Jacques à Francko
&Il a continué ainsi pendant un bon quart d’heure jusqu’à ce que la voiture s’arrête face à une barrière qui délimitait l’extrémité d’un quai. Il y avait un canal à droite et devant, un large bassin dans lequel il se jetait. « Voilà », a-t-il dit en se retournant vers moi. Je l’ai regardé, puis ai englobé le paysage qui nous entourait. Il n’y avait que de l’eau et, tout autour, des entrepôts, des grues, quelques cargos amarrés. De toute évidence, il s’agissait des abords d’un port, mais à l’image de la ville que nous venions de traverser, je ne le connaissais ou ne le reconnaissais pas. Machinalement, mon oeil s’est posé sur le compteur. Bras posé sur l’accoudoir, il continuait à me fixer dans l’attente que je descende. Le nombre inscrit était nettement inférieur au montant du billet que je lui avais remis et il ne semblait pas dans son intention de me rendre la monnaie. Mais était-ce bien un billet de cent ? Il ne m’a pas paru opportun d’aborder le sujet et du reste je m’en fichais. Je l’ai remercié, suis descendu. Il a fait une marche arrière, puis a disparu dans un nuage de poussière tandis que je considérais cet endroit de ceinture qui avait davantage des allures de guet-apens que de lieu de rencontre. Le quai était désert et, à l’exception d’un lointain choc de métal répété, parfaitement silencieux. Je me suis approché du bord du canal. Sous moi reposait une petite péniche transformée en habitation. La coque était rouge, le pont bleu et la cabine violette. Des rideaux Vichy ornaient les fenêtres et du linge accroché à un fil de fortune séchait sur le toit. Il y avait une paire de chaussettes d’homme, deux torchons et une petite culotte noire en forme de papillon. C’est sur elle que mon regard s’est fixé. Le chauffeur ne m’avait pas trompé car je ne voyais qu’une seule personne au monde capable de la faire coulisser le long de ses jambes. Je me suis approché de l’échelle ; c’est à ce moment-là que l’une des fenêtres s’est ouverte pour laisser passer un bras qui s’en est emparé. Ce bras n’appartenait pas à Naomi. &C’était un bras d’homme. J’ai imaginé qu’elle était nue et qu’elle venait de murmurer : « Tu me passes ma petite culotte, je voudrais m’habiller ». J’ai fait demi-tour pour aller m’accouder à la barrière, attendre là que Naomi m’y rejoigne, je ne doutais pas qu’elle viendrait. J’ai allumé une cigarette. Le bruit du métal martelé au loin m’a rappelé celui du basin qu’on frappe pour le lustrer, deux lignes mélodiques syncopées, comme le fait un cœur dans son arythmie. J’ai écouté le rythme de mon cœur, lent et régulier. Naomi s’est approché sans bruit, les mains dans les poches, son écharpe jaune autour du cou. « Tu as froid ? » « Il fait un peu frais. » « Pourtant tu as mis une jupe. C’est à qui, le bras qui a pris ta culotte sur le fil du linge ? » « Mon père. C’est sa péniche. » « Il est gentil ? » « Oui, il a toujours été gentil avec moi, je suis sa petite chérie. » « Je peux emprunter ton odeur ? » Elle s’est approchée et a tendu légèrement le cou, j’ai respiré à fond, lentement. « Sa main s’est posée là, juste avant que tu ne t’en ailles. » « C’est vrai. Tu pourrais le reconnaître à l’odeur alors ? » « Assurément. Qu’as-tu fais pendant mon absence, tu ne t’es pas ennuyé de moi ? » « Si, un peu, mais j’avais mon père, il s’est bien occupé de sa petite fille. Mais toi, qu’as-tu fait ? » « On m’a opéré, ça s’est très bien passé. » « Oh ! mais alors, tu veux dire, on pourrait ? » « Oui, tu as envie ? » « Oh oui, j’aimerais tant » Sa tête reposait sur mon épaule, je me suis tourné légèrement vers elle, je l’ai soulevée et l’ai assise sur la barrière. Elle a écarté les jambes. J’ai enfoncé ma tête doucement entre ces cuisses, écarté les ailes de la culotte papillon et je lui ai dit le plus beau des poèmes, dans une langue qu’elle seule connaît. L’odeur de son père semblait se trouver là aussi, entre les lèvres de son sexe. ;