SEL II

intégral

 

 

elle voulait bâiller, elle a penché la tête en arrière, a ouvert la bouche en grand, si grand qu’elle est devenue toute ronde, j’ai alors pensé à la tasse que j’avais laissée pleine, c’était idiot d’associer cette bouche et cette tasse mais à partir de ce moment je n’ai pu me défaire de l’idée qu’une bouche ainsi ouverte risquait de le rester si le vent tournait. J’ai pensé que j’allais me lever, partir, puis revenir le lendemain et m’asseoir au même endroit… l’idée qu’elle puisse l’être encore, ouverte en grand cette bouche à mon retour, m’a incommodé. J’ai tâché de chasser cette pensée en reprenant un verre, pour l’obliger à bouger, à fermer la bouche avant que le vent ne tourne, mais c’est l’inverse qui s’est produit, elle a servi mon verre en gardant la bouche ouverte. Le bruit mat du verre sur le comptoir m’a trompé, comme si ce que j’avais devant moi n’était pas de verre, mais de porcelaine, comme celle que l’on fait dans la ville de Verres. Je l’ai repoussé vers la serveuse qui a eu un air étonné. « Elle est pas bonne ? » Je l’ai regardée en me demandant de quoi elle voulait parler, puis je l’ai vue s’en emparer avec l’intention de le vider. « Non ! » Mais il était trop tard, toute la bière s’en était allée. Ma main est allée en direction du verre qu’elle avait déjà retourné pour le rincer. Elle a eu la même expression d’étonnement en voyant ma main tendue devant elle, puis elle a haussé les épaules, ce qui a eu pour effet de relever son caraco et de révéler une petite bande de peau décorée d’un minuscule tatouage. Mes yeux s’y sont fixés. Elle l’a remarqué. Elle a eu un sourire qui s’est aussitôt envolé pour laisser la place à une moue. Le tatouage a disparu et c’était exactement comme s’il n’avait jamais existé. Mais je l’avais mémorisé. On aurait dit un petit animal, ou plutôt une curieuse créature, mi animale, mi humaine ; c’était intrigant cette petite image de couleur verte qui glissait comme un serpent, elle me rappelait quelque chose, j’aurais voulu savoir si j’avais bien vu, je lui aurais bien posé la question, mais je n’ai pas osé, et puis j’avais beau vouloir m’en défaire, la tasse m’était revenue à l’esprit avec une présence accrue, elle devenait une obsession. Dans quelques minutes, quelques heures, j’allais devoir rentrer chez moi.