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1994

 

*

 

16 novembre

 

Où, après le latin hebdomadaire, je parle avec Claudine à qui, il y a quelques semaines, j’avais proposé la lourde tâche d’entreprendre l’exécution de mes douze pièces pour piano. Elle m’avoue qu’elle est très perturbée par « cette musique » qu’elle ne saisit manifestement pas...

Où nous faisons, Léo, Fanny et moi, quelques bistrots, dont la Carpette où je vois Richard, l’ami de Mia ; je l’ai croisé à plusieurs reprises sans que l’occasion de lui parler ne se soit présentée ; il a un air pas très commode qui ne m’incite pas à l’aborder...

 

 

20 novembre

 

Nous nous retrouvons, Fanny et moi, dans la cour de Chez Tatzi en compagnie de Mia et de Richard. Nous décidons d’aller manger en ville et je me dis que c’est une bonne occasion de connaître un peu mieux ce Richard. Au restaurant, j’apprends qu’il est musicien, et plus précisément trompettiste ; me revient alors à l’esprit un Richard trompettiste avec qui j’avais brièvement joué du temps d’Ikebana. Je le lui dis. C’est ainsi que je découvre que ces deux Richard n’en font qu’un : il s’agit bien du même et je reste encore stupéfait face à cette coïncidence, mais davantage par le fait que nous ne nous soyons pas reconnus, aussi brève notre collaboration ait-elle été...

Richard, que désormais je considère d’un tout autre œil, roule à Mobylette, un modèle de 1954 qui provient de chez un certain Gabriel, commerçant à Lyon. C’est indiqué sur le garde-boue. Ça ne s’invente pas...

Nous avons fini la nuit chez lui. J’en suis venu à parler de mes déboires avec Claudine et de mon désir de trouver un nouvel interprète. Nathalie et Richard partagent leur immense maison avec un autre couple, Anne et Olivier, absents à ce moment-là. Anne est pianiste, et musicienne suffisamment ouverte pour adhérer à ce genre de collaboration. Mais si elle ne devait pas convenir, ils auraient toujours la possibilité de me présenter une autre de leurs amies, elle aussi pianiste, une certaine Valérie...

 

 

26 novembre

 

Alors que je pensais à Richard que je dois appeler pour les pièces pour piano, me sont revenues en mémoire les autres partitions, dont celles pour la trompette. Je me suis alors demandé s’il n’accepterait pas de les interpréter et de les enregistrer, puis si la pianiste encore à trouver ne pourrait faire de même (et peut-être, par l’intermédiaire de Richard, trouver les autres instrumentistes manquants, pourquoi pas). À tout hasard, j’ai ressorti le lot des partitions pour en tirer celles, respectivement, pour piano et pour trompette...

C’est ainsi que je constate que le 28 avril est la sainte Valérie, écrite pour le piano... Le 28 avril, c’est aussi la date de ma rencontre avec V., et la date de l’exécution à Erzielen, du Rendez-vous n°6 de Léo, pièce pour deux contrebasses...

 

 

28 novembre

 

Coup de fil à Richard, nous avons pris rendez-vous pour dimanche, première rencontre avec Anne. J’ai ensuite obtenu le numéro de téléphone de l’énigmatique Valérie qui habite à deux pas de chez Léo...

 

 

1er décembre

 

 

Cette après-midi, avec Léo, s’est élaboré un projet au sujet de L’année de la rue V. et du Journal musical. Cette idée, qui inclut la publication à tirage limité de La rue V., m’emballe littéralement...

 

 

4 décembre

 

J’ai rencontré Anne, fille charmante et un peu timide. Il y avait Richard, et Olivier, le compagnon d’Anne. J’ai exposé mes projets, dans leur état actuel, c’est-à-dire au stade de la simple idée. Ils n’ont pas réagi plus que ça. J’attendais un tant soit peu d’intérêt, mais ils sont restés un peu extérieurs, distants, guère réceptifs, et je me suis demandé si au bout du compte j’avais bien frappé à la bonne porte. Ni plaisir, ni déplaisir. Juste de l’attente. Il n’y avait pourtant rien propre à m’inquiéter ou à me mettre mal à l’aise. C’est pourtant ce qui s’est passé ; pas l’inquiétude, mais le malaise, diffus au départ, puis prononcé lorsque je suis parti...

J’ai appris que Valérie, la pianiste, jouait aussi de la contrebasse...

