Jacques à Guy

 

%levant le bras, il déverrouilla la valve du cigare et le véhicule se mit à descendre jusqu’à une étroite galerie éclairée environ tous les dix mètres de lustres XIXe de l’école Murano. Montrant l’exemple, Pfaall enfourcha la première des mondbrettes – je n’ai rien voulu dire mais je les ai trouvées de fort mauvais goût, je leur aurais volontiers donné le nom d’immondes brouettes – qui étaient rangées sur le côté, et en avant la troupe ! l’équipée s’ébranla gaiement. « L’arrêt Mer d’Ecosse est à deux kilomètres, nous y trouverons les meilleurs whiskies que j’aie pu emmener jusqu’ici. Le L&J-Bar est mon établissement pilote, pourrais-je dire. Après l’avoir créé j’ai tenté de le faire fonctionner avec des autochtones mais ils sont lunatiques, ça n’a été que déboires, aussi j’ai décidé de procéder autrement. Lors d’une virée sur la planète mère,  je veux dire la Terre – mais vous aviez compris n’est-ce pas – j’ai cherché à retrouver de vrais tenancières de bars que je connaissais déjà, vous allez voir, j’ai convaincu deux fillettes à m’accompagner jusqu’ici pour s’en occuper. Lulu est irlandaise et elle a embarqué avec elle sa petite amie Jeanne. Pour vous dire que c’est chasse gardée, elles sont comme cul et chemise ! » Une fois arrivés, un panier semblable au premier ramena tout le monde en surface , au bord d’un petit patio couvert d’un large filet bien tendu et qui se prolongeait jusqu’à recouvrir intégralement le toit de l’établissement. Sur le côté droit, un ravin presque insondable recueillait, grâce au balayage automatique du filet, les cailloux et déchets de météorites qui venaient là terminer leur errance galactique tout en augmentant insensiblement le poids du satellite. On s’installa au bar. « Hello, mes belles ! lança Pfaal joyeusement. Un flacon de Bell pour la route et deux de mon meilleur whisky, on the rock’s. » Puis, se retournant vers moi : « Et ensuite, nous y allons ! L’appareil qui m’a rendu célèbre nous emmènera en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. » Si l’on voulait en croire l’inscription sur son cache-cœur, c’est Lulu qui vint servir en fredonnant sur l’air qu’émettait le piano mécanique. À sa suite arriva une fille menue % aux yeux rieurs qui salua l’assemblée d’une révérence avant de s’approcher du piano et de commencer à chanter. Les autochtones applaudirent. Ils ne ressemblaient pas tous au vilain nain décrit par Poe, malgré leur teint gris et passablement ombrageux. J’ai supposé que la fille qui chantait était l’amie de Lulu, qu’il s’agissait de Jeanne. Elle était très belle, ses yeux rieurs et son étrange beauté m’ont donné l’air rêveur, Pfaall le remarqua. « Elle vous rappelle quelqu’un, n’est-ce pas, Jeanne fait cet effet-là, personne ne peut y résister. » « Vous avez raison, mais je ne saurais dire à qui elle me fait penser. Je vais vous faire une confidence, Pfaall : toutes les filles qui me font rêver me renverront malheureusement toujours au même rêve d’une même fille. » Pfaall commanda deux autres whiskies. « Voulez-vous me faire le plaisir de ne pas laisser votre rêverie glisser en mélancolie, ce serait absolument détestable, et incompatible avec le voyage que nous allons entreprendre. Mais peut-être voudriez-vous que nous emmenions votre amie, celle avec qui vous êtes venu, qui était attifée comme un pingouin ? » « Oh ! laissons-la voulez-vous, elle ne supporterait pas les vapeurs des bars et pour voyager elle préfère les trains. Par ailleurs il faut s’en méfier, elle a la bouche gourmande. » « Alors embarquons ! Mais dites-moi, comment puis-je vous nommer ? » « François Rabbeau si cela vous convient. » L’appareil de Pfaall, toujours couvert de journaux crasseux, fonctionnait admirablement et d’une façon on ne peut plus simple que je ne saurais expliquer. Il n’avait cessé de l’améliorer. Je quittai la lune en sachant que je pourrais y revenir avec mon nouvel hôte, dont la compagnie était fort agréable et le whisky délicieux. La bouteille de Bell suffit tout juste pour le temps du voyage, nous en soufflions à tour de rôle les exhalaisons dans le condensateur d’atmosphère. C’était une des améliorations les plus spectaculaires de l’appareil de Bell, qui fonctionnait désormais aux vapeurs d’alcool pour les besoins humains, ce qui les rendaient volubiles, gais et amicaux, tant et si bien qu’entrés dans l’atmosphère, Pfaall me tutoyait déjà. « François, qu’est-ce que tu dirais des faubourg d’Amsterdam ? » ;