de son état du moment, de son ennui aussi, nom de dje, je me dis, car maintenant que, nom de dje, j’y repense, elle n’avait pas l’air de franchement s’amuser. Elle assistait là à une sorte de joute théâtrale, bien que sous la forme d’un monologue, et également, alors qu’elle aurait pu prendre ça pour un délit de possession, il s’agissait bien, de la part de l’homme, d’une déclaration publique qui lui était adressée, et dont elle jouissait. Bon, nom de dje, j’avais bien sûr assez vite détourné les yeux de cette femme pour les plonger, crénom de nom, dans mon stout, un fameux stout sirupeux, âcre et sucré, comme j’aimais en boire dans ce pub de Londres où je passais mes soirées, le nez plongé dans le verre, mais l’homme m’avait rejoint pour s’asseoir à côté de moi. J’ai craint le pire, l’a-t-elle senti ? Presque aussitôt, elle nous a rejoints en emmenant son siège avec elle et lui a dit : « Arrête ! ». Comme par magie il lui a obéi. C’était incroyable ; ce type, qui nous avait tant gavés à jouer au maître de la parole, se tassait devant cette femme. Non ! Comment y croire ? Avait-il trop bu ? Qu’avait-il entendu au travers de ce mot ? vu au travers de cette femme quand elle s’était approchée avec son siège ? Un maître du silence ? D’un seul mot, elle venait de lui en imposer, ça m’a soudain empli d’une grande tendresse pour elle et, nom de dje, je me suis mis à la regarder d’un sourire, comment dire, béat, oui c’est cela, béat, la bouche ouverte, comme un gamin peut l’être au cirque, devant une sirène qui réalise un fantastique numéro de funambule, dans une musique de rêve. Elle, crénom de ma, m’a vu ainsi, perdu dans un spectacle dont elle ne pouvait pas vraiment savoir qu’elle était le centre, et elle a souri, un peu gênée de cette absence, de ce retrait du monde dans laquelle elle, crénom de nœud, me trouvait. Puis, comme pour, crénom de nœud, me ramener à elle, et à ce lieu improbable que je n’arrivais pas à quitter, s’adressant à moi puis à lui, elle a dit : « Qu’est-ce que vous prenez ? C’est ma tournée. » Nous avions tous déjà un peu bu, mais pas trop – je veux dire que, passé un certain point, on ne sait plus si on a bu beaucoup ou pas, j’ai même l’impression d’oublier parfois que je bois, ou que j’ai bu –, de sorte que le trio étonnant que nous formions maintenant semblait possible, dans le silence qui venait soudain de se faire. N’osant plus la fixer trop souvent, crénom de nom d’une pipe, mon regard traînait du côté de ses jolies jambes trop croisées sur le tabouret et, sans l’entendre, l’homme, pas celui dont elle venait de réussir à clouer le bec, mais l’autre, celui que, nom de djan, j’entendais en fond, il, crénom de nœud, me berçait de ses paroles. Aah ! Vous souvenez-vous de l’autre homme ? Comment l’oublier ? Celui-l…, nom de dje, je l’appelle « non … » p…rce qu’il retient les sons « … », les occulte et les empêche d’exister d…ns l… convers…tion, au point de rester quelque fois bouche bée comme un …bruti …vant de p…rvenir  … sauter ce son. Ç… rend l… convers…tion pénible. Lui – crénom de nœud – me reproche, et au monde entier, le défaut qu’ont ses environs de précéder le son « je » de l’expression « nom de dje », le son « mon » de « crénom de nom », le son « me » de « crénom de nœud », et ainsi de suite dès qu’il …pproche des environs. C’est ainsi que s’il vient, nom de dje je n’ai p…s le choix, nom de dje je deviens myzaute. …lors myzaute, dev…nt ce type insupport…ble, déj… rendu teigneux, colérique et vindic…tif p…r l’autre, le bell…tre, soi-dis…nt maître de l… p…role, myzaut s’est trouvé dépité au moment où c’est …rrivé. C…r le maître de l… p…role … voulu dire : …, mais aucun son n’est sorti. Ce n’était p…s comme myzaut l’…vait souhaité, p…rce que myzaut n’en était p…s déb…rr…ssé, mais son bec était cloué, c’était bien fait. Du coup, l’autre homme est remonté un t…ntinet d…ns l’estime de myzaut. Pas pour longtemps ! C… mom…nt précis a été c…lui qui a vu v…nir l… s…ul êtr… au mond… qu… j’aurais souhaité  n… p…s voir, celui qui m…nge l…s sons « … ». Non, p…s lui ! Ni une ni d…ux, nom d… Djé, j’ai fait c… qu’il f…llait : ouv…rt l… bouch…, …spiré un gr…nd coup pour l’…v…l…r. Il … voulu résist…r mais d’un coup d’un trait j… l’…i bouffé, puis vomi, d’un f…meux rot de stout. Dég…gé, …v…lé l’…v…leur de « e » ! Restait … s’occuper de l’autre. Qui d… nous …ll…it s’en ch…rger ? P…s moi.« Que voulez-vous que je fasse de ce type ? ai-je dit à la cantonade. Ses sons, il peut bien se les garder, j’en ai déjà bien assez des miens. » « Tyot de mâma », m’a dit mon voisin de tabouret, « so j’ateos è vytra pleca, ja na la prandreos pes è le làgàra. At da qyals suns vuylaz-vuys perlar ? So c’ast da cayx qya vyus eccymylaz, parmattaz-muo da rocenar cer ols na sunt jemeos qya las trecas da vus meleosas onfentolas. » Je l’ai regardé en deux fois, tandis qu’il se laissait le temps de souffler ou de rassembler ses pensées. Qu’était-ce ? Ce n’était pas de l’italien, pas de l’espagnol, pas du portugais, et il n’y avait rien de slave dans cette langue étrange, sauf peut-être sa façon de rouler les « r », que j’aurais pu rapprocher du hongrois. Il a fixé le bouffeur d’ « a », puis a porté son regard à côté, sur la fille, mais d’un air à la fois torve et dédaigneux, jusqu’à ce qu’elle s’en aperçoive et se mette, elle aussi, à le fixer, puis il est revenu à moi pour faire diversion car, tout en maintenant son regard exagérément vissé dans le sien, elle s’était mise à chanter une chanson rapide, dans une langue qui semblait inventée, comme si elle avait voulu poursuivre son discours à lui et lui répondre en s’en moquant ouvertement. Le bouffeur d’ « a » s’est redressé sur son siège, ce qui m’a paru être une mise en garde. « Meos na vuys màpranaz pes. » Ceci s’adressait sans doute à elle et à moi. « Ja n’eo roan cuntra las suns an gànàrel. Ca qya ja dàtasta, c’ast l’ampluo qya l’un an feot. » Elle s’est alors mise à émettre des gémissements, et à pousser de petits cris stridents. « Anpertocyloar la feot da las prandra puyr las amprosunnar dens das buotas cumma vuys la feotas. » Il a tourné la tête en direction de la fille, aux jambes trop croisées à force de marquer le tempo aux sons, de plus en plus délirants, qu’elle générait. « At qy’ast-ca qya c’ast catta puyfoessa ? » À voir la grimace qui, à ce moment-là, a déformé son visage blême, je me suis douté qu’il ne l’aurait pas mise dans son lit. Je l’ai regardée aussi. Elle riait. Son corps commençait même d’être secoué des soubresauts grandissants d’un fou rire qui venait l’envahir, et qu’elle laissait monter sans aucune retenue. Elle avait à présent les yeux remplis de larmes, et la salive, qui lui coulait parfois un peu de la bouche, donnait à ses lèvres une fraîcheur tellement provocante, comme un loukoum mou qu’on aurait sucé et qui brillait exagérément, donnant au visage une irradiation qui  a amené le silence. Puis son rire a cessé, d’un coup et, posant une main sur le genou droit du bouffeur d’ « a », elle lui a pris le visage, l’a enfoncé entre ses seins et, d’une voix de fausset, a singé l’autre, qui n’était plus très loin de l’apoplexie. « At lyo, ragerdaz la ! Cummant ast-ca pussobla qy’yna folla pyossa mattra yn humma dens yn tal àtet ? Selupa. » Elle s’est remise à rire doucement, tout en shampooinant la nuque de son compagnon. A suivi une série de mots courts et virulents, qui ne pouvaient être que des injures à l’adresse de cette fille. Par le coup d’œil qu’elle m’a lancé, elle me signifiait qu’elle avait bien compris que je ne me risquerais pas à me mettre de son bord, et qu’elle me fichait déjà dans le genre du mâle passif, et lâche, qui finit par préférer croire qu’en fin de compte, il est vrai, ces insultes, elle ne devait pas tout à fait les immériter. Ce n’était pas faux. Je voulais passer un moment tranquille, et me débarrasser de ce type avant que ça ne se gâte trop. Mais, installé dans une ébriété croissante, je me confinais hors du monde des décisions sages et rationnelles, et continuais d’entretenir notre conversation tout en jetant, l’air de rien, à intervalles réguliers, un coup d’œil ambigu à la fille. Elle commençait à me plaire, je la trouvais drôle. Jusqu’au moment où, se levant d’un bond, elle est venue à moi et, tout en me souriant distraitement, a versé le contenu de mon verre sur ma tête. Que pouvais-je faire sinon lui rire au nez, puis, attrapant par le bras celui qui allait devenir mon compagnon, quitter mon tabouret et me diriger vers la sortie avec l’autre à ma suite qui ne cessait de répéter : « Qy’ast-ca qyo sa pesse, meos qy’ast-ca qyo sa pesse ? Lêchaz-ma, lêchaz-ma ! » Il n’en était pas question, jamais je ne serais sorti de cet endroit seul, et ce type au langage étrange, dont curieusement je commençais à m’habituer, et mieux, dont quelques bribes m’étaient à présent compréhensibles, en valait bien un autre. « Vous n’allez pas rester avec cette pétasse dans ce lieu d’infamie, non ? » Nous sommes parvenus dans la rue, que j’ai traversée aussitôt pour me diriger vers la gare. L’autre glapissait, en tentant en vain de s’arracher à mon étreinte, mais pour rien au monde, je ne l’aurais lêchà, et c’est avec lui attaché à moi, comme une velosa, que je me suis campé devant le gyochat. « Un aller, s’il vous plaît. » « Oui, pour où ? » « Importe peu, je veux juste partir. Pour n’importe où. Choisissez. » La fille a eu un haussement d’épaules et fait aller ses doigts sur un clavier, jusqu’à ce que d’un boîtier sur le cûtà surgisse un rectangle de pepoar, qu’elle m’a tendu. « Quai 6, dans dix minutes. Mais… » « Oui ? » « Vous partez seul ? » « Oui, seul. Pourquoi ? » Elle a eu un regard sur mon bres droit tiré vers l’arrière. Je l’ai imitée, et comprenant : « Il faut payer un supplément pour las begegas ? » « Non. » J’ai glissé le ticket dans la pucha druota de ma vasta, et j’ai tourné les teluns. « N’oubliez pas de composter ! » m’a-t-elle crié alors que j’atteignais les qyaos. « Uy alluns-nuys ? » m’a demandé me velosa. « Je l’ignore. C’est le quai 6, c’est tuyt ce qya je sais, et je vais m’efforcer de ne pes lever le ragerd en y parvenant, et je vuys conseille d’an feore autant, et si vous le faîtes, de ne m’en roan dora, cumpros ? » « D’eccurd. » Quend la trein s’ast errâtá, des gans an sint descandus, qui perlé d’átreng lenguas. Certaines m’étaient rendues femuliàras par la proximitá du zogutu que je treîneis. An pranent eppui pour minter dens une viutyre, j’ai vi qu’il s’était le viutyre 15.  