 

 

6 décembre

 

J’appelle Valérie, nous avons pris rendez-vous dans un café de la rue d’Iéna. Elle a une voix charmante ; douce, avec un rien de timidité. Ou de réserve, plus exactement...

 

 

7 décembre

 

En relisant les lignes d’hier, je me rends compte que pour la voix, ce n’est pas tout à fait ça. Il y a de la réserve, et de la timidité, mais cachées – donc trahies – par une certaine vivacité, rapidité d’élocution. J’ai aussi noté qu’elle a vite évacué ma proposition de passer chez elle, et une hésitation à répondre à ma question au sujet de l’endroit de la rue où elle habite : « Du côté de la Préfecture ou de Vauban ? » Elle a dû se demander comment je connaissais le nom de sa rue, et son silence avant de me répondre me laisse à penser que ça devait l’embêter...

Lorsque nous avons raccroché, je me suis rendu compte que nous ne saurions comment nous reconnaître. J’ai aussitôt rappelé. Durant un moment, nous avons cherché un quelconque signe de reconnaissance jusqu’à ce qu’elle s’écrie : « Je prendrai mon archet ! » Cela m’a fait sourire...

 

 

9 décembre

 

Le bar était pratiquement désert, je me suis installé au comptoir. À l’autre bout, se tenait une femme munie d’un sachet en plastique, mais elle avait la voix perchée, les traits durs, une allure, disons, « négligée », ça ne pouvait être elle. Puis j’ai entendu la porte s’ouvrir, une personne s’installer et demander un café. Je n’avais pas noté le timbre de la voix, mais c’était une voix de femme. Alors, j’ai pivoté sur mon tabouret et, à l’autre bout de la salle, j’ai vu une fille à une table près de la fenêtre ; sur la table, il y avait un long étui noir qui pouvait contenir un archet. Je me suis laissé glisser de mon tabouret et me suis approché. « Valérie ? » Oui, c’était bien elle. Je me suis présenté, puis assis. Elle était un peu mal à l’aise, j’étais tendu. Mais aussitôt que j’ai commencé à parler, je me suis calmé et me suis senti bien. Je lui ai exposé mes deux projets, elle a semblé très intéressée. Nous nous sommes quittés une heure et demie plus tard avec la promesse de nous revoir rapidement pour que je lui remette les partitions destinées aux divers musiciens qu’elle va se charger de réunir.

Elle a la trentaine, les cheveux châtain, mi-longs, est menue, mince, réceptive et vive, et pas si timide qu’elle m’avait semblé l’être au téléphone. (Lorsqu’elle sourit, on dirait une petite souris…)

 

 

10 décembre

 

Valérie m’avait parlé d’une soirée au cours de laquelle elle avait promis de faire une intervention. « Tu n’as rien pour le 18 décembre ? » J’ai répondu que non puisque le journal s’achève le 25 juillet. Elle a eu l’air très embêtée ; elle n’avait rien sous la main, ne savait quoi jouer. Ce n’est que le soir que j’ai pensé que j’aurais dû lui proposer une composition, écrite pour l’occasion. Je n’ai pas réussi à la joindre hier. Mais ce matin, je l’ai eue. Je lui ai fait part de ma proposition, elle est d’accord. Je m’y suis mis, y ai passé toute la journée, jusqu’à cette heure, et elle n’est pas tout à fait achevée. De surcroît, je la trouve médiocre, pour ne pas dire mauvaise. Je pense que je me suis avancé un peu trop vite, me suis surestimé. Je me demande si je la lui remettrai. Me reste demain pour la revoir entièrement, et me décider avant son coup de fil au soir. (Je ne suis pas sûr d’être vraiment doué pour la composition pour instrument, me sens un peu penaud face à ces notes qui me semblent ne pas avoir la moindre consistance...)

 

 

11 décembre

 

Après quelques corrections effectuées ce matin, la partition me semble un peu plus acceptable ; ordinaire, mais acceptable. Reste à l’entendre sur l’instrument, et la question du titre, et de la dédicace. Je pourrais simplement la lui dédier, puisque c’est pour elle qu’elle a été écrite, mais je ne la juge pas assez belle pour ça (et c’est de la pièce que je parle)...

