Francko à Guy

 

&Il m’a fallu peu de temps pour atteindre la rue dont le bruit et l’animation ont achevé de me réveiller. Mais où étais-je ? Un taxi s’est approché, je lui ai fait signe, il s’est arrêté. J’ai grimpé. « Où allez-vous ? » « Où sommes-nous ? » Il a froncé un sourcil. « Vous ne savez pas où vous allez ? » « Je ne sais pas où je suis. » « C’est pour un film ou vous êtes fou ? » Il a détaillé chacun des boutons de ma chemise comme si l’un d’eux devait receler un appareil destiné à enregistrer. « Ni l’un ni l’autre. Connaissez-vous Naomi ? » « Je connais plusieurs Naomi. Des Naomi, ici, il y en a en veux-tu en voilà. » « Une grande maigrelette qui rit bêtement. » « Et des petits nichons ? » « C’est cela. » « Vous voulez aller chez elle ? » « Pas forcément chez elle, mais je voudrais la retrouver. » « Vous avez de quoi payer ? » J’ai plongé les mains dans mes poches de pantalon. « Je n’en suis pas sûr, mais elle vous paiera. » « Si on parle de la même Naomi, ça m’étonnerait ! » Et miracle, mes doigts ont sorti un billet. « Ça ira pour m’y conduire ? » Il s’en est emparé. « Ça ira. » Il a passé la première, s’est aussitôt inséré dans la circulation. Dans le rétroviseur, j’ai vu le docteur Tée et Pfaal émerger sur le bord de la chaussée et tourner la tête à droite et à gauche avec des gestes d’impuissance avant d’être occultés par le trafic. Apparemment, ils ne m’avaient pas vu monter dans le taxi. J’ai soupiré. « Comment vous la connaissez, Naomi ? » J’ai croisé le regard du chauffeur dans le rétroviseur. C’était un drôle de type que j’aurais plutôt imaginé en missionnaire qu’en chauffeur de taxi. « J’ai vécu avec elle. » Il a haussé les sourcils avec un bref son guttural qui étrangement a clos la conversation, puis il s’est mis à chantonner tandis que je regardais autour de moi défiler une ville que je ne connaissais pas. &Nous avons franchi quelques ponts, je n’ai pas commencé à les compter dès le départ, mais la première avenue que nous avons empruntée en a traversé au moins huit. Ces ponts devaient se lever pour s’adapter à la navigation car une impressionnante mécanique bordait chacun d’eux, et mon intuition fut bientôt confirmée. Nous abordions un canal un peu plus large que les précédents sur lequel passait un yacht, de ceux qu’on qualifie généralement de milliardaires. On aurait dit qu’une sorte de mini-immeuble blanc-beige traversait nonchalamment la route comme dans un film d’animation. Sur le pont supérieur, un couple assez âgé semblait déguster un apéritif, l’air de rien, sous tous les regards des badauds pointés inévitablement sur eux. Et ils évoluaient au milieu de la fumée bleue des autres embarcations de fret. Je n’avais pas remarqué auparavant à quel point la circulation était intense sur ces canaux, une majorité de barges basses et longues, chargées le plus souvent de courts containers aux couleurs criardes et généralement cabossés de partout. S’interposaient parfois quelques bateaux touristiques, leurs passagers alignés sur les banquettes, et aussi de petits ferries bringuebalants sur lesquels oscillaient un ou deux véhicules. Ce monde aquatique contrastait avec les bâtiments futuristes qui occupaient les berges. De larges façades chromées ou dorées ou encore brillantes et étincelantes comme si elles étaient faites d’un colossal panneau de plastique parfaitement poli. Les angles des rues laissaient cheniller leurs réclames sonores et tonitruantes. Nous repartîmes enfin et je ne pus m’empêcher de me retourner. Le chauffeur avait remarqué mon geste et me rassura aussitôt. « Ne vous inquiétez pas, j’ai l’œil dans le rétro ! Si je vois qu’on est suivi, j’ai mes raccourcis et je peux vous garantir qu’ils nous rattraperont pas ! » Étais-je devenu brusquement son protégé, à la seule évocation du nom de Naomi ? Le clin d’œil qui avait clôturé sa réflexion me faisait penser que je bénéficiais dès lors de sa complicité. Je me décontractai au rythme de sa conduite souple et habile et je souriais même à observer comment il s’amusait à frôler les passants – et principalement les passantes avenantes, trouvant là l’occasion de jouer du klaxon et se faire ainsi remarquer d’elles. ;