Si elle nous ammàna au doebla, alla fera sin office, j’ei pansé an ragerdent me velosa. Si j’avais eu avac mio das manittas, ja l’aurais ettecháe où in ragroup’ las begegas. Ja n’an n’avais pas, elors ja lui ei dit : Couchá ! quend ja ma suis assis. J’ei du m’assoupir, car une voix m’a réveillée : « Contrôla da pegegas ». J’ai ouvart les yeux, un gros type se tenait devant moi, un drôle de kápo en guise de chepaeo, avec à la main un instrument de pesée. « Ponmour, jon tybe, c’ast votra velosa à vos pieds ? qu’ast-ca qu’alla contiant, das fois ? » « Non, monsieur, je suis désolé, je ne sais ni quand ni comment ca chian est venu sa coucher è mas pieds », ai-je dit encore endormi, « mais, à bien y regerdar, est-ce vraiment un chian, qu’en dites-vous ? » « M’en dis, jon tybe, que c’est une velosa qu’il faut secouer voir, vous perjettez ? » « Je vous an prie, monsieur. » Le gros en kápi m’e ragerda comma si ja l’eveis insultá, puis il eccrochá l’autre par le col, il s’ast mis à couiner. « Jon tybe, ce begega n’est pas an règle, je l’ammàna avac moi. Berca qua vous croyaz feire la jelin è vous fouttra da le boira d’un honnâta fonctionneira, et da blus an bublic Elors, un conseil. Lè où vous ellaz, na dites jemeis plus Monsieur, c’ast ina unsilta. Ditas : Jontybe. » « Oui, d’eccord… Jontybe » « Marci. Un eutra consail. Pranaz hebituda d’intarvartir les lettres j et m, les lettres b et p, an plus das voyallas qui densant, einsi vous comprandreis le lengua du peys. Pon voyega et pian la pon mour. » Et il tourne las telons, an tirent l’eutra comma una velosa. « Ponmour Jadaje, contrôla de pegegas… » Las treins na sont pas des lieux da tous repos, mais un ratour au calme sa profileit, elors ma farjais las yaux bour ebbrandra un beu catta lengua, an silanca, dens ja tâta. « Pardonnez-moi, parlez-vous français ? » Ma fis d’apord calui qui n’eveit rian antandu, ijaginent démè una fainta d’una cojblica du contrôlaur bour voir si ma ja blieis pian è berlar lengua du beys, jeis da nouveau, le deje s’edrasse è joi : « Pardonnez-moi si je vous empêche de dormir, mais je suis très curieuse et je veux absolument que vous me parliez de votre chien, car voyez-vous, mon mari m’en avait ramené un semblable en cadeau de fiançailles, mais en un peu plus ocre. C’est vrai qu’il était aussi tout jeune, et encore très petit. » C’était une très jolie fille, aux lèvres un peu pulpeuses, aux vêtements très près du corps. «  Ma famille avait d’abord été un peu surprise et mon père, surtout, l’avait regardé comme s’il s’était agi d’une sorte d’enfant prématuré, né en dehors du mariage. Mais, de mon côté, j’ai très vite apprécié ce compagnon original, lorsque j’ai constaté qu’il savait chanter. » Elle parlait sans même s’occuper de savoir si je l’écoutais. Moi, je me demandais comment il était possible de porter des vêtements aussi serrés. À coup sûr, elle portait un corset et, dessous, un très joli corps. Je la dévorais des yeux, elle ne s’en rendait pas compte, pas le moins du monde. J’ai déplacé mon bras pour cacher une érection aussi plaisante qu’embarrassante. « Au début, je l’avais plusieurs fois surpris à répéter dans son panier un air que j’avais fredonné dans la journée, puis, en grandissant, il s’est montré bientôt capable d’exécuter des arias compliquées transcrites du baroque. Mon mari s’absentait très fréquemment, pour diverses raisons que je ne vais pas étaler ici, on n’en aurait pas fini. Nous faisions alors souvent, Oto et moi, ce que j’appelais “ nos après-midi ” ». Je laissais échapper un petit rire, une espèce de gloussement vite déguisé en toussotement car, avant qu’elle n’en parle, j’avais déjà imaginé les après-midi avec Oto, les vocalises qu’il devait lui tirer tout en la troussant hardiment. Je bandais de plus en plus, et j’ai commencé à transpirer fort. « J’invitais quelques amies et j’accompagnais mon Oto au violoncelle ou au piano, ou encore nous faisions des duos, et parfois même a capella. » Un coup d’œil rapide alentour m’a fait comprendre que, soudain, nous étions seuls dans le compartiment. Une irrésistible envie de la toucher m’a fait trembler. Elle a hoqueté. « Dites-moi, faisiez-vous également ce genre de chose avec votre animal, avant que ce rustre ne l’emmène avec lui ? » « Ce genre de choses, dites-vous, quelle genre de choses ? » « Mais, chanter pardi, votre animal ne chantait-il pas ? » Je soufflais au point que je pensais défaillir, je ne pouvais plus tenir. « Hhm, si, très bien même, c’est un maître en la matière, mais ce n’est pas l’animal auquel vous pensez. Voulez-vous le voir chanter, vous êtes si curieuse me disiez-vous ? » « J’aime tant les maîtres chanteurs, ce serait un grand plaisir. » D’un seul geste, je dégrafais mon pantalon pour exhiber devant elle une splendide érection. Un cri de surprise lui échappa. « Oh quel joli minois, laissez-moi l’embrasser. » Elle a approché ses lèvres pulpeuses tout en me jetant un dernier coup d’œil plein de malice, mais, juste au moment de poser ses lèvres sur mon gland, elle a ouvert la bouche qu’elle a refermée d’un coup sec. J’ai hurlé de douleur, elle venait de m’arracher le gland cette folle, le sang pissait de partout, et elle riait, mon sang au coin des lèvres elle mastiquait ma chair. À ce moment-là, j’ai entendu la voix du contrôleur, il s’approchait du compartiment. J’ai ragrafé mon pantalon tâché de sang, je tremblais d’horreur. « Ponmour ici. Jadaje, Jontybe. Jondiau ! Qu’ast-ca qui ça pessa ? Qua ? Qua ? » Il m’a regardé, puis a regardé la fille qui mâchait, puis est revenu à moi avec une drôle de moue qui m’a semblée plus proche de la curiosité que du dégoût. « Qué préto té nité ma miya bullat pier ? » Je n’ai pas compris un traître mot de ce qu’il m’a dit, mais que pouvait-il demander d’autre que mon billet ? Je lui ai adressé un sourire, ai plongé la main dans la poche droite de mon pantalon, sur lequel la tache ne faisait que s’agrandir. Il n’y était pas. Par contre, j’y ai découvert un corps étranger sur lequel mes doigts surpris se sont immobilisés, puis crispés : je ne rêvais pas, une main qui n’était pas la mienne s’était introduite dans ma poche, à mon insu, et était maintenant appuyée sur ma cuisse. Mon regard a suivi le prolongement de cette main qui rejoignait, sans conteste, l’épaule d’un homme sous moi, sur les genoux duquel j’étais assis. J’avais juste réussi à percevoir qu’il était très barbu. Comment avais-je pu ne pas m’en rendre compte, comment en étais-je arrivé là ? Je n’osais même plus me retourner, du moins voir son visage. J’ai repensé au contrôleur qui attendait devant nous, et j’ai fouillé ma poche autour de la main pour en sortir le billet, mais je ne l’ai pas trouvé. J’aurais pourtant juré qu’il y était. J’ai sorti ma main ensanglantée tandis que celle, si blanche, de ma voisine passait devant mon nez pour lui présenter le sien. Le contrôleur l’a composté, le lui a rendu et de nouveau s’est tourné vers moi. Il a remarqué le sang sur ma main, et s’est un peu reculé vers la porte du couloir. « Jontype, qu’ast-ca qui ça pessa ? » Je lui ai fait comprendre que tout allait bien, qu’il ne fallait pas s’inquiéter. Il a semblé se calmer, contrairement à moi qui, à ce moment-là, n’ai eu d’autre ressource que de me lever, pour agripper ma veste et y chercher le titre de transport qu’il attendait toujours. Mais la main du barbu m’a retenu, fermement, sur le siège fripé et d’un autre âge. Que faire ? J’ai fait un signe au fonctionnaire, en direction du filet situé au-dessus de la tête de la fille ; il a saisi la veste et, après un coup d’œil sur ma main rouge et visqueuse qui, à ce moment-là, aurait parfaitement pu figurer à l’étal d’un boucher, sans que qui que ce soit n’y trouve à redire tant elle avait désormais l’apparence d’un filet de mouton, il a fouillé sans rien en sortir et, finalement, me l’a lancée sur les genoux, avec rien de moins que du dégoût. « Byit na pranaz pyis im onvàcola, ol m’u e soam demt bysta syrchym ! » De la même manière que lui, je l’ai vainement explorée, je pensais y avoir certainement glissé mon billet dans la pochette, mais je ne parvenais pas à mettre la main sur quoi que ce soit. Mes papiers, mais aussi les clefs, et d’autres objets précieux qui s’y trouvaient, avaient également disparus. Ma tête s’est mise à tourner, j’étais déboussolé, incapable de réfléchir. À droite, la jeune mastiqueuse fixait maintenant la tâche de mon pantalon ; elle ne cessait de s’agrandir, alors que l’homme sous moi s’était mis à siffler, et à me faire sauter doucement sur ses genoux, en relevant les talons en cadence. Rassemblant mon énergie, j’ai brusquement forcé sa main hors de ma poche, et j’ai bondi de mon assise. Le barbu a tenté de me retenir par le pantalon dont je pensais avoir bouclé la ceinture. Elle ne l’était pas, et le pantalon est tombé à mes pieds, emportant avec lui le regard du contrôleur et celui de ma voisine qui (et je n’ai jamais su s’il y avait un rapport ou non) a alors ouvert la bouche pour en laisser choir le contenu sur le sol. Machinalement, le regard du contrôleur s’y est posé, puis est allé en direction de mon entrejambes, dissimulé par les pans de ma chemise. On n’en voyait rien, sauf le sang qui continuait à en couler, mais il n’était pas nécessaire d’en voir quoi que ce soit pour comprendre ce qui s’était passé, et ce qui était en train de se passer. Il m’a alors dévisagé, avec quelque chose dans l’expression qui tenait tout autant de la crainte que du respect (« awe » dirait tout simplement l’Anglais), et est retourné dans le couloir dont il a refermé la porte, sans cesser de me fixer. Alors le vilain barbu s’est levé, a poussé le loquet de la porte coulissante et a minutieusement tiré les rideaux. C’est à ce moment-là que je me suis évanoui. Pourtant, j’entendais qu’on parlait autour de moi. J’ai reconnu la voix de la fille. « Sur le coup, je me suis dit qu’il le faisait exprès, que c’était juste pour ne pas payer sa place. Il fait partie de ces cocos-là, vous pouvez me croire – j’en ai connu plus d’un et j’en connaîtrai bien d’autres ; c’est ma destinée, ou mon destin, si vous préférez ; ma mère me le disait déjà quand j’étais pas plus haute que cela : avec la tête que t’as, t’en auras toujours plus à l’intérieur qu’à l’extérieur, malheureusement tu seras un garage, ma petite –, mais lorsque le contrôleur s’est agenouillé pour le secouer, je me suis bien rendu compte qu’il était vraiment dans les pommes, et c’était bizarre tout à coup, avec son pantalon sur les pieds et, à présent que sa chemise était en désordre, tout son truc qui manquait, et tout le sang partout. » « Et qu’est-ce qu’il lui est arrivé, d’après vous ? » « Je sais pas. Je devais être endormie. J’ai rien vu, rien entendu. » « Et vous ? » Il a tourné la tête vers le contrôleur qui était toujours dans l’encadrement de la porte comme si la scène en était restée au stade précédant l’arrivée du commissaire des trains. « Nyo, ja m’eo roam è dora. J’eo danendà tym vollas, ol ma l’ebeot pet, j’alleot barvelotar, c’ats syis. » « Et vous n’avez aucune idée de ce qui lui est arrivé ? » J’avais du mal à comprendre pourquoi le contrôleur ne parlait plus la langue qu’il m’avait conseillé d’apprendre. Il m’a semblé qu’elle était devenue évolutive. En rassemblant mes souvenirs et avec un effort de déduction, j’ai compris qu’il venait de dire : « Moi, je n’ai rien à dire. J’ai demandé son billet, il ne l’avait pas, j’allais verbaliser, c’est tout. » Mais, je l’avais mon billet ! Qui d’autre que la fille aurait pu me le prendre, nous étions seuls dans le compartiment. Soudain j’ai tout compris. Toute son histoire, son Oto chantant, son intérêt pour les maîtres chanteurs n’avait eu qu’un seul but : me subtiliser mon billet. Et cette