 

 

12 décembre

 

Je l’ai intitulée Gatien (18 décembre), la lui ai remise, chez elle cette fois-ci. Elle semble lui convenir. J’ai néanmoins précisé que je la reverrais. Je l’ai fait ce soir même, avec un relatif succès. Gatien a désormais meilleure mine et n’est pas loin de me plaire. Reste à la tester sur l’instrument. Nous le ferons jeudi en fin d’après-midi. (Nous ne nous quittons décidément plus...)

J’ai noté aujourd’hui qu’elle avait des yeux qui tiraient sur le violet…

 

 

16 décembre

 

J’ai remis à Valérie la masse des partitions du Journal musical qu’elle va se charger de répartir. En ce qui concerne Gatien, c’est reporté (mais ça me permettra de la parfaire). Elle me l’a interprétée, je ne suis pas mécontent…

Elle me donne l’impression d’être habituée à vivre seule, peut-être par choix, je ne sais pas, à changer souvent d’endroit, de ville. Elle semble prête à partir pour n’importe où, n’importe quand. Elle court beaucoup, de cours en concerts, cours qu’elle donne, mais aussi qu’elle prend, à Paris, par exemple. Elle ne le supporte plus, trop d’agitation pour finalement peu de gains. Elle aspire à une place stable dans un orchestre qui lui offrirait tranquillité et sécurité au niveau financier. Elle passe donc des concours qui, à la croire, sont de très haut niveau.

Elle a des grosses difficultés d’argent, m’a parlé de l’un de ses amis qui vient de sortir un CD. « Je ne peux même pas me l’acheter. » Ça m’a aussitôt donné l’idée de le lui offrir. Je l’ai acheté, le lui enverrai, mais j’hésite car je ne suis pas sûr que ça ne soit pas prématuré à ce stade de nos relations.

D’un autre côté, je le lui dois bien ; elle va me donner beaucoup d’elle-même, en temps et en travail, et bénévolement. Malgré tout, je me demande si ce n’est pas une attention un peu trop marquée envers une fille qu’il y a quinze jours à peine je ne connaissais pas. Ou est-ce une déformation que m’impose le regard particulier que je pose sur elle ?...)

 

 

18 décembre

 

J’ai préparé le paquet pour Valérie. Je comptais le glisser dans sa boîte aux lettres pour qu’elle l’ait au plus vite, mais ça ne passait pas. Je m’en suis remis à la poste où je l’ai déposé avant de prendre le train. Le voilà donc parti, et je ne sais toujours pas si j’ai bien fait, si c’est une bonne idée. Il aurait peut-être mieux valu que je le lui remette en mains propres. Que va-t-elle en penser ? N’est-ce pas une attention ambiguë ? N’est-ce pas une manière de la forcer à m’appeler ?

(Je constate que son arrivée dans ma vie me fait le plus grand bien. Elle me stimule énormément...)

 

 

22 décembre

 

Valérie n’a pas appelé alors qu’en toute logique le paquet a dû lui parvenir. J’attends son coup de téléphone. Et je ne comprends pas ; pourquoi n’appelle-t-elle pas ? Le paquet s’est égaré, ou elle ne l’a pas encore reçu, ou elle n’est pas encore allée le chercher, ou mon geste l’a gênée, lui a déplu ?…

J’ai vu V. à la dernière des Charmilles – Innocent y joue. De la voir ne m’a fait aucun effet. Ça a aussi été l’occasion de parler avec Mia, de la connaître davantage. Cette fille est décidément charmante, « adorable » pour reprendre l’un des mots du moment de Fanny. En parallèle, je pense à Valérie, pensée qui m’étonne, m’intrigue, m’inquiète, et, au bout du compte, me ravit. (Mais pourquoi n’appelle-t-elle pas ?...)

 

 

24 décembre

 

Valérie ne s’est toujours pas manifestée. Toute la journée, j’ai été d’une humeur massacrante. Au soir, j’ai fini par en parler à Lilas qui m’a dit : « Tu lui as fait ce cadeau parce que tu es amoureux d’elle ou pour autre chose ? » Mon trouble à ce moment-là m’a pris de court et étonné… Je ne me pose pas la question car je sais que, d’une certaine manière, je le suis. Mais être amoureux ne veut rien dire ; ce n’est que l’expression d’un trouble, d’un émoi ; d’une perturbation, aussi légère soit-elle. Et cette perturbation, ce mouvement en soi, peuvent être provoqués. Il suffit de le décider. On peut décider de tomber amoureux. La chose faite, il n’y aura plus qu’à miser sur le hasard qui prendra la décision finale. On peut même aller jusqu’à provoquer ce hasard, et, d’une certaine manière, c’est ce qu’est mon envoi à Valérie car je ne l’ai pas fait sans arrière-pensées, sans noter la part d’équivoque, d’ambiguïté qu’il portait, ou du moins que je lui attribuais, que j’y ai mis, consciemment ou non. Preuve en est la grande attention que j’ai portée aux deux billets qui l’accompagnait…

