Guy à Francko
%aux yeux rieurs qui salua l’assemblée d’une révérence avant de s’approcher du piano et de commencer à chanter. Les autochtones applaudirent. Ils ne ressemblaient pas tous au vilain nain décrit par Poe, malgré leur teint gris et passablement ombrageux. J’ai supposé que la fille qui chantait était l’amie de Lulu, qu’il s’agissait de Jeanne. Elle était très belle, ses yeux rieurs et son étrange beauté m’ont donné l’air rêveur, Pfaall le remarqua. « Elle vous rappelle quelqu’un, n’est-ce pas, Jeanne fait cet effet-là, personne ne peut y résister. » « Vous avez raison, mais je ne saurais dire à qui elle me fait penser. Je vais vous faire une confidence, Pfaall : toutes les filles qui me font rêver me renverront malheureusement toujours au même rêve d’une même fille. » Pfaall commanda deux autres whiskies. « Voulez-vous me faire le plaisir de ne pas laisser votre rêverie glisser en mélancolie, ce serait absolument détestable, et incompatible avec le voyage que nous allons entreprendre. Mais peut-être voudriez-vous que nous emmenions votre amie, celle avec qui vous êtes venu, qui était attifée comme un pingouin ? » « Oh ! laissons-la voulez-vous, elle ne supporterait pas les vapeurs des bars et pour voyager elle préfère les trains. Par ailleurs il faut s’en méfier, elle a la bouche gourmande. » « Alors embarquons ! Mais dites-moi, comment puis-je vous nommer ? » « François Rabbeau si cela vous convient. » L’appareil de Pfaall, toujours couvert de journaux crasseux, fonctionnait admirablement et d’une façon on ne peut plus simple que je ne saurais expliquer. Il n’avait cessé de l’améliorer. Je quittai la lune en sachant que je pourrais y revenir avec mon nouvel hôte, dont la compagnie était fort agréable et le whisky délicieux. La bouteille de Bell suffit tout juste pour le temps du voyage, nous en soufflions à tour de rôle les exhalaisons dans le condensateur d’atmosphère. C’était une des améliorations les plus spectaculaires de l’appareil de Bell, qui fonctionnait désormais aux vapeurs d’alcool pour les besoins humains, ce qui les rendaient volubiles, gais et amicaux, tant et si bien qu’entrés dans l’atmosphère, Pfaall me tutoyait déjà. « François, qu’est-ce que tu dirais des faubourg d’Amsterdam ? » % « Amsterdam ? Non. Je ne goûte guère, Amsterdam. Pardonne-moi l’expression, mais Amsterdam, ça pue. » « Oh ! » « Cette ville est trempée jusqu’à l’os ; on dirait une vieille pute qui perd ses eaux. Non, merci. » « Je trouve que tu exagères », m’a dit Pfaall en me tendant le tuyau d’où s’échappa un nouveau cru d’une région du côté d’Aberdeen. « Alors, Hongkong ? » « Tu n’y penses pas, mon vieux. Avec tous ces demi-Chinois. » « Jeanne aime beaucoup Hongkong. » « Eh bien, qu’elle y aille donc ! » Il haussa les sourcils. « Ce n’est pas très gentil pour elle… » Comme un fait exprès, elle entra précisément à ce moment-là, et me lança un drôle de regard en refermant la porte de l’habitacle, un regard qui m’a fait me demander si elle n’avait pas perçu mes dernières paroles. « Oui », continuai-je, « c’est ce que me disait souvent un type que j’avais rencontré là-bas, kelly aïe dong, une drôle d’expression dont je n’ai jamais vraiment saisi la signification exacte. » « Peste soit des menteurs », dit Jeanne. « Qu’est-ce que tu veux dire ? » fit Pfaall pour me sauver la mise. « C’est ce que ça veut dire : peste soit des menteurs, et ton ami le sait très bien. Il faudrait juste qu’il soigne sa prononciation, mais pour le reste il sait très bien de quoi il veut parler, n’est-ce pas, cher Pfaall’s friend ou simili ? » Elle s’était assise entre nous deux et attrapa le tuyau pour se servir un verre de Glasgow Must. Son regard ne m’avait pas quitté et je commençais franchement à me sentir mal à l’aise. « Il n’empêche », dis-je, « c’est hors de question, d’autant que, pour tout t’avouer, c’est là que j’ai rencontré Naomi. Et… » « À Hongkong ? » « Non, à Amsterdam, voyons ! » Nous regardâmes tous les deux Jeanne dont le visage, tandis qu’elle sirotait son pur malt, s’était agrémenté d’un sourire énigmatique. « N’est-ce pas, François Rabot, que c’est à Amsterdam que vous avez rencontré cette mijaurée ? » Avait-elle fait exprès d’estropier mon nom ? ;