garce avait cru bon de devoir m’arracher le gland pour y parvenir. Du coin de l’œil, j’ai vu le pied de la fille pousser le reste de sa déjection sous la banquette, et j’ai eu du mal à contenir mon envie de le signaler au commissaire des trains. Mais n’étais-je pas mieux, allongé sur ma banquette, à attendre la suite des événements ? « Bon, pour le moins, il faudrait le soigner. » « As tym vollas ? » a fait le contrôleur. « Nous réglerons son histoire de billet plus tard. Vous ne voyez pas le sang qu’il perd ! Est-ce qu’il avait des bagages ? » « Uma valosa. » « Allez la chercher et faites venir la civière, ainsi que la trousse d’urgence, nous le descendrons à la prochaine gare. » Quand le commissaire des trains a vu de quel genre de valise il s’agissait, il s’est exclamé : « Très bien, si je ne m’abuse, voici un bagage qui porte sur lui de quoi réparer ce monsieur. » Que voulait-il dire ? Soudain le commissaire a soupesé, d’une main assurée, l’entrejambes de mon bagage, avec satisfaction. « Oh oh, j’ai l’impression que notre estropié ne perdra pas au change. » Le bagage poussait de petits cris, il ne pouvait rien faire d’autre, il avait été bâillonné, les mains liées dans le dos. Après avoir fouillé la trousse d’urgence, le commissaire des trains s’est retourné vers moi, une seringue à la main. J’ai eu à peine le temps de regretter avoir simulé une perte de connaissance, quand j’ai senti une piqûre dans la fesse, puis un grand flou, puis rien. Puis une douleur diffuse à l’entrejambes, et une odeur d’hôpital. J’ai ouvert les yeux. Un visage – le même que celui de la fille du train –, celui d’une infirmière, était penché sur moi. Elle mastiquait un chewing-gum en souriant, un chewing-gum rose dans lequel elle a introduit sa langue tout en le gonflant, de manière à matérialiser une sorte de gland rebondi et luisant, d’une taille tout à fait suggestive. Elle a maintenu la gomme dans cet état un moment en me fixant puis, faisant éclater la bulle violemment, elle a éclaté de rire. « Tout va bien, monsieur l’aventurier, considérez-vous comme sauvé, au moins de ce côté-là ! » Et elle a refermé la porte de la chambrée. J’ai cru déceler un léger clin d’œil, mais surtout un mouvement du menton, pour m’indiquer le mur. Je me suis relevé sur les coudes et j’ai constaté que j’étais dans une chambre double, assez vétuste et étrange pour un hôpital, comme si l’on avait investi un vieil hôtel particulier pour en faire une clinique de campagne. Devant moi, il y avait encore une cheminée à tablette et montants de faux marbre, mais dont on avait muré l’âtre et conservé uniquement l’élément décoratif. À ma droite, une fenêtre, qu’on nettoyait visiblement juste à hauteur d’homme ; à ma gauche un paravent, assez bas, tendu de toile cirée imprimée. Un second lit se trouvait là, j’en devinais le pied au bout du paravent. Je me suis redressé un peu plus pour tenter de voir si j’avais de la compagnie. Un corps y reposait, la tête tournée vers le mur du fond. Il ne bougeait pas mais je n’ai pas eu la force de vérifier s’il respirait, car mes bras ont cédé. La tête me tournait, à cause de l’effort consenti à satisfaire ma curiosité. J’ai guetté un moment, tendu, en silence, mais pas le moindre bruit de souffle ne parvenait à mon oreille. Il fallait que je sache, j’ai tenté de me lever. Je me suis aussitôt étalé sur le balatum. Ma cheville gauche, je ne m’en étais pas encore rendu compte, était attachée au pied du lit par une paire de menottes : j’étais un prisonnier. Et, de plus, contraint de rester en compagnie d’un voisin ; pour l’instant, tout semblait m’indiquer qu’il ne serait plus tout à fait vivant. Une alarme s’est mise à clignoter. Dans ma chute, j’avais emporté et arraché mes perfusions. Avant même d’avoir le temps de remonter sur le lit, j’ai su qu’une agitation allait se produire, en réaction à l’alarme qui avait secoué la totalité des compartiments. J’ai entendu une cavalcade dans le couloir, la porte s’est ouverte, deux molosses nus comme des vers se sont précipités sur moi, m’ont jeté sans ménagement sur le lit, m’ont menotté les poignets de chaque côté du lit avant de disparaître, pendant que l’infirmière, évaporée et impavide, souriait de toutes ses belles dents, son chewing-gum informe et gluant toujours en bouche. « Eh bien, que vous est-il arrivé ? Vous avez raté une marche ou quoi ? Ne vous inquiétez pas, je vais vous rebrancher tout ça en un rien de temps. » « Dites, mademoiselle, je voudrais comprendre, que m’a-t-on fait ? et qui est là derrière le paravent ? et qu’est-ce que fait ce paravent là alors que nous sommes censés être arrivés ? » « Vilain curieux », m’a-t-elle dit en faisant exploser son chewing-gum. Puis elle s’est approchée de moi, en esquissant un mouvement de danse, une espèce de boléro agrémenté de paso-doble sur lequel on n’avait peu de peine à deviner des accents de samba. Sans son uniforme d’infirmière, j’aurais pu croire qu’elle voulait me faire la danse des cinq voiles, telle celle que cette chère Razad aimait à déployer pour ses mamelouks favoris. Elle s’est assise au bord du lit, s’est penchée vers mon oreille en posant une main sur mon bras, qu’elle s’est mise à caresser du bout des doigts. « Je ne devrais pas vous le dire, mais celui qui est derrière le paravent n’en a plus pour longtemps. » « Qu’est-ce qu’on lui a fait ? et qu’est-ce qu’on m’a fait ? et qu’est-ce que l’on va me faire ? » « Je vais te le dire, vilain petit canard trop curieux. » Ce disant elle a approché sa langue de mon oreille pour l’y introduire, en bavant comme un escargot. « S’il vous plait, mademoiselle, j’ai horreur de ça. » Menotté, je ne pouvais lui résister, et les torsions de mon cou destinées à échapper à son organe visqueux n’ont pas eu le moindre effet. « Toi, toi, toi, tu vas me rendre folle, je ferais tout pour toi, tais-toi ne dis rien, je vais tout te dire. Oh et puis non, je ne te dirai rien, mais je vais te faire sortir d’ici ce soir, cette nuit, et dans une semaine au plus tard, tu me rendras folle, oui folle ! » Et elle a encore enfoncé sa langue pointue dans mon oreille. « Je vous en prie, pas l’escargot, pas l’escargot, non je vous en supplie ! » « Tais-toi, vilain, ou je te fais taire pour toujours ! » et elle a brandi une seringue jaunâtre d’un air menaçant, qu’elle a enfoncée dans le bras qu’elle me caressait. Avant de sombrer j’ai pensé : une folle, c’est une folle… J’ai repris connaissance au son d’une voix qu’inconsciemment j’avais, par réflexe, vérifiée comme n’étant pas la sienne. Aussi, prudemment, je n’ai pas immédiatement ouvert les yeux, et je me suis efforcé de ne remuer aucune partie de mon corps, conservant de la même façon un rythme lent et régulier à ma respiration. On m’avait déplacé, c’était sûr, mais où ? J’ai tendu l’oreille pour tenter d’isoler un indice quelconque qui aurait pu me renseigner, mais tout restait extrêmement diffus. J’ai ouvert les yeux, je n’ai vu que du jaune, un ocre très profond illuminé par le moucharabieh devant la fenêtre sans vitre. La voix s’est de nouveau fait[OZ1]  entendre, elle venait de l’extérieur, non du bâtiment, et s’exprimait dans une langue que je n’ai pas identifiée. Du bâtiment, rien ; je semblais en être le seul occupant. Je me trouvais dans une chambre qui n’avait rien d’une clinique, mais plutôt d’une chambre d’amis. En guise de table de chevet, un secrétaire de style colonial et, posé dessus, j’ai reconnu mon carnet de notes. Je me suis levé du lit avec une agilité surprenante. Je me sentais en forme, reposé. Risquant un œil au travers des interstices du volet, j’ai vu le reste de la maison, un mur devant, assez élevé et, saisissant mon cahier, je suis sorti en l’emportant dans mes bras comme s’il allait avoir froid. Au bout du patio, une jeune femme peignait à même le mur, sur sa partie gauche, située à l’ombre. Elle exécutait une sorte de fresque urbaine délirante, tout en remuant des reins au son de ses écouteurs. Elle était coiffée d’une façon tout aussi démente, mais, quand elle s’est mise à chanter, elle n’avait soudain plus les mêmes traits d’adolescente, elle était devenue une femme. Je suis allé vers elle et, lui tendant mon carnet où j’avais dessiné une locomotive bleue, je lui ai demandé de m’emmener dare-dare à la gare. Elle avait compris, elle a hoché le chef, elle acceptait. D’autorité, j’ai plongé ses pinceaux dans l’eau tiède et, la dirigeant vers le portail, j’ai pris le bras de celle que maintenant j’emmenais au long de cette trajectoire éthérée, en direction d’une « re-destination au centre des cornues » dont je ne connaissais rien encore. On était à présent bien loin de Naomi, la petite perfide à l’esprit salace et malice. J’aurais dû être surpris, car jamais une seule fois Naomi n’avait occupé mes pensées depuis sa disparition de ma vie, mais j’ai accepté cette transformation, sans rechigner, comme si j’avais déjà eu la conscience que rien de tout cela n’était vrai, et que j’allais me réveiller dans quelques instants. Nous avons couru en riant et lorsque nous sommes arrivés à la gare, un train s’ébranlait. Nous sommes montés, mus par je ne sais quel carburant d’exception, moi étant à la fois le véhicule et le pilote de ce véhicule, elle se serrant contre moi, ensorcelée. Fini, Naomi et sa bonnette d’infirmière claquant dans le vent comme les ailes d’un oiseau agile des mers d’ailleurs, j’imaginais encore sa seringue à la dimension, à présent, d’une batte de base-ball dont elle fouettait l’air, en hurlant des imprécations. « Aya yohé, alala ! » C’était terrifiant mais je me suis ressaisi car, en même temps, ce qui nous arrivait s’annonçait si exaltant que j’en avais les larmes aux yeux, et plus nous nous rapprochions, plus j’étais loin des nuages sombres de la veille, et plus je sentais cette exaltation monter en moi, identique, sans nul doute, à celle qu’avait dû connaître Hans Pfall, lors de son périple jusqu’à la lune. Plus jamais je n’entendrais : « Haoyé hoya lala ! » Elle en bavait de joie, et cette bave, sortant de la bouche de Naomi qui ne l’ouvrait que pour y glisser des pastilles, m’a encore fait frissonner. Mais ce n’était pas elle, j’avais déjà eu tendance à l’oublier, et comme nous dépassions la stratosphère de cette station stellaire (elle revêtue à présent d’une peluche d’amiante, ce qui à mes yeux la désignait définitivement comme pingouin, et moi d’un poncho fait d’un tressage de quarks fins qui m’avait très bien protégé lors du passage de la stratosphère), son véritable visage est revenu et, avec lui, dans un frisson, le souvenir de cette partie intime qui était mienne avant qu’elle ne me castre, et dont elle s’était délestée au moment de l’arrivée du commissaire des trains. Trains ? Mais, au fait, de quel train s’agissait-il ? J’ai ri pour ne pas pleurer en pensant à la substitution de mon intimité. Comme les glissements de langues peuvent être savoureux pour peu que l’on s’y arrête et s’y attache ! Train ! J’ai pouffé de nouveau en observant mon esprit procéder à la substitution puis, l’un amenant à l’autre, en suivant mes doigts qui partaient à la recherche du sien. « Haya ho