J’ai peur qu’elle ne l’ait pas du tout reçu, que cet envoi se soit égaré, ou ait été subtilisé…

 

 

1995

 

*

 

8 janvier

 

Je me suis enfin décidé à appeler Valérie. Elle a bien reçu mon cadeau, ça a eu l’air de lui faire plaisir – quoique sans excès, ni débordement. Mais ça m’a soulagé. Nous avons parlé un long moment de choses et d’autres, dont du projet…

 

 

10 janvier

 

Depuis trois semaines, je n’ai que deux choses en tête : Valérie et le projet, les deux entièrement confondus. J’aimerais qu’elle y soit complètement impliquée…

Elle a passé son premier concours pour entrer dans un orchestre d’Île-de-France. Elle avait peu d’espoir, ne se sentait pas prête. Je souhaite évidemment qu’elle le réussisse ; en même temps, cela signifierait qu’elle partirait, donc abandonnerait le projet ; ça me désolerait beaucoup car pour moi elle en fait déjà entièrement partie, et cela vaut aussi pour le premier projet – les douze pièces – qu’elle a déjà accepté de prendre en charge : désormais, je ne peux concevoir d’autre personne qu’elle au piano…

Mylène m’a fait remarquer la coïncidence entre le nombre des pièces de Journals et cette année : quatre-vingt-quinze…

 

 

12 janvier

 

Je suis passé chez Valérie pour lui remettre les deux partitions pour contrebasse* que j’ai achevées la nuit dernière, mais aussi pour parler de Journals dont la mise en route s’impose à présent. Tout est pour le mieux et je n’ai qu’une hâte, que ça s’amorce effectivement ; je mise beaucoup dessus, et elle y aura une très grosse part...

 

* j’avais profité de Gatien pour lui en écrire d’autres (note du 2 septembre 2021)

 

 

13 janvier

 

