Jacques intervient dans le texte de Guy et envoie les 365 derniers mots à Francko

 

 

//Mais c’était un corps et un visage, et au bas de ce visage une bouche parfaitement dessinée, à la pulpe un peu grasse, qu’elle mordait de temps à autre. Soudain elle a fait comme si elle voulait bailler, elle a penché la tête en arrière, a ouvert la bouche en grand, si grand qu’elle est devenue toute ronde, j’ai alors pensé à la tasse que j’avais laissée pleine, c’était idiot d’associer cette bouche et cette tasse mais à partir de ce moment je n’ai pu me défaire de l’idée qu’une bouche ainsi ouverte risquait de le rester si le vent tournait. J’ai pensé que j’allais me lever, partir, puis revenir le lendemain et m’asseoir au même endroit… l’idée qu’elle puisse l’être encore, ouverte en grand cette bouche à mon retour, m’a incommodé. J’ai tâché de chasser cette pensée en reprenant un verre, pour l’obliger à bouger, à fermer la bouche avant que le vent ne tourne, mais c’est l’inverse qui s’est produit, elle a servi mon verre en gardant la bouche ouverte. Le bruit mat du verre sur le comptoir m’a trompé, comme si ce que j’avais devant moi n’était pas de verre, mais de porcelaine, comme celle que l’on fait dans la ville de Verres. Je l’ai repoussé vers la serveuse qui a eu un air étonné. « Elle est pas bonne ? » Je l’ai regardée en me demandant de quoi elle voulait parler, puis je l’ai vue s’en emparer avec l’intention de le vider. « Non ! » Mais il était trop tard, toute la bière s’en était allée. Ma main est allée en direction du verre qu’elle avait déjà retourné pour le rincer. Elle a eu la même expression d’étonnement en voyant ma main tendue devant elle, puis elle a haussé les épaules, ce qui a eu pour effet de relever son caraco et de révéler une petite bande de peau décorée d’un minuscule tatouage. Mes yeux s’y sont fixés. Elle l’a remarqué. Elle a eu un sourire qui s’est aussitôt envolé pour laisser la place à une moue. Le tatouage a disparu et c’était exactement comme s’il n’avait jamais existé. Mais je l’avais mémorisé. On aurait dit un petit animal, //ou plutôt une curieuse créature, mi animale, mi humaine ; c’était intrigant cette petite image de couleur verte qui glissait comme un serpent, elle me rappelait quelque chose, j’aurais voulu savoir si j’avais bien vu, je lui aurais bien posé la question, mais je n’ai pas osé, et puis j’avais beau vouloir m’en défaire la tasse m’était revenue à l’esprit avec une présence accrue, elle devenait une obsession. Dans quelques minutes, quelques heures, j’allais devoir rentrer chez moi où elle serait posée à la même place. Je me suis vu m’asseoir seul devant cette tasse et j’ai su que je ne le supporterais pas. « À quelle heure finissez-vous ? » Elle était à l’autre bout du comptoir à servir un autre client et je n’étais pas sûr qu’elle m’ait entendu. En effet, lorsqu’elle est revenue à mon niveau pour attraper une bouteille sur l’une des étagères, c’était comme si je n’avais plus été là. Mais je n’y pensais déjà plus, j’étais déjà absorbé par tout autre chose, car l’extension de son bras vers cette bouteille placée un peu trop haut pour sa petite taille avait révélé un autre tatouage sur le haut de sa fesse droite. Il était tout aussi minuscule, et tout aussi vert que le précédent auquel il était comme une réponse selon une diagonale qui lui aurait traversé le bassin. Ce tatouage représentait la même figure, mi humaine, mi serpent. J’ai eu le temps de le reconnaître cette fois-ci. Cette femme portait sur elle la représentation de ce que les Dogon appelaient le « Nommo », les jumeaux conçus par le dieu d’eau Amma après le premier désordre de l’univers, quand une termitière s’était dressée devant son sexe bandé, barrant le passage, l’empêchant de pénétrer la fourmilière de sa femme qu’il venait d’étaler du lancer d’une boulette de glaise. Mais Dieu tout puissant abat la termitière et s’unit à la terre excisée. De cette union perturbée ne sortira pas un jumeau comme prévu, mais un être unique, le thos taures. Les créatures suivantes, génies jumeaux créatures d’eau, en forme de personne et de serpent, représentaient le couple parfait. Et par ses huit membres, son chiffre était huit, symbole de la parole.