lé ! » a-t-elle glapi, alors que je le touchais et que les prémices lunaires se faisaient jour dans le ballet des scories satellitaires qui, désormais, agrémentaient les ténèbres de notre espace. Ah, j’aurais bien aimé me voir à ce moment-là, accroché à cette infirmière mastiqueuse et projeté tel un obus en direction de la Lune, moi les mains attachées à la sienne qui s’agitait dans tous les sens, elle vociférant de tous ses poumons et invectivant chaque poussière qui lui effleurait la joue. Ah, quelle belle joue, et quel beau couple nous devions former aux yeux d’une quelconque tribu de créatures d’autres sphères en villégiature dans notre univers ! Et puis, nous sommes arrivés. Très vite, le sol est venu à notre rencontre et, au beau milieu d’un cratère, nous nous sommes posés. Il y a bien eu un peu de poussière et un rien de frayeur, mais quelle magie, quelle féerie !... Je l’ai lâchée et me suis mis à pivoter sur moi-même pour contempler la splendeur de ce paysage que, jusqu’à présent, seuls des cartoonistes et un reporter puceau accompagné de son chien avaient arpenté. « Et Lang, qu’est-ce que vous en faites ? » Je me suis retourné : devant moi se tenait Pfaall, dans l’appareil qui l’avait rendu célèbre… « Lang ? Vous voulez dire Tchang, car à puceau, puceau et demi ! Pardonnez-moi mais, si je ne fais erreur, vous êtes Monsieur Hans Pfaall, n’est-ce pas ? Vous allez rire, j’ai eu l’occasion de lire un compte rendu de vos aventures il y a peu, des plus plaisants autant que fantaisistes, il se terminait par le sous-entendu que vous étiez un escroc, que vous n’étiez jamais venu jusqu’ici, n’aviez jamais quitté Rotterdam, sauf peut-être pour une expédition outremer de laquelle on vous avait vu revenir avec de l’argent plein les poches, déjà prêt à le dépenser en beuveries d’ivrogne dans quelques bars mal famés des faubourgs, j’ai beaucoup ri, qu’en dites-vous ? » « Eh bien je vous dis tout le bien que je pense des bars des faubourgs de Rotterdam, et aussi de Bruges et d’Amsterdam, et le peu de bien que je pense de ceux qui me jalousent. Quoi qu’il en soit, je sais leur rendre leur jalousie – je les emmerde, “ bren sur eux ” à l’occasion en les survolant de mon fier mongol – et, si vous voulez bien m’accompagner, j’aurai plaisir à vous proposer de les emmerder à l’occasion, avant de vous faire partager ma légendaire ivrognerie. Cela me fait penser qu’il est déjà l’heure de l’apéritif, et que je ne vous ai encore rien offert à boire. Je vous emmène, et permettez-moi de vous régaler. Mais empruntons le passage soulunain, vous n’avez pas votre parastein et nous sommes en pleine saison des pluies. Je serais désolé si un malheureux météorite était responsable d’un accroc à votre spencer. » Pfaall s’est dirigé vers l’entrée aménagée d’une petite grotte dont le couloir s’est illuminé automatiquement à son passage. Au fond, un puits circulaire était recouvert d’une sorte de nacelle métallique peinte en jaune vif, surmontée d’un cigare vertical, vibrant sous la pression. Il a fait coulisser le portillon, l’a fait glisser en sens inverse à la suite des passagers et, levant le bras, il a déverrouillé la valve du cigare et le véhicule s’est mis à descendre jusqu’à une étroite galerie éclairée, environ tous les dix mètres, de lustres XIXe de l’école Murano. Montrant l’exemple, Pfaall a enfourché la première des mondbrettes – je n’ai rien voulu dire, mais je les ai trouvées de fort mauvais goût ; je leur aurais volontiers donné le nom d’immondes brouettes – qui étaient rangées sur le côté, et en avant la troupe ! l’équipée s’est gaiement ébranlée. « L’arrêt Mer d’Ecosse est à deux kilomètres, nous y trouverons les meilleurs whiskies que j’ai pu emmener jusqu’ici. Le L&J-Bar est mon établissement pilote, pourrais-je dire. Après l’avoir créé, j’ai tenté de le faire fonctionner avec des autochtones, mais ils sont lunatiques, ça n’a été que déboires, aussi j’ai décidé de procéder autrement. Lors d’une virée sur la planète mère - je veux dire la Terre, mais vous aviez compris, n’est-ce pas – j’ai cherché à retrouver de vrais tenancières de bars que je connaissais déjà ; vous allez voir, j’ai convaincu deux fillettes de m’accompagner jusqu’ici pour s’en occuper. Lulu est irlandaise, et elle a embarqué avec elle sa petite amie Jeanne. Pour vous dire que c’est chasse gardée, elles sont comme cul et chemise ! » Une fois arrivés, un panier semblable au premier a ramené tout le monde en surface, au bord d’un petit patio couvert d’un large filet bien tendu, et qui se prolongeait jusqu’à recouvrir intégralement le toit de l’établissement. Sur le côté droit, un ravin presque insondable recueillait, grâce au balayage automatique du filet, les cailloux et déchets de météorites qui venaient là terminer leur errance galactique, tout en augmentant insensiblement le poids du satellite. On s’est installé au bar. « Hello, mes belles ! », a lancé Pfaal joyeusement. « Un flacon de Bell pour la route, et deux de mon meilleur whisky, on the rocks. » Puis, se retournant vers moi : « Et ensuite, nous y allons ! L’appareil qui m’a rendu célèbre nous emmènera, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. » Si l’on voulait en croire l’inscription sur son cache-cœur, c’est Lulu qui est venue servir, en fredonnant l’air qu’émettait le piano mécanique. À sa suite est arrivée une fille menue, aux yeux rieurs, qui a salué l’assemblée d’une révérence avant de s’approcher du piano et de commencer à chanter. Les autochtones ont applaudi. Ils ne ressemblaient pas tous au vilain nain décrit par Poe, malgré leur teint gris et passablement ombrageux. J’ai supposé que la fille qui chantait était l’amie de Lulu, qu’il s’agissait de Jeanne. Elle était très belle, ses yeux rieurs et son étrange beauté m’ont donné l’air rêveur, Pfaall l’a remarqué. « Elle vous rappelle quelqu’un, n’est-ce pas ; Jeanne fait cet effet-là, personne ne peut y résister. » « Vous avez raison, mais je ne saurais dire à qui elle me fait penser. Je vais vous faire une confidence, Pfaall : toutes les filles qui me font rêver me renverront malheureusement toujours au même rêve d’une même fille. » Pfaall a commandé deux autres whiskies. « Voulez-vous me faire le plaisir de ne pas laisser votre rêverie glisser en mélancolie, ce serait absolument détestable, et incompatible avec le voyage que nous allons entreprendre. Mais, peut-être voudriez-vous que nous emmenions votre amie, celle avec qui vous êtes venu, qui était attifée comme un pingouin ? » « Oh ! laissons-la, voulez-vous, elle ne supporterait pas les vapeurs des bars, et pour voyager elle préfère les trains. Par ailleurs, il faut s’en méfier, elle a la bouche gourmande. » « Alors, embarquons ! Mais dites-moi, comment puis-je vous nommer ? » « François Rabebeau si cela vous convient. » L’appareil de Pfaall, toujours couvert de journaux crasseux, fonctionnait admirablement, et d’une façon on ne peut plus simple que je ne saurais expliquer. Il n’avait cessé de l’améliorer. J’ai quitté la lune en sachant que je pourrais y revenir, avec mon nouvel hôte dont la compagnie était fort agréable, et le whisky délicieux. La bouteille de Bell a tout juste suffi pour le temps du voyage, nous en soufflions à tour de rôle les exhalaisons dans le condensateur d’atmosphère. C’était l’une des améliorations les plus spectaculaires de l’appareil de Bell, qui fonctionnait désormais aux vapeurs d’alcool pour les besoins humains, ce qui les rendaient volubiles, gais et amicaux, tant et si bien qu’entrés dans l’atmosphère, Pfaall me tutoyait déjà. « François, qu’est-ce que tu dirais des faubourg d’Amsterdam ? » « Amsterdam ? Non. Je ne goûte guère Amsterdam. Pardonne-moi l’expression, mais Amsterdam, ça pue. » « Oh ! » « Cette ville est trempée jusqu’à l’os ; on dirait une vieille pute qui perd ses eaux. Non, merci. » « Je trouve que tu exagères », m’a-t-il dit en me tendant le tuyau d’où s’est échappé un nouveau cru d’une région du côté d’Aberdeen. « Alors, Hongkong ? » « Tu n’y penses pas, mon vieux. Avec tous ces demi-Chinois. » « Jeanne aime beaucoup Hongkong. » « Eh bien, qu’elle y aille donc ! » Il a haussé les sourcils. « Ce n’est pas très gentil pour elle… » Comme un fait exprès, elle est précisément entrée à ce moment-là, et m’a lancé un drôle de regard en refermant la porte de l’habitacle, un regard qui m’a fait me demander si elle n’avait pas perçu mes dernières paroles. « Oui », ai-je continué, « c’est ce que me disait souvent un type que j’avais rencontré là-bas, kelly aïe dong, une drôle d’expression dont je n’ai jamais vraiment saisi la signification exacte. » Je n’étais pas très fier de ma diversion ; j’avais cru qu’elle allait saisir le premier degré pour en sourire, et se moquer gentiment de moi et de ma désobligeante esquive, mais tout a pris un tournant inattendu. « Peste soit des menteurs », a dit Jeanne. « Qu’est-ce que tu veux dire ? » a fait Pfaall pour me sauver la mise. « C’est ce que ça veut dire : peste soit des menteurs, et ton ami le sait très bien. Il faudrait juste qu’il soigne sa prononciation, mais pour le reste il sait très bien de quoi il veut parler, n’est-ce pas, cher Pfaall’s friend ou very-simili ? » Elle s’était assise entre nous deux et avait attrapé le tuyau pour se servir un verre de Glasgow Must. Le mien était vide, mais Jeanne m’hypnotisait. Son regard ne m’avait pas quitté. Son corps, presque collé au mien, dégageait la chaleur d’un animal prêt à charger, et je commençais franchement à me sentir mal à l’aise. « Il n’empêche », ai-je dit, « c’est hors de question, d’autant que, pour tout t’avouer, c’est là que j’ai rencontré Naomi. Et… » « À Hongkong ? » « Non, à Amsterdam, voyons ! » Nous avons tous les deux regardé Jeanne dont le visage, tandis qu’elle sirotait son pur malt, s’était agrémenté d’un sourire énigmatique et ingénu. « N’est-ce pas, François Rabot, que c’est à Amsterdam que vous avez rencontré cette mijaurée ? » Avait-elle fait exprès d’estropier mon nom ? Bientôt, je n’ai plus eu aucun doute, elle m’avait déclaré la guerre, sans plus aucune sommation. « N’est-ce pas monsieur Nabot ? Dois-je enseigner à notre cher auditoire à quel point vous vous fûtes distingués à Amsterdam, Naomi et vous ? » J’ai plongé dans mes souliers, m’attendant à d’intimes et secrètes révélations tandis que Pfaall, tout en faisant l’effort de prendre un air indigné, jubilait dans sa barbe du tournant que prenaient les évènements. Et là, j’ai reçu l’estocade écossaise. « Mon cher Pfaall, ton protégé est un minable, et surtout un faisan ! », a articulé Jeanne à son oreille. « N’est-ce pas monsieur Nabot ? » a-t-elle hurlé à la mienne, avant de me la mordre jusqu’au sang ! Je me suis relevé d’un trait pour lui échapper, craignant un nouvel acte de cannibalisme sur ma personne. Mais qu’avaient donc les femmes autour de moi à se comporter de la sorte ? Avais-je affaire encore à de réelles humaines, ou étais-je entouré d’envahisseuses androïdes névrosées ? Je ne parvenais plus à reprendre mes esprits, saisi d’une sorte de panique qui m’envahissait et que je n’arrivais pas à maîtriser à cause de la douleur aiguë