Se forcer à tenir le journal. Se dire : il faudrait que je monte ouvrir mon cahier et y rapporter les derniers faits ; en même temps se rendre compte que l’on n’en a pas envie, pas vraiment envie, et se dire aussi qu’il est dommage d’arrêter, mais pourquoi arrêter ? un arrêt de quelques jours peut-il signifier un arrêt complet, peut-il être l’indice d’un arrêt, d’une envie d’arrêter ? et se dire encore : est-il bien nécessaire de poursuivre ce journal qui, d’une certaine manière, a vu son terme le 24 décembre de l’année dernière, et ne se justifiait que par l’existence de V., et cette existence en allée, le journal perdrait tout son sens ; en même temps passer en revue les derniers faits et commencer déjà à les rédiger mentalement, à les mettre en ordre, à les comparer, les soupeser, à remonter trois semaines en arrière, jusqu’au 24 décembre où il y a eu cet arrêt brutal, et à partir de là revenir jour par jour jusqu’à aujourd’hui en essayant de se rappeler ce qui a marqué chacun de ces jours, surtout ne rien oublier ; et, au bout du compte, tout en remuant tout cela, monter quand même, monter avec l’envie diffuse de tout abandonner, avec dans la tête, outre ses pensées contradictoires, une foule de notes, de lignes et de formes qui cherchent à s’agencer, à se construire autour d’une seule idée : le Projet, et pour l’accompagner, indissociablement liée, l’énigmatique et de plus en plus présente Valérie. Je pense beaucoup à elle. J’ai envie de la contenter, de lui faire plaisir, envie de la connaître, de lui parler, de la faire parler. Quelque chose me pousse à être très familier avec elle, très ouvert ; à me comporter avec elle comme si je la connaissais depuis toujours. J’en ai fortement envie ; mais je me retiens ; ou pour le moins, j’essaie de doser, de mesurer, car comment le prendrait-elle ? J’ai parlé de familiarité, d’ouverture. Je devrais y ajouter, et c’est plus juste, la franchise. Voilà ce dont j’ai envie : de franchise. Plus d’une fois, et je pense que ça arrivera un jour, j’ai eu envie de tout lui raconter depuis V. jusqu’à elle et la manière dont elle, Valérie, s’est inscrite dans ma vie, elle autour de qui j’avais imaginé tant de choses avant même de la rencontrer… J’ai dit qu’elle était énigmatique. Mais en vérité je ne sais en quoi réside cette énigme. Peut-être n’y a-t-il pas d’énigme du tout, en tout cas pas davantage que chez qui que ce soit d’autre. Je ne la connais pas, c’est tout. Mais je sais désormais, et je l’avais pressenti et compris hier à demi-mots, que la rupture avec son compagnon – ou mari, mais je ne le pense pas car elle figure dans l’ancien annuaire sous son véritable nom – date d’octobre ; c’est très récent et ça la marque certainement encore, et sans doute davantage que je ne l’imagine si je considère son âge et le temps qu’ils ont vécu ensemble. Et dans la vie de cette fille, je débarque, avec mes gros projets, mes attentions, ma prévenance, un certain empressement, mes propositions ; avec mes grandes phrases et une certaine tendance – mais c’est peut-être une mauvaise interprétation de ma part – à m’installer, voire à m’incruster. Pour résumer, Valérie ne va pas bien et je commence à creuser ma place, à être présent, peut-être trop, et – ça a été sensible hier – j’ai trouvé un peu déplacé de venir lui proposer d’autres partitions, de lui parler musique alors qu’elle avait certainement autre chose en tête, et, comme de fait, j’ai remarqué qu’elle était un peu moins enthousiaste, commençait à prendre la réelle mesure de l’énormité du projet et peut-être est-elle prête à renoncer sans oser me le dire. À ce moment-là, je me suis senti un peu refroidi et n’ai plus eu envie de parler musique projets, technique ; mais d’elle ; et de moi ; mais surtout d’elle ; mais de moi aussi. Et à partir de ce moment-là, j’ai guetté l’occasion, cherché le prétexte à faire dévier la conversation que, de toute manière, je sentais un peu forcée, ou en tout cas pas vraiment naturelle, du moins en ce qui me concernait, car je n’avais plus en tête que son absence, sa distraction, et peut-être son désintérêt pour ce que je lui avais apporté, c’est-à-dire de nouvelles partitions…

Je note que, les quatre fois, je l’ai vue seule, dont trois fois chez elle, dans son appartement, et compte tenu de nos situations respectives (la mienne finalement identique à la sienne), cela nous met dans une position particulière. Le ressent-elle comme je le ressens ? Suis-je pour elle une gêne, un embarras, ou au contraire comme une occasion ? Ou est-elle loin de ces considérations ?

Je note aussi que nous ne nous sommes jamais fait la bise, je ne sais pas pourquoi. Ça n’aide pas à un rapprochement… Hier, il m’a semblé sentir, dans sa manière de s’avancer, aussi bien à mon arrivée qu’à mon départ, qu’elle l’attendait (et je n’ai pas dit : l’espérait).

Elle n’a pas fait la moindre allusion à mon cadeau.

J’allais oublier : elle a raté son concours de lundi. Ça ne la prédisposait pas vraiment à la bonne humeur et à la gaieté...

À un moment donné, alors que nous parlions du projet des douze pièces, elle m’a dit qu’elle s’y préparait, « à tout hasard ». Elle ignorait si Anne était intéressée, puisqu’au départ je m’étais retrouvé avec deux pianistes. J’ai cru comprendre qu’elle désirait vraiment les exécuter, être « l’élue », et attendait de moi une décision en sa faveur ; et j’ai eu envie de lui dire : « Non, pas Anne. J’aimerais que ça soit toi qui le fasses… » Aurai-je le cran de le lui dire la prochaine fois ? Ce sera l’occasion puisqu’il est convenu que nous nous rendions chez Richard pour une mise au point de ce qui dans mon esprit prend de plus en plus le nom « d’opéra »…

 

 

16 janvier

 

Valérie n’a pas de voiture, n’a même pas le permis. En train, en bus, en métro, elle transporte partout son gigantesque instrument...

