Francko à Jacques
&un regard froncé comme si elle mettait en doute l’existence de ce mot. Cette infirmière, visiblement, se cantonnait dans son rôle subalterne, elle n’osait le contredire mais rongeait son frein. Moi, je commençais à en avoir assez de ses bavardages et de ses airs supérieurs. Malheureusement je ne me trouvais physiquement pas vraiment en état pour décider de tout plaquer, de tout simplement m’en aller, dans le plus grand silence qui dirait mon mépris. J’ai décidé de garder la tête haute, quoi qu’il advienne. Il a continué, sur ce ton très énervant, emprunt d’une fatuité tout à fait inutile que j’avais de plus en plus de mal à supporter. « Car, si on y réfléchit bien et si je prends pour argent comptant le fait que vous n’ayez vu aucun être “ humain ” – il accompagna ce mot d’un mouvement dramatique de la tête, donnant à son visage l’air de s’adresser au Ciel, puis juste après, s’étant mis sur un genou, regardant sous le lit – depuis trois mois comme vous le prétendez, il est incroyable que vous vous soyez retrouvé dans cet état sans qu’en aucune façon une main d’homme en soit responsable. » C’était clair, il m’avait catalogué fou, mystique ou illuminé ! Se relevant avec un mauvais sourire aux lèvres, il sollicita une chaise auprès de l’infirmière qui, surprise du ton démesurément autoritaire avec lequel il s’était adressé à elle, se précipita pour la lui rapprocher. Et enfourchant le siège à l’envers, le dossier collé tout contre mon lit, il commença à me tapoter le front de la branche de son stéthoscope : « Et qu’est-ce qu’on me cache là-dedans, hein ? » Elle lui a de nouveau jeté un coup d’œil, écarquillé cette fois, un coup d’œil à mon intention, qu’il ne pouvait voir, signe tout à la fois d’une désapprobation et d’une stupéfaction qu’elle voulait me transmettre, comme si un syndrome, bien connu d’elle, venait de réapparaître chez son « patron », que je ne pouvais reconnaître mais dont elle voulait me mettre en garde. « Bon, d’accord, vous avez maintenant décidé de vous taire. Peut-être devez-vous vous taire ? C’est cela ? La Chose vous menace ? » &Il s’est alors levé et a frappé dans le vide, comme autant de gifles imaginaires. À bout de souffle, il s’est jeté sur moi, a saisi l’oreiller de chaque côté de ma tête et l’a secoué plusieurs fois et s’est brusquement rassis comme précédemment. « J’en déduis, par conséquent, que la cause – il postillonnait affreusement dans ma direction – est à chercher ailleurs. » Il se détourna vers elle et lui chuchota presque : « Ailleurs ! Voyez-vous, mademoiselle, monsieur a des relations, des conta-c-ts ! » Il s’est étiré, comme soudain pris d’une immense fatigue, et a soupiré avant de reprendre. « Oui, je ne suis pas loin de reconnaître que vous avez failli me faire tomber dans votre panneau, j’allais envisager que je me suis peut-être trompé sur votre compte, qu'il y avait un ailleurs comme celui que vous évoquiez jadis, et c’est cet ailleurs que j’imaginais que vous vouliez me confier afin de traduire, et transcrire ce dont les mots chez vous s’interdisaient à vous le faire se matérialiser pour votre propre salut. Vous allez comprendre ce qui justement sème le trouble dans votre esprit. Voyez-vous, dans la conviction première que j’avais, enfin depuis longtemps, vous étiez ce qu’on nomme un cas ! Sachez qu’un vrrrai cas n’arrive parfois jamais dans la carrière d’un médecin hospitalier, ou une fois ou deux, mais toujours est-il décelé comme tel trop tard, le patient est mort, ou sorti, ce qui est pareil. Ou encore, comme aujourd'hui, le cas n’est pas un cas car j’en déduis que rien de vos propos n’était soutenable. Du vent ! Que du vent ! » Même l’infirmière posait sur moi, me semblait-il, son regard plein d’une sorte de déception et de désintérêt. » Elle s’est éloignée du lit pour se diriger vers un petit guéridon de métal sur lequel reposait un groupe de fioles. « N’en déduisez pas que cela faisait de vous un fabulateur ou un mystificateur, auquel cas vous ne seriez pas ici, croyez-le bien. » Elle en a agrippé une qu’elle a agitée avec une soudaine fébrilité. « Mais que faites-vous, Ulrika, avec cette fiole ? » Mais docteur, c’est l’heure, je dois nourrir Innocent ! » ;