que la morsure lançait à mon appendice blessé. Je l’entendais parler, s’adresser à moi avec d’amples gestes lyriques, mais je ne saisissais aucun sens des mots dont elle inondait Pfaall qui, petit à petit, ça, je l’avais tout de même relevé, refermait son sourire amusé du début pour prendre un air dégoûté et méprisant. « Et dire que je vous avais pris pour mon allier, que j’avais mis en vous toute ma confiance ! Comment allons-nous faire pour nous débarrasser de vous, maintenant ? » Il s’est levé, a tendu la main à Jeanne et ils se sont éloignés ensemble en marmonnant. Épuisé, je me suis rassis. Mais qu’avait-elle été lui raconter ? C’est à ce moment-là que Naomi est réapparue. Je l’avais complètement oubliée... « Où sont-ils donc tous passés ? On dirait que nous sommes seuls », m’a-t-elle dit avec une surprise faite de feinte et de conviction. Je l’ai considérée sans répondre, puis du regard j’ai englobé notre habitacle, cette espèce de capsule bizarroïde sans hublots qui, à bien y regarder, avait plutôt l’allure d’un bathyscaphe que d’une cellule anti-lunaire. Comment Pffall pouvait-il donc se satisfaire de cette médiocre réplique, directement issue d’un film états-unien ? Décidément, ce type était surprenant, à se demander s’il n’était pas deux personnes différentes à la fois, des jumeaux ou quelque chose du genre, tant il oscillait régulièrement entre une humeur et son contraire. Elle, Naomi, s’est assise à mes côtés, a allongé les jambes puis a pris ma main droite qui, sans que je m’en sois rendu compte, tenait encore le billet aller et retour Madrid-Amsterdam via Narbonne que cet âne buté avait, je ne sais comment, réussi à me faire accepter. Mes doigts se sont ouverts sous l’effet des siens. Elle l’a cueilli, l’a regardé. « Qu’est-ce que c’est ? » Je me suis servi un autre double verre que j’ai avalé comme s’il s’agissait d’air ; j’en avais besoin, je me sentais oppressé dans cette coque. « Qu’est-ce que c’est ? » « Un moyen comme un autre d’aller ailleurs, à la condition d’être ailleurs qu’ici. » Je m’étais bien fait avoir par ce marchand d’illusions qui me voulait comme allié. Qu’est-ce qui lui avait fait croire que je pouvais lui être un allié ? « Qu’est-ce que vous en dites, c’est d’accord, nous sommes ficelle maintenant, n’est-ce pas ? » Mais n’était-ce pas plutôt « à lier » avec cette expression étrange, ficelle, qui résonnait encore à mes oreilles ? Elle, Naomi, s’était redressée, puis levée sans quitter le billet des yeux, et avait commencé à danser. Machinalement, j’ai suivi les contorsions de sa petite taille d’abeille tout en cherchant un sens à l’une ou l’autre de ces propositions. Elle tournait, virevoltait, en faisant gigoter de temps à autre son petit derrière qui, dans la combinaison d’argent qu’elle avait dû emprunter à je ne sais quelle succursale de théâtre de province, n’était pas du tout moulé. C’était vaguement pitoyable, et j’ai été sur le point de le lui dire lorsque j’ai entendu un sourd ronflement provenir de dessous mes pieds. Pfaall nous avait dit, « c’est incassable, ça ne demande aucune maintenance ». Mais là, ça ne devait pas, ça n’avait pas le droit, surtout, de lâcher ! J’ai tendu l’oreille, avec autant d’attention que son activité croissante me l’autorisait mais, avec elle, je n’arrivais pas à concentrer mon ouïe. « On s’arrête au plus vite ou on tente Narbonne ? » lui ai-je crié, attendant surtout de lui qu’il me rassure, mais seuls quelques ricanements me sont parvenus. « Je ne suis jamais allé à Narbonne, alors on y va ! » l’ai-je entendu dire à un moment donné. Puis ils ont éclaté de rire tous les deux. Un fou rire dément les a pris, qui a duré, m’a-t-il semblé, un temps infini, une éternité pendant laquelle il me semblait que mon affolement allait devenir insurmontable. Allié, ou plutôt fondu déjà entièrement à cette folle à lier, je me demandais s’il allait revenir à temps à la réalité de ce qui se produisait actuellement avec notre engin. Le ronflement s’est alors intensifié, puis il s’est accompagné de légers à-coups, et un léger brouillard est apparu tout autour. Des à-coups qui, sur le coup, tant leur attitude devenait invraisemblable, m’ont semblé être juste le fait de son cou à elle qu’elle arquait, qu’elle tordait de toutes les façons. Mais, en vérité, ronflement et coups étaient liés. Tous les deux, ils dansaient. Ils étaient entrés en fusion avec l’engin, machines dans la machine, machine de la machine, c’était eux son énergie, eux qui la propulsaient à travers l’univers, et moi, en cet instant précis, j’étais rapporté, greffé à tout ça, une turgescence parasite involontaire sur le cœur d’une centrale frémissante et à deux doigts d’éclater, à un cheveu du Big-Bang ! « Emmène-moi à Narbonne, mon joli coucou-ououououou !!! » Et leur fou rire a repris de plus belle, à m’en faire exploser le crâne. Pour dire quelque chose, je lui ai répliqué : « Naomi, franchement, qu’est-ce que tu connais du coucou ? » Et elle : « Il a une lon-on-on-on-gue, très joli-iiiiiii-e queue, et il pond-pond-pond-pond », a-t-elle hurlé en imitant le son de la mitraillette, « dans le nid des autres. À Narbonne, tu pondras dans mon nid, dis ? » Je l’écoutais à peine, elle m’énervait, m’étouffait avec son histoire de coucou, son rire comme un bulldozer qui roulait sur mes nerfs, et les ronflements, les coups qui devenaient de plus en plus angoissants, qui s’approchaient, mutaient en un roulement sourd, trop vite devenu insupportable, accompagné de tremblements de toute la structure. Pfaall s’est soudain dressé. Tiens, il n’était donc pas parti avec les autres, mais d’où sortait-il, puisque nous ne l’avions pas vu en entrant, Naomi ou moi ? Je me suis approché, j’ai compris qu’ivre mort, il s’était écroulé derrière une banquette, et voilà qu’il sortait d’un coma éthylique, comme si rien ne lui était arrivé. Son visage même avait, en un clignement d’œil, repris ses traits habituels. J’ai pensé qu’il allait nous rejoindre mais il s’est écroulé à nouveau. J’ai repris une lampée de Bell pour tenter d’oublier les tremblements qui nous secouaient de plus en plus violemment. Naomi, dès lors retournée vers moi et qui s’était à peine rendue compte de la présence de Pfaall, n’en maintenait pas moins sa cadence affolée et continuait d’onduler, de danser, tout comme si des tremblements de ce genre lui étaient familiers, comme si, juste pour elle, imperturbable, ils avaient été générés et devaient inexorablement l’accompagner. « C’est où Narbonne ? Dans le Gers ? » Elle riait maintenant doucement, pour elle seule. C’était encore loin d’être mon cas. Mon inquiétude grandissait encore, tant mon impression était que nous étions en train de glisser, entraînés dans un abîme par une faille soudain ouverte juste au-dessous de nous. « Le Gers ou l’Allier ? » Elle dansait encore, avec ses questions stupides qui la faisaient toujours rire, alors que tout se mettait à virevolter autour de nous. Soudain, une secousse l’a déséquilibrée, et projetée vers moi. Elle s’est accrochée à mon bras en criant et, retournant la situation, comme si, surprise de mon absence de réaction, elle devenait soudain responsable du sort du monde : « Cette fois, c’est du sérieux, il y a danger. Viens ! » Et elle me tire vers l’arrière-salle. Malaise, le sol se met à pencher dangereusement, devient une pente sur laquelle il n’est plus possible de tenir debout, soudain je comprends la raison de cette structure en forme d’œuf, ce qui était un sol il y a encore quelques minutes est devenu cloison puis plafond, et nous deux on est ballotté dans tous les sens. « Non, c’est trop tôt, je ne veux pas mourir maintenant, j’ai encore des choses à faire, trop de choses ! » Je me suis éveillé en hurlant, trempé de sueur, avec Naomi près de moi qui dormait comme un loir et, repliée sur elle-même comme un fœtus, suçait son pouce. Il faisait encore nuit noire, j’ai allumé la lumière. Sur la table de nuit, il y avait Les histoires extraordinaires d’Edgar Poe, une bouteille de Bell à moitié vide, un verre, et dans la bouche cet arrière-goût un peu lourd et râpeux qui me reste quand je bois trop avant de m’endormir. La phrase qui m’avait fait sortir du rêve m’est revenue à l’esprit : « J’ai encore trop de choses à faire. » Oui, trop de choses, mais si je ne m’étais pas éveillé, qu’est-ce que ça aurait changé ? Les mondes peuvent tourner sans moi, le mien disparaîtrait, et alors ? Je suis sûr que si je disparaissais, Naomi ne se rendrait compte de rien, elle s’éveillerait dans ses rêveries habituelles où j’ai si peu de place, et ce ne serait qu’au moment de me demander de l’argent qu’elle remarquerait mon absence. Je me suis tourné vers elle, j’ai écarté le drap et j’ai vu qu’elle avait encore dans son petit derrière le godemiché qu’elle avait voulu que je lui introduise, pendant que je m’occupais de son sexe gourmand. Naomi craint les fuites nocturnes, c’est pourquoi elle suce son pouce, utilise des boules Quies, et ne s’endort qu’avec un objet dans le derrière, quand la main qu’elle ne suce pas loge au bas de son ventre pour en protéger l’entrée. Je l’ai recouverte avec le drap et me suis levé. J’ai abandonné ce délicieux spectacle pour aller m’installer à mon bureau, d’où j’ai tiré quelques images dont j’ai voulu me rassasier. Mais le cœur n’y était pas. J’avais encore en tête ce terrible visage qui, alors que je sortais du module lunaire, me disait : « Il est temps, c’est le moment. Suis-moi que je te donne ton poison. » J’avais frémi et il avait ajouté : « Ne t’en fais pas, il est instantané, tu ne t’apercevras de rien. » Le plus terrible était qu’il s’agissait d’Innocent, revêtu d’une sorte de combinaison argentée qui lui donnait l’apparence d’un ver d’Afrique. J’ai rangé mes images, suis retourné à la chambre où Naomi dormait toujours, avec sur le visage une expression d’enfant. Je l’ai regardée, ai ressenti un tressaillement au fond de mon ventre qui, de la même façon, s’est vite dissipé au retour du visage d’Innocent dans mes pensées. C’est à ce moment-là que le réveil a sonné. C’était l’heure pour Naomi de se lever et de retourner chez elle. J’ai libéré son petit derrière, puis ses oreilles et, tandis que la sonnerie retentissait pour la deuxième fois, je suis allé au cabinet de toilette nettoyer son Babelou. Il était tout crotté, c’était assez répugnant. Lorsque je suis revenu dans la chambre, elle s’étirait. « C’est le moment, il est temps que tu partes. » « Mon Babelou ! » s’est-elle écriée. Je le lui ai tendu, elle l’a posé sur le petit guéridon et avec un sourire de doux soulagement, elle s’est levée. « J’ai fait un drôle de rêve », m’a-t-elle dit, « j’ai rêvé que je l’avais perdu. » « Quoi ? » « Mon Babelou. » « Mais non, il est là. » « Oui, je sais. » Elle s’est approchée de moi, m’a enlacé. « Heureusement que tu es là ! » « Oui, mais dépêche-toi, Ophélie va se réveiller. » « Oui, oui ! » Avec sa vivacité habituelle, elle a enfilé sa culotte, son maillot, sa jupette et ses socquettes. « Moi aussi, j’ai fait un drôle de rêve, tu sais. » Elle a posé un rapide baiser sur ma joue et a filé en direction de l’escalier.