 

 

17 janvier

 

J’ai appelé Valérie. Elle est d’accord pour dimanche. Pour je ne sais quelle raison, j’ai hésité à lui proposer de la prendre en passant, peut-être à cause de l’impression que j’ai de trop en faire, d’avoir trop d’attentions à son égard…

 

 

19 janvier

 

Quand je dis que Valérie est responsable de ma paix, c’est parfaitement vrai. Il y a « l’opéra » et les douze pièces pour piano qui me tiennent à cœur et dont elle sera la première interprète ; puis la musique et c’est la première fois que je suis si étroitement lié à une musicienne ; enfin, il y a elle : je l’apprécie beaucoup, et il est dommage que je ne sois pas arrivé à un autre moment dans sa vie ; cela fait naître en moi des questions et des idées qui autrement n’auraient pas lieu d’être, idées sans fondement liées à des impressions, comme celle qu’elle pourrait mal interpréter ma présence à l’excès. C’est idiot ; il n’y a absolument aucune raison qu’elle ait ce type de pensée. Mais l’idée aussitôt née s’installe, et cette idée bien ancrée pourrait jouer sur mon comportement et me faire adopter des attitudes qui, malgré moi, ne laisseraient plus place au doute… Encore que :

Le cours de latin s’est achevé plus tôt que d’habitude. À ce moment-là, il a été question de courses, de pain précisément ; ni Fanny, ni Léo n’avaient envie d’y aller, je me suis proposé. Le plus près, c’était la supérette des anciennes Halles où j’avais des chances d’en trouver. Sur la route, comme ça m’était déjà arrivé une fois précédente, je me suis surpris à penser qu’il serait curieux que j’y rencontre Valérie... Outre la supérette, se trouve une minuscule galerie commerciale ; c’est dans cette galerie que se trouve la boulangerie sous la forme d’un long comptoir vitré. Le long de ce comptoir s’alignait une queue de six à sept personnes ; je m’y suis ajouté. Derrière, il y avait une serveuse et une caissière ; on commande à la première, on paie à la seconde en bout de comptoir. À un moment donné, j’ai tourné la tête vers la caisse ; en deuxième ou troisième position de la queue, j’ai remarqué un profil féminin. Ce profil m’était familier, et il ne m’a pas fallu longtemps pour y reconnaître celui de Valérie. Mais j’ai eu un doute, et c’est à ce moment-là que mon regard s’est posé sur une surface sombre et polie située derrière la caissière ; le visage de la fille s’y réfléchissait et j’ai fixé ce reflet, sans parvenir à dissiper le doute, mais tout en étant certain qu’il s’agissait d’elle. Ça a été son tour, elle a commandé, et alors qu’elle payait, m’est revenue à l’esprit cette idée d’une présence à l’excès de ma part, et cette autre, tout aussi absurde, qu’elle pouvait se méprendre sur ma présence à cet endroit-là, à ce moment-là, placé derrière elle comme si je l’avais suivie, et en un lieu où je n’avais rien à faire puisque je n’habitais pas le quartier et que le fait que Léo habite à deux pas de chez elle – elle ne l’ignore pas puisque je le lui ai dit – était insuffisant pour la justifier. Et à cette idée, qui ne m’aurait pas quitté si nous avions dû nous voir à ce moment-là, s’est attachée une crainte : celle d’être incapable de me comporter naturellement avec elle, de ne savoir comment lui parler. Alors, je n’ai rien fait ; n’ai pas cherché à me signaler. Puis est venu mon tour. J’ai quitté son reflet pour passer ma commande ; lorsque mon regard s’y est de nouveau posé, il n’y était plus. J’ai payé mon pain et suis reparti… Je suis maintenant persuadé qu’il s’agissait d’elle… Je m’en veux de ce type de pensées et de comportement que seul peut expliquer ce mélange, ou cette alternance, chez elle, de distance et de familiarité. Ça a été flagrant la dernière fois que nous nous sommes vus, comme son absence de réaction face aux notes d’humour que j’avais placées dans les dernières partitions. Ça m’avait refroidi et avait créé en moi un malaise qui ne s’est pas encore dissipé…

 

 

24 janvier

 

