Guy à Jacques

 

&Nous avons franchi quelques ponts, je n’ai pas commencé à les compter dès le départ, mais la première avenue que nous avons empruntée en a traversé au moins huit. Ces ponts devaient se lever pour s’adapter à la navigation car une impressionnante mécanique bordait chacun d’eux, et mon intuition fut bientôt confirmée. Nous abordions un canal un peu plus large que les précédents sur lequel passait un yacht, de ceux qu’on qualifie généralement de milliardaires. On aurait dit qu’une sorte de mini-immeuble blanc-beige traversait nonchalamment la route comme dans un film d’animation. Sur le pont supérieur, un couple assez âgé semblait déguster un apéritif, l’air de rien, sous tous les regards des badauds pointés inévitablement sur eux. Et ils évoluaient au milieu de la fumée bleue des autres embarcations de fret. Je n’avais pas remarqué auparavant à quel point la circulation était intense sur ces canaux, une majorité de barges basses et longues, chargées le plus souvent de courts containers aux couleurs criardes et généralement cabossés de partout. S’interposaient parfois quelques bateaux touristiques, leurs passagers alignés sur les banquettes, et aussi de petits ferries bringuebalants sur lesquels oscillaient un ou deux véhicules. Ce monde aquatique contrastait avec les bâtiments futuristes qui occupaient les berges. De larges façades chromées ou dorées ou encore brillantes et étincelantes comme si elles étaient faites d’un colossal panneau de plastique parfaitement poli. Les angles des rues laissaient cheniller leurs réclames sonores et tonitruantes. Nous repartîmes enfin et je ne pus m’empêcher de me retourner. Le chauffeur avait remarqué mon geste et me rassura aussitôt. « Ne vous inquiétez pas, j’ai l’œil dans le rétro ! Si je vois qu’on est suivi, j’ai mes raccourcis et je peux vous garantir qu’ils nous rattraperont pas ! » Étais-je devenu brusquement son protégé, à la seule évocation du nom de Naomi ? Le clin d’œil qui avait clôturé sa réflexion me faisait penser que je bénéficiais dès lors de sa complicité. Je me décontractai au rythme de sa conduite souple et habile et je souriais même à observer comment il s’amusait à frôler les passants – et principalement les passantes avenantes, trouvant là l’occasion de jouer du klaxon et se faire ainsi remarquer d’elles. &Il a continué ainsi pendant un bon quart d’heure jusqu’à ce que la voiture s’arrête face à une barrière qui délimitait l’extrémité d’un quai. Il y avait un canal à droite et devant, un large bassin dans lequel il se jetait. « Voilà », a-t-il dit en se retournant vers moi. Je l’ai regardé, puis ai englobé le paysage qui nous entourait. Il n’y avait que de l’eau et, tout autour, des entrepôts, des grues, quelques cargos amarrés. De toute évidence, il s’agissait des abords d’un port, mais à l’image de la ville que nous venions de traverser, je ne le connaissais ou ne le reconnaissais pas. Machinalement, mon oeil s’est posé sur le compteur. Bras posé sur l’accoudoir, il continuait à me fixer dans l’attente que je descende. Le nombre inscrit était nettement inférieur au montant du billet que je lui avais remis et il ne semblait pas dans son intention de me rendre la monnaie. Mais était-ce bien un billet de cent ? Il ne m’a pas paru opportun d’aborder le sujet et du reste je m’en fichais. Je l’ai remercié, suis descendu. Il a fait une marche arrière, puis a disparu dans un nuage de poussière tandis que je considérais cet endroit de ceinture qui avait davantage des allures de guet-apens que de lieu de rencontre. Le quai était désert et, à l’exception d’un lointain choc de métal répété, parfaitement silencieux. Je me suis approché du bord du canal. Sous moi reposait une petite péniche transformée en habitation. La coque était rouge, le pont bleu et la cabine violette. Des rideaux Vichy ornaient les fenêtres et du linge accroché à un fil de fortune séchait sur le toit. Il y avait une paire de chaussettes d’homme, deux torchons et une petite culotte noire en forme de papillon. C’est sur elle que mon regard s’est fixé. Le chauffeur ne m’avait pas trompé car je ne voyais qu’une seule personne au monde capable de la faire coulisser le long de ses jambes. Je me suis approché de l’échelle ; c’est à ce moment-là que l’une des fenêtres s’est ouverte pour laisser passer un bras qui s’en est emparé. Ce bras n’appartenait pas à Naomi. ;