 

*

 

C’est exactement après Sa 51e apparition que j’ai été considéré comme guéri, suffisamment en tous cas pour qu’on m’incite à rentrer chez moi. Le sommeil était revenu, progressivement, mon corps avait même commencé à s’étoffer un peu, dans des limites, pourtant, bien en deçà de ma corpulence initiale. Mon regard sortait de l’ombre, et mes cheveux retrouvaient un mouvement qu’ils n’avaient plus eu depuis longtemps, devenus tels une crêpe ratée, raides et plats comme si on les avait collés ensemble. Le docteur Thê m’avait assuré que le goût et l’appétit allaient vite revenir, une question de jours, en tous cas, les perfusions étaient au placard, et définitivement. Pour lui, j’étais sauvé, et si je donne aujourd'hui quelque crédit à son diagnostic, c’est qu’il y a six mois encore, il ne comprenait plus. Je rechutais périodiquement. J’allais pourtant déjà bien mieux qu’au début de ma cure. Comment aurait-il pu en être autrement, Il me visitait chaque nuit depuis plusieurs semaines et, inexorablement, tendait vers moi Sa main. Et je me réveillais chaque fois plus anéanti. Très vite, je restais éveillé, plongé dans ma torpeur, craignant de refermer les yeux et, à force de combattre un abandon redouté, je ne me couchais plus. Les fesses calées dans le club et les yeux grands ouverts : cette fois, c’est moi qui L’attendais. Longtemps Il n’était plus venu. Et, un jour où, certainement, ma vigilance s’était relâchée quelques instants, je m’étais réveillé en sursaut, comme si j’étais tombé du haut d’un mur. Mon cœur battait la chamade mais il avait failli soudain s’arrêter. Sur le guéridon, à côté de moi, était posé un verre qui n’était pas le mien, mais qui m’était si familier, le Sien. Celui qu’Il m’avait tendu déjà quarante-neuf fois, lors de chacun de Ses passages. Mais le verre était vide et, étonnamment, j’avais spontanément retrouvé une certaine sérénité car je savais – comment, je ne saurais le dire – que je ne l’avais pas bu. J’avais mis cette accalmie de mon angoisse à profit pour appeler à la rescousse un thérapeute dont la réputation semblait solide, le docteur Thê, et j’avais commencé ma cure. Je pesais 39 kg et n’avais pas vu un humain depuis trois mois. « Tel que vous m’exposez les faits, et si j’en reste au stade strict des statistiques et de ce qu’elles véhiculent, je serais tenté de dire que mien et sien font un et que cet Il n’existe pas. » « C’est cela, restez-en au stade des statistiques, pour ce qu’elles véhiculent… » « Mais laissez-moi terminer, voulez-vous ! » s’était-il écrié en se levant de son fauteuil. « Hum, où en étais-je ? Voyons… eu égard à votre état, à la conviction que vous mettez dans vos propos et à la précision de leur relation, je vous avoue que je suis, comment dire, titillé par votre cas, et assez tenté de m’y attarder. » Il m’a adressé un sourire, aussi professionnel que carnassier, les yeux fixés sur l’infirmière qui achevait de me panser. Il donnait l’impression de me flairer à distance, ses narines se contractaient pendant que son regard s’enflammait. « Je ne vous cacherai pas que c’est ce point-là qui me semble le plus intéressant. » Il a désigné de l’index l’endroit sur lequel s’affairait la demoiselle. Ce type, visiblement, était un prédateur, maquillé en ponte d’une médecine à laquelle je n’avais eu d’autre choix que de me confier. J’ai compris qu’il déguisait ses véritables intentions et qu’il fallait m’en méfier. Il a repris de sa voix nasillarde : « Pas tant à cause de la zone en question que de son caractère de, comment dire… ? » « De réalité », a-t-elle fait tout en se redressant, d’un air assuré, convaincu, définitif et à la fois rêveur, l’œil un peu vague, visiblement troublée. « Non, pas de réalité, puisque l’on sait bien ce qu’elle est et ce qu’elle vaut, mais plutôt… » « D’authenticité ? » ai-je dit pour donner l’impression d’entrer dans son jeu. « Authenticité, ne me faites pas rire, cela fait bien longtemps que ce mot n’a plus cours au voisinage de l’esprit, vous nous venez tout droit de quelle Antiquité ? Voyons… j’entrevois un mot qui pourrait convenir, mais vous n’en comprendriez pas le sens, je viens juste de le rêver cette nuit, alors je parlerais plutôt de, comment dire… véridicité. » Elle lui a jeté un regard froncé comme si elle mettait en doute l’existence de ce mot. Cette infirmière, visiblement, se cantonnait dans son rôle subalterne, elle n’osait le contredire, mais rongeait son frein. Moi, je commençais à en avoir assez de ses bavardages et de ses airs supérieurs. Malheureusement, je ne me trouvais physiquement pas vraiment en état de décider de tout plaquer, de tout simplement m’en aller, dans le plus grand silence qui dirait mon mépris. J’ai décidé de garder la tête haute, quoi qu’il advienne. Il a continué, sur ce ton très énervant, emprunt d’une fatuité tout à fait inutile que j’avais de plus en plus de mal à supporter. « Car, si on y réfléchit bien et si je prends pour argent comptant le fait que vous n’ayez vu aucun être “ humain ” » il a accompagné ce mot d’un mouvement dramatique de la tête, donnant à son visage l’air de s’adresser au Ciel, puis juste après, s’étant mis sur un genou, regardant sous le lit, « depuis trois mois, comme vous le prétendez, il est incroyable que vous vous soyez retrouvé dans cet état, sans qu’en aucune façon une main d’homme n’en soit responsable. » C’était clair, il m’avait catalogué comme fou, mystique ou illuminé ! Se relevant avec un mauvais sourire aux lèvres, il a sollicité une chaise auprès de l’infirmière qui, surprise du ton démesurément autoritaire avec lequel il s’était adressé à elle, s’est précipitée pour la lui rapprocher. Enfourchant le siège à l’envers, le dossier collé tout contre mon lit, il a commencé à me tapoter le front de la branche de son stéthoscope : « Et qu’est-ce qu’on me cache là-dedans, hein ? » Elle lui a de nouveau jeté un coup d’œil, écarquillé cette fois, un coup d’œil à mon intention, qu’il ne pouvait voir, signe tout à la fois d’une désapprobation et d’une stupéfaction qu’elle voulait me transmettre, comme si un syndrome, bien connu d’elle, venait de réapparaître chez son « patron », que je ne pouvais reconnaître mais contre lequel elle voulait me mettre en garde. « Bon, d’accord, vous avez maintenant décidé de vous taire. Peut-être devez-vous vous taire ? C’est cela ? La Chose vous menace ? » Il s’est alors levé et a frappé dans le vide, comme autant de gifles imaginaires. À bout de souffle, il s’est jeté sur moi, a saisi l’oreiller de chaque côté de ma tête et l’a secoué plusieurs fois, puis s’est brusquement rassis comme précédemment. « J’en déduis, par conséquent, que la cause » – il postillonnait affreusement dans ma direction – « est à chercher ailleurs. » Il s’est retourné vers elle et lui a presque chuchoté : « Ailleurs ! Voyez-vous, mademoiselle, monsieur a des relations, des conta-c-ts ! » Il s’est étiré, comme pris soudain d’une immense fatigue, et a soupiré avant de reprendre. « Oui, je ne suis pas loin de reconnaître que vous avez failli me faire tomber dans votre panneau ; j’allais envisager que je m’étais peut-être trompé sur votre compte, qu’il y avait un ailleurs comme celui que vous évoquiez jadis, et c’est cet ailleurs que j’imaginais que vous vouliez me confier afin de traduire, et  transcrire, ce dont les mots chez vous s’interdisaient à vous le faire se matérialiser pour votre propre salut. Comprenez ? Vous allez comprendre ce qui, justement, sème le trouble dans votre esprit. Voyez-vous, dans la conviction première que j’avais, enfin depuis longtemps, vous étiez ce qu’on nomme un cas ! Sachez qu’un vrrrai cas n’arrive parfois jamais dans la carrière d’un médecin hospitalier, ou une fois ou deux, mais toujours est-il décelé comme tel trop tard, le patient est mort, ou sorti, ce qui est pareil. Ou encore, comme aujourd'hui, le cas n’est pas un cas car j’en déduis que rien de vos propos n’était soutenable. Du vent ! Que du vent ! » Même l’infirmière posait sur moi, me semblait-il, son regard plein d’une sorte de déception et de désintérêt. Elle s’est éloignée du lit pour se diriger vers un petit guéridon de métal sur lequel reposait un groupe de fioles. « N’en déduisez pas que cela faisait de vous un fabulateur ou un mystificateur, auquel cas vous ne seriez pas ici, croyez-le bien. » Elle en a agrippé une qu’elle a agitée avec une soudaine fébrilité. « Mais que faites-vous, Ulrika, avec cette fiole ? » « Mais docteur, c’est l’heure, je dois nourrir Innocent ! » « Allez, allez alors, vous n’allez pas nous faire votre cuisine ici. » Et tout en faisant des piou, piou et des moulinets de ses mains, il l’a poussée vers la porte avec sa fiole. Je lui ai lancé un regard désespéré ; il n’était pas question que je reste une minute seul avec ce type, mais son dernier regard m’a convaincu de son impuissance. La médecine est un monde plein de danger, surtout quand on se trouve confronté à un « chasseur de cas » déçu, désappointé, revenu des rêves de grandeur qu’il avait entrevus dans le temps où je lui avais raconté mon histoire. Il faut toujours mentir à un médecin, c’est la seule garantie pour garder la santé, seulement maintenant que j’étais tombé dans ce piège-là, il fallait m’en défaire, mais comment m’en défaire ? Sa mèche lui était retombée sur l’œil, d’une main moite et tremblante il a lissé sa moustache, et il s’est de nouveau avancé sur moi. « Du vent ! Savez-vous comment je les traite, moi, les fabulateurs, les porteurs d’ailleurs et de mystiques facteurs ? Je les casse, les fracture, leur éventre l’esprit pour les remettre à l’endroit, et dans le droit chemin. Vous avez la chance de ne pas être de cette espèce-là. » Il a desserré sa ceinture. « Après mon traitement, ils deviennent simples et innocents, les fabulateurs. Innocent, oui, tout le monde ici s’appelle Innocent. » Non seulement il continuait à me postillonner dessus, mais plus il s’approchait, plus son haleine devenait insupportable. Sa ceinture, maintenant, il l’avait en main, et la brandissait devant moi pour frapper. J’ai roulé sous le lit, d’un coup sec la ceinture a claqué sur le matelas ; par-dessous le lit je l’ai attrapé par les pieds et j’ai tiré un grand coup, sur le côté, Han ! Il s’est étalé de tout son long, sa tête a fait « toc » en rencontrant le sol, j’ai glissé hors du lit, il ne bougeait pas. Inconscient, il n’allait pas le rester longtemps. En moins de temps qu’il n’en faudrait pour le dire, j’ai ôté ses vêtements, ils puaient mais avais-je le choix ? il fallait partir, je les ai passés.