J’appréhendais un peu cette soirée chez Richard : rencontrer des personnes que je connais peu voire pas du tout, mais surtout d’être confronté à lui que je cerne mal et qui me rebute un peu. Il est loin d’être déplaisant, mais son excès d’assurance, son humour acerbe et fuyant, et une réserve délibérée quant à ses opinions (l’humour sert d’appui à la réserve) me déroutent et me déstabilisent ; il me faudra du temps pour trouver son mode d’emploi... Je suis passé prendre Valérie. Nous nous faisons enfin la bise, alors qu’il s’agissait de notre énième rencontre, et je craignais de nouveau que ça ne se fasse pas ; ça m’aurait mis mal à l’aise, m’aurait incité à penser qu’elle voie en moi quelqu’un de distant qui ne donne à nos rencontres qu’un caractère purement « professionnel ». Je lui ai remis la copie promise de Barbe-bleue, ai apporté une correction sur l’une des douzes pièces. C’était l’occasion de lui en parler, de lui dire que je désirais que ça soit elle qui l’interprète ; je ne l’ai pas fait. Nous sommes partis tout de suite après et je comptais le faire dans la voiture ; mais au lieu de ça, je lui ai parlé de ma mère. À la question qu’elle m’a posée sur ce que j’avais fait de ma journée, je lui ai répondu que j’avais reçu ma mère. J’aurais pu m’arrêter là, mais j’ai développé et tout au long du trajet, je ne lui ai parlé que de ma mère. J’ignore pourquoi ; ça ne répondait à aucune envie, aucun besoin précis...

C’est Anne qui a ouvert. J’ai aussi eu le plaisir de découvrir Mia ; je la connais peu, mais je l’aime beaucoup ; mais en vérité, je me suis aperçu, dès que nous nous sommes installés à la table et que je me suis retrouvé avec elles en face de moi, que c’était à toutes les trois qu’allait ce sentiment. Je les ai regardées une à une, toutes trois charmantes, faites de douceur et de calme, de tranquillité et de réserve : Anne et sa timidité, sa grande taille, son corps élancé ; Mia, tout aussi grande et élancée – elles sont quasiment de ma taille – ; enfin Valérie, qui, chez elle, se plaignait d’être épuisée et, là, était gaie et détendue. Je suis constamment resté attentif à ses paroles, à ses gestes, à son comportement en général. Je l’ai souvent regardée et me suis aperçu que l’image que j’avais d’elle à notre première rencontre avait radicalement changé et que la fille que, de prime abord, j’avais peut-être trouvée ordinaire, embellissait petit à petit, et désormais je la trouvais jolie et séduisante. J’ai été frappé par ce nouveau regard que je posais sur elle, par cette modification rapide et sensible de ses traits à mes yeux, et de la voir dans de si bonnes dispositions, n’a fait qu’augmenter le plaisir que j’éprouvais de me trouver là, avec elle, et avec elles qui toutes trois autour de la table, l’une à côté de l’autre, traçaient un arc souple et feutré de pure grâce. J’étais aux anges…

En fin de repas, nous en sommes enfin venus à parler de Journals. C’est Richard qui a abordé le sujet, c’est Valérie qui en a le plus parlé, l’a défendu ; qui, face à l’attitude évasive et mordante d’Edgar – provoquant dans ses silences et ses fuites, et ses piques à mon adresse –, a exigé de la clarté et une décision. Elle n’approuvait pas ses hésitations et j’ai salué sa détermination à exiger de sa part une position nette et franche. Nous avons finalement obtenu son adhésion et il est d’accord pour participer, sans toutefois que nous sachions vraiment si Journals lui plaît ou non. En ce qui concerne les douze pièces, les choses sont claires : Anne est rebutée par leur construction ; c’est donc Valérie qui en sera l’interprète ; en outre, elle prendra la partie contrebasse du Journal musical tandis qu’Anne s’occupera du piano. (J’étais à l’aise, détendu, souriant, mais trop souvent discret, et parfois retenu ; c’est sans doute la faute à Richard dont je ne sais comment prendre l’humour, souvent grinçant, et je le cerne mal. Il me désarme et me décontenance...)

 

 

25 janvier

 

Mia et Valérie parlaient ensemble, moi avec Richard et Anne. Mais mon oreille traînait de leur côté. Elles parlaient d’Allemagne où Valérie semble avoir des liens, stage, concerts. À un moment donné,  j’ai entendu Mia dire : « Alors, comme ça, tu vas t’installer en Allemagne ? ». Elle avait un sourire complice que lui a renvoyé Valérie tout en répondant « non » avec comme de la gêne sur le visage. J’ai senti qu’il était question d’une personne, vraisemblablement un homme sans doute pas très éloigné de Valérie. Puis Mia lui a demandé si elle parlait allemand. Valérie a eu cette réponse qui a étrangement juré dans sa bouche. « Non. Super mal… »