Il m’a fallu peu de temps pour atteindre la rue dont le bruit et l’animation ont achevé de me réveiller. Mais où étais-je ? Un taxi s’est approché, je lui ai fait signe, il s’est arrêté. J’ai grimpé. « Où allez-vous ? » « Où sommes-nous ? » Il a froncé un sourcil. « Vous ne savez pas où vous allez ? » « Je ne sais pas où je suis. » « C’est pour un film ou vous êtes fou ? » Il a détaillé chacun des boutons de ma chemise comme si l’un d’eux devait receler un appareil destiné à enregistrer. « Ni l’un ni l’autre. Connaissez-vous Naomi ? » « Je connais plusieurs Naomi. Des Naomi, ici, il y en a en veux-tu en voilà. » « Une grande maigrelette qui rit bêtement. » « Et des petits nichons ? » « C’est cela. » « Vous voulez aller chez elle ? » « Pas forcément chez elle, mais je voudrais la retrouver. » « Vous avez de quoi payer ? » J’ai plongé les mains dans mes poches de pantalon. « Je n’en suis pas sûr, mais elle vous paiera. » « Si on parle de la même Naomi, ça m’étonnerait ! » Et miracle, mes doigts ont sorti un billet. « Ça ira pour m’y conduire ? » Il s’en est emparé. « Ça ira. » Il a passé la première, s’est aussitôt inséré dans la circulation. Dans le rétroviseur, j’ai vu le docteur Tée et Pfaal apparaître sur le bord de la chaussée, et tourner la tête à droite et à gauche avec des gestes d’impuissance, avant d’être occultés par le trafic. Apparemment, ils ne m’avaient pas vu monter dans le taxi. J’ai soupiré. « Comment vous la connaissez, Naomi ? » J’ai croisé le regard du chauffeur dans le rétroviseur. C’était un drôle de type, que j’aurais plutôt imaginé en missionnaire qu’en chauffeur de taxi. « J’ai vécu avec elle. » Il a haussé les sourcils avec un bref son guttural qui, étrangement, a clos la conversation, puis il s’est mis à chantonner, tandis que je regardais autour de moi défiler une ville que je ne connaissais pas. Nous avons franchi quelques ponts, je n’ai pas commencé à les compter dès le départ, mais la première avenue que nous avons empruntée en a enjambé au moins huit. Ces ponts devaient se lever pour s’adapter à la navigation car une impressionnante mécanique bordait chacun d’eux, et mon intuition a bientôt été confirmée. Nous abordions un canal, un peu plus large que les précédents, sur lequel passait un yacht, de ceux qu’on qualifie généralement de milliardaires. On aurait dit qu’une sorte de mini-immeuble blanc-beige traversait nonchalamment la route, comme dans un film d’animation. Sur le pont supérieur, un couple assez âgé semblait déguster un apéritif, l’air de rien, sous tous les regards des badauds, pointés inévitablement sur eux. Et ils évoluaient au milieu de la fumée bleue des autres embarcations de fret. Je n’avais pas remarqué, auparavant, à quel point la circulation était intense sur ces canaux, une majorité de barges basses et longues, chargées le plus souvent de courts containers, aux couleurs criardes et généralement cabossés de partout. S’interposaient parfois quelques bateaux touristiques, leurs passagers alignés sur les banquettes, et aussi de petits ferries bringuebalants sur lesquels oscillaient un ou deux véhicules. Ce monde aquatique contrastait avec les bâtiments futuristes qui occupaient les berges, de larges façades chromées ou dorées, ou encore brillantes et étincelantes, comme si elles étaient faites d’un colossal panneau de plastique parfaitement poli. Les angles des rues laissaient cheniller leurs réclames sonores et tonitruantes. Nous sommes enfin repartis, et je n’ai pu m’empêcher de me retourner. Le chauffeur avait remarqué mon geste et m’a aussitôt rassuré. « Ne vous inquiétez pas, j’ai l’œil dans le rétro ! Si je vois qu’on est suivi, j’ai mes raccourcis, et je peux vous garantir qu’ils ne nous rattraperont pas ! » Étais-je devenu brusquement son protégé, à la seule évocation du nom de Naomi ? Le clin d’œil qui avait clôturé sa réflexion me faisait penser que je bénéficiais dès lors de sa complicité. Je me suis décontracté au rythme de sa conduite souple et habile, et je souriais même à observer comment il s’amusait à frôler les passants, et principalement les passantes avenantes, trouvant là l’occasion de jouer du klaxon, et de se faire remarquer d’elles. Il a continué ainsi pendant un bon quart d’heure, jusqu’à ce que la voiture s’arrête face à une barrière qui délimitait l’extrémité d’un quai. Il y avait un canal à droite et, devant, un large bassin dans lequel il se jetait. « Voilà », a-t-il dit en se retournant vers moi. Je l’ai regardé, puis ai englobé le paysage qui nous entourait. Il n’y avait que de l’eau et, tout autour, des entrepôts, des grues, quelques cargos amarrés. De toute évidence, il s’agissait des abords d’un port mais, à l’image de la ville que nous venions de traverser, je ne le connaissais ou ne le reconnaissais pas. Machinalement, mon œil s’est posé sur le compteur. Bras posé sur l’accoudoir, il continuait à me fixer dans l’attente que je descende. Le nombre inscrit était nettement inférieur au montant du billet que je lui avais remis, et il ne semblait pas dans son intention de me rendre la monnaie. Mais était-ce bien un billet de cent ? Il ne m’a pas paru opportun d’aborder le sujet, et du reste je m’en fichais. Je l’ai remercié, suis descendu. Il a fait une marche arrière, puis a disparu dans un nuage de poussière tandis que je considérais cet endroit de ceinture qui avait davantage des allures de guet-apens que de lieu de rencontre. Le quai était désert et, à l’exception d’un lointain choc de métal répété, parfaitement silencieux. Je me suis approché du bord du canal. Sous moi reposait une petite péniche transformée en habitation. La coque était rouge, le pont bleu et la cabine violette. Des rideaux Vichy ornaient les fenêtres, et du linge accroché à un fil de fortune séchait sur le toit. Il y avait une paire de chaussettes d’homme, deux torchons et une petite culotte noire en forme de papillon. C’est sur elle que mon regard s’est fixé. Le chauffeur ne m’avait pas trompé, car je ne voyais qu’une seule personne au monde capable de la faire coulisser le long de ses jambes. Je me suis approché de l’échelle ; c’est à ce moment-là que l’une des fenêtres s’est ouverte pour laisser passer un bras qui s’en est emparé. Ce bras n’appartenait pas à Naomi. C’était un bras d’homme. J’ai imaginé qu’elle était nue et qu’elle venait de murmurer : « Tu me passes ma petite culotte, je voudrais m’habiller. » J’ai fait demi-tour pour aller m’accouder à la barrière, attendre là que Naomi m’y rejoigne. Je ne doutais pas qu’elle viendrait. J’ai allumé une cigarette. Le bruit du métal martelé au loin m’a rappelé celui du basin – ce magnifique tissu africain – qu’on frappe pour le lustrer, deux lignes mélodiques syncopées, comme le fait un cœur dans son arythmie. J’ai écouté le rythme de mon cœur, lent et régulier. Naomi s’est approchée sans bruit, les mains dans les poches, son écharpe jaune autour du cou. « Tu as froid ? » « Il fait un peu frais. » « Pourtant tu as mis une jupe. C’est à qui, le bras qui a pris ta culotte sur le fil du linge ? » « Mon père. C’est sa péniche. » « Il est gentil ? » « Oui, il a toujours été gentil avec moi, je suis sa petite chérie. » « Je peux emprunter ton odeur ? » Elle s’est approchée, et a tendu légèrement le cou, j’ai respiré à fond, lentement. « Sa main s’est posée là, juste avant que tu ne t’en ailles. » « C’est vrai. Tu pourrais le reconnaître à l’odeur alors ? » « Assurément. Qu’as-tu fait pendant mon absence, tu ne t’es pas ennuyée de moi ? » « Si, un peu, mais j’avais mon père, il s’est bien occupé de sa petite fille. Mais toi, qu’as-tu fait ? » « On m’a opéré, ça s’est très bien passé. » « Oh ! mais alors, tu veux dire, on pourrait ? » « Oui, tu as envie ? » « Oh oui, j’aimerais tant. » Sa tête reposait sur mon épaule, je me suis tourné légèrement vers elle, je l’ai soulevée et l’ai assise sur la barrière. Elle a écarté les jambes. J’ai enfoncé ma tête doucement entre ses cuisses, écarté les ailes de la culotte papillon et je lui ai dit le plus beau des poèmes, dans une langue qu’elle seule connaît. L’odeur de son père semblait se trouver là aussi, entre les lèvres de son sexe. Cette seule idée qu’il venait de me précéder – insupportable idée qui ne m’avait jamais effleuré auparavant – m’a en un instant anéanti. Mon propre sexe, si tendu il y a encore une seconde de cela, soudain je ne le sentais plus, s’était-il réduit, comme si je venais de plonger dans l’eau glacée ? était-ce une défaillance des nerfs qui m’empêchait de le sentir ? Que m’arrivait-il ? Tout en moi était pris de panique. Son odeur – oui, Naomi, ton odeur, mêlée à celle de ton père – envahissait mes narines. Je voulais – oh oui j’aurais tant voulu – ne pas lui dire que j’avais deviné, en aucune manière lui en faire le reproche, ignorer cette relation qui aurait dû à jamais me rester inconnue, qui aurait dû rester un secret entre elle et lui, mais je n’ai pas pu, non je n’ai pas pu. Je me suis écarté d’elle : « Tu ne trouves pas que ton père est vraiment très gentil avec toi ? » « Qu’est-ce que tu veux dire ? » «  Es-tu certaine que c’est bien ton père ? Ou n’est-ce pas plutôt un vieil amant, ton amant de toujours en quelque sorte ? » J’entendais, abasourdi, ces mots sortir de ma bouche, et en même temps que je continuais à[OZ2]  les dire, j’ai pensé : qu’est-ce qui me prend de lui dire ça ? Dans le même temps, une autre partie de moi tentait de se justifier : Ça m’est venu comme ça, comme si c’était un autre qui parlait, c’est sorti si soudainement, presque malgré moi, et sur un ton tellement moralisateur, que je me suis senti aussitôt empli de honte et de dégoût. C’est un immense désordre qui m’a envahi. Qu’est-ce qui avait donc ainsi pu jaillir du fond de moi-même, avec une telle fulgurance, et si violemment pour avoir provoqué cette sorte de réflexe, d’automatisme de jugement et de condamnation, alors que Naomi et moi nous retrouvions et n’avions qu’à partager cette retrouvaille : elle n’avait qu’à prendre le plaisir que j’étais prêt à lui offrir, pendant que moi je n’avais qu’à goûter à ce qu’elle me donnait si spontanément. Quel gâchis, tout cela était désormais anéanti, détruit, démis, par quelques mots stupides. En guise de réponse, comme si elle avait été prise d’une violente crise de colère, elle a brutalement replié ses jambes ; maintenant elle me tenait et me serrait la tête derrière la nuque à l’aide de ses mollets, et, sans que je puisse reculer, me plaquait la bouche, contre son petit fruit de plus en plus mûr, et me caressait de ses doigts shampouineurs, très sensuellement et, en même temps, avec une force dont je ne l’imaginais pas capable. Ma bouche restait néanmoins fermée et inactive, et, alors que sa propre odeur avait pourtant effacé maintenant celle qui m’avait fait me retirer, j’avais comme encore peur de respirer. Bientôt nous nous sommes retrouvés immobiles, mais toujours dans la même position. Mes mains avaient rejoint les siennes au-dessus de ma tête, et tenté d’entremêler leurs doigts aux siens, mais elle n’avait pas bougé, et je l’entendais pleurer en silence. Je me remémorais, atterré, ce que je lui avais dit, me disant que cela ne me ressemblait pas. Pourtant, je l’avais bien dit, et j’étais donc bien, quoi que j’en dise – sans doute pour rectifier cette image de moi que je devais détester –, j’étais bien celui-là, aussi, dont je disais qu’il ne me ressemblait pas. Un salaud, et un con. Un moins que rien qui, au moment le plus inopportun, avait laissé s’échapper de lui un juge et une soutane et se trouvait maintenant devant un défi qu’il n’était pas sûr de pouvoir relever : Comment redresser la barre d’un navire qui sombre, et dont la figure de proue, Naomi, ma Naomi, pleure sa détresse sans se rendre compte qu’elle m’étouffe, sans que je puisse dire le moindre mot. J’ai pensé que, si elle continuait à me serrer ainsi, il arriverait un moment où je manquerais de souffle, et perdrais connaissance. Incapable de me défaire, avec grâce ou élégance, de cette situation sans autre issue que la mort, je n’ai rien trouvé d’autre que de précéder l’inéluctable : j’ai feint de perdre connaissance, je me suis amolli et laissé tomber. Surprise et déséquilibrée par mon poids, comme mort, Naomi n’a pu se retenir à la barrière, elle a chuté dans un cri et s’est affalée sur moi.

Quelques minutes se sont passées ainsi, dans une parfaite inertie commune, lorsqu’un homme est arrivé, puis un deuxième, puis une femme, et d’autres personnes qui nous ont entourés. C’est au moment où une main s’est portée vers nous que, tout à coup, elle s’est redressée et leur a crié : « Ce n’est pas vrai, ne le croyez pas, ça ne s’est pas passé comme ça ! Ce n’était pas moi ! Jamais je n’aurais pu faire une chose pareille ! Ou alors, il aurait fallu que je ne sois pas dans mon état normal, il aurait fallu qu’il me fasse prendre des trucs avant et je n’ai rien avalé, je peux le jurer ! Et ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! Je vois où vous allez en venir, je vois qu’encore une fois je vais passer pour ce que je ne suis pas, je vais payer pour ce que je n’ai pas fait, payer pour l’autre qui se garde bien de se montrer à présent que je suis dans l’embarras ! Et d’abord, cette culotte n’était pas à moi, jamais je n’aurais mis une horreur pareille, et je ne sais pas pourquoi il a raconté ça ! Et de quelle détresse parle-t-il ? Il a raison, c’est un con et un salaud, et il aurait pu ajouter menteur et pisse-mou, et lâche, par-dessus le marché, mais être dans la détresse, ça jamais, il en est bien incapable, il ne sait même pas ce que c’est ! Ce serait plutôt à moi de le dire, parce que si j’étais dans la péniche, ce n’était pas du tout pour ce qu’il dit, et cet homme-là, je ne le connaissais pas la minute précédente, ou alors j’ai perdu la raison ! Dites-moi que j’ai perdu la raison ! Vous ne le direz pas, parce que vous n’oserez pas le dire, parce que c’est forcément lui, l’homme, qui est dans le vrai ! Il parle, vous le croyez d’emblée, et moi qui ne passais que pour demander mon chemin, je serais responsable de tout ce qui lui est arrivé ! Ah non, c’est trop fort ! » Elle était debout à présent. Deux hommes en costume se sont précipités vers elle et l’ont fait reculer jusqu’au muret, la prenant chacun par un bras au niveau des aisselles, immédiatement suivis de la femme. Elle s’était arrêtée si près que les visages étaient sur le point de se toucher. Elles étaient littéralement nez à nez, et respiraient maintenant toutes deux de plus en plus bruyamment, comme si elles tentaient chacune de s’accaparer l’air nourricier de l’autre, de le lui soustraire, comme si elles étaient à la fois forge et soufflet. Toutes deux avaient le regard rivé à celui du vis-à-vis, un arc électrique semblait devoir apparaître et les unir, elles bombaient leur poitrine dans l’attitude d’un défi poussé à l’extrême, un défi annoncé comme l’acte compulsif de deux féminités emblématiques qui venaient de convenir d’un combat à l’issue rédhibitoire. Leurs seins, à la courbure improbable, que nul citoyen serin n’aurait pu croire durable, tant quelque part se nichait en eux l’amorce délétère de leur chute symboliquement programmée, se frôlaient au rythme des inspirations profondes, et je m’attendais à percevoir le crissement de leurs chemises, tendues à la limite de la rupture, et en action comme des pompes en furie, tant le silence s’était en un instant imposé à la scène qui se déroulait devant nous. Personne autour de nous n’avait bougé, au contraire, une sorte de force centrifuge irrépressible semblait avoir provoqué une légère sensation de recul de la part du groupe qui, petit à petit et sans même s’en rendre compte, approchait de la péniche, à cet endroit d’où partait l’échelle près de laquelle, dans je ne sais plus quelle vie, un chauffeur de taxi m’avait déposé. Moi-même, je me sentais entravé du moindre pas vers elles. Le temps s’était arrêté, coagulé, pétrifié, minéralisé. Pourtant, il se passait bien quelque chose. Une chaleur sourde et quasi tangible se dégageait des deux femmes, en même temps qu’un halo légèrement vibrant, ce qui donnait l’impression qu’elles allaient se mettre à décoller toutes deux du sol, comme soudées l’une à l’autre, ne formant plus qu’une seule cellule. Ces deux femelles – je ne les percevais plus qu’ainsi réduites – formaient un véritable moteur à fusion, une pompe à neutrons, une centrale atomique dont le noyau allait atteindre sa masse critique et tous nous emporter, dans une déflagration fulgurante, imminente, aux confins d’un autre monde. Je me suis alors aperçu à quel point elles étaient belles, que dis-je, belles, rayonnantes et irradiantes, somptueuses et mirifiques, irrésistiblement et irrémédiablement belles. Je me suis mis à les désirer violemment, toutes les deux. Mais pas l’une, puis l’autre, mais bien toutes les deux confondues. Ce que je désirais, c’était cet ensemble effervescent qu’elles formaient. Je désirais rejoindre leur magma, mêler ma lave à la lave de chacune d’elles et à celle de leur amalgame incandescent. Je les désirais, de la même énergie que celle qu’elles déployaient là pour se détruire, s’annihiler et disparaître comme un éther mêlé à l’air du port, pour réintégrer la poussière première dont elles étaient issues. Je devais les sauver, mais de quoi, et pourquoi ? Disparaître en elles n’était-il pas le plus beau des naufrages ? J’ai senti, haï, la présence en moi du Samaritain qui veut toujours sauver les autres pour mieux se sauver, lui. Mais me sauver aussi, car mon salut dépendait du leur, et peut-être aussi celui de tous les êtres présents, qui n’auraient attendu que notre miction, comme une médecine qu’ils pourraient prélever pour s’en couvrir le corps, ainsi pouvoir remonter le cours du temps, retrouver leur vie d’antan, et dès lors, n’avais-je d’autre recours que de me sacrifier au désir qui me consumait, celui de me mêler à elles, d’autre recours que de me lancer à corps perdu dans le cratère qu’elles formaient, à présent qu’elles avaient joint et réuni tous leurs orifices pour ne plus en faire qu’un, cette étonnante béance qui mêlait subtilement les odeurs dans lesquelles je retrouvais celle de Naomi, béance qui s’étalait devant mes yeux et m’attirait, qu’elles avaient édifiée et creusée pour moi seul, pour que je m’y jette et m’y répande, pour que se joignent ma fièvre et mon exultation à la leur, pour qu’à l’irradiation qui émanait de leur corps brûlant j’ajoute celle, apocalyptique, de mon propre corps érigé comme un totem colossal fiché au centre d’une plaine de pluie et de soufre, pour que l’écarlate, dont j’étais devenu comme l’allégorie furibonde, fusionne avec le vermillon suintant de ses lèvres agitées et palpitantes, pour que mon fluide jaillissant fasse crépiter les braises de cette cave volcanique, cave de chair, de sang et de glaise unis, de poudre, de foudre et de spasmes mêlés, pour qu’à leurs hurlements de joie je fasse un contrepoint de mes cris, pour qu’au centre de leur ventre je dépose l’amas de mes larmes et de ma  propre joie, pour qu’en un fleuve de bronze et d’airain j’y gonfle et y explose ? J’ai crié : « Oui », en quittant la jetée, dans un élan furieux, un plongeon prétentieux, ivre de goûter au chaos d’une fin de monde, d’être la semence d’un autre nouveau monde, pendant qu’une voix dans mon dos criait : « Non ! » C’était Naomi – Naomi, mon poussin, mais n’es-tu pas cette bouche qui m’aspire, comment peux-tu… mais il était trop tard, mon corps entier était plongé dans ce qui était désormais devenu le sexe de la Terre. Elle a crié « accroche-toi à mes ailes ! » en me jetant sa petite culotte papillon. J’ai tendu un bras vers le ciel pendant que les lèvres du cratère me massaient avec délice, pendant qu’un chant de sirène usait tous ses talents pour me retenir, et qu’un flot de miel jaillissait des profondeurs, me recouvrait, m’inondait, troublait la volonté que le cri de Naomi avait réveillée en moi. Dans la main que je tendais encore vers le ciel, j’ai senti la caresse de l’aile d’un papillon et un filin, que j’ai saisi, alors les profondeurs de la Terre ont hurlé leur détresse quand le filin m’a hissé, quand le sexe que j’étais devenu s’est retiré du gouffre suintant, aux lèvres qui se tendaient encore pour me happer, me retenir, en vain. Étourdi, dégoulinant des odeurs et des liqueurs de l’amour, sous moi palpitait encore le magnifique cratère qui m’avait voulu, pour l’ensemencer. Péniblement, j’ai relevé la tête alors qu’une voix familière m’atteignait : « Alors, François, toujours en situation périlleuse ? Tenez bon, je vous envoie un flacon de Bell. » C’était la voix de Hans Pfaall. Au-dessus de moi flottait, dans un air troublé par les émanations délicieuses d’une copulation inédite, le fier mongol du vieux Hans.