J’avais proposé à Valérie de lui faire connaître Léo. Je le lui ai rappelé avant de la déposer chez elle, elle est d’accord. Nous nous reverrons donc à cette occasion… Cette proposition, comme les précédentes, est aussi un prétexte pour la revoir. Je m’en suis rendu compte dès la première fois lorsque m’était venue l’idée de lui composer une pièce pour le 18 décembre…

 

 

26 janvier

 

Sur la route, nous avons parlé de Richard. En introduction, elle a eu cette formule : « on a avancé un peu » que j’ai appréciée, ai prise comme un signe de complicité ; aussi le ton qu’elle a employé, sans réel enthousiasme, mais avec suffisamment de conviction pour que je me mette à y croire aussi, pour que j’en parle comme s’il s’agissait de la chose la plus simple du monde à réaliser alors que ça ne l’est en aucune façon, et j’ai beaucoup de mal à me faire à l’idée que Journals puisse se faire un jour. Plus que jamais, j’ai besoin d’un appui, d’une stimulation, et j’aimerais acquérir la certitude que Valérie puisse être cet appui, cette stimulation. Elle est intéressée, c’est un fait, mais je pense qu’il subsiste en elle un doute. Je pense qu’à mon image, elle s’efforce d’y croire ; car je n’y crois pas vraiment. C’est gros, énorme, et j’allais ajouter : trop gros pour moi. Je n’y crois pas tout à fait, mais il faut faire en sorte que les choses avancent et que je montre que je les fais avancer. Je ne pense qu’à ça depuis plusieurs jours... J’ai entamé la constitution du dossier pour une demande de subvention. J’en proposerai la lecture à Valérie pour qu’elle sache exactement ce qu’il en est ; à Richard aussi, afin de le décider tout à fait si ce n’est déjà fait.... J’en ai lu le premier jet à Léo qui l’a trouvé « solide et intéressant »...

 

 

27 janvier

 

J’ai contacté André L***, le saxophoniste du quatuor engagé par Léo pour la Sirène il y a cinq ans. Nous nous voyons mercredi...

 

 

28 janvier

 

J’ai appelé Valérie. Elle a eu l’air contente de m’entendre et m’a donné l’impression d’être plus à l’aise que d’habitude. Moi aussi. Mais d’une manière générale, nous sommes plus à l’aise au téléphone. Ce n’est pas qu’il y ait de la gêne lorsque nous nous voyons – hormis la dernière fois où nous étions l’un et l’autre détendus, peut-être grâce à ma mère, car il n’est pas impossible qu’elle ait été un prétexte comme un autre pour parler de moi –, mais parfois une certaine retenue. Peut-être à cause du lieu clos qu’est son appartement... Je lui ai parlé de son problème d’affiliation loin d’être résolu, puis du dossier que je lui avais proposé de lui faire lire une fois achevé. Elle a accepté avec joie. C’est bien un autre prétexte pour que je la revoie.

À un moment donné, elle m’a demandé si j’étais à Lille. J’ai dit « non, à Billy, chez moi ». Bizarrement, ce « chez moi » a pris une drôle de sonorité dans ma bouche, à tel point que je l’ai répété, que je me le suis répété, à haute voix, comme s’il y avait eu là une espèce d’incongruité qui m’avait échappé, ne m’appartenait pas. Je ne sais vraiment pas pourquoi... Ce n’est qu’après avoir raccroché que je me suis demandé pourquoi elle m’avait posé cette question...

Lorsqu’elle prendra connaissance du dossier, donc du détail des différents journals, elle ne manquera pas de noter le dernier, le Journal amoureux II - authentique (journal d’un homme en mai), d’où j’ai retiré V. Elle le lira en mon absence, mais je lui en reparlerai certainement – du dossier, j’entends – et il est probable que j’aie à m’attarder sur le Diagramme du temps où apparaît, comme mention pour le Journal de V., le nom « ange ». Le notera-t-elle ? m’en fera-t-elle la remarque (à ce moment-là ou après la lecture aussi bien) ? m’incitera-t-elle, par cette remarque, à ce que j’en parle, lui en parle, ce dont je meurs d’envie : lui parler de V. qui, à ce moment-là, ne sera qu’un prétexte pour lui révéler les coïncidences qui la lient à elle et qui, par conséquent, me lient à elle, Valérie. Un jour, j’en parlerai, c’est sûr...

Je note, à deux reprises, la date du 28 avril comme exemple. C’est celle de ma première rencontre avec V. Je n’avais pas pensé, avais oublié que c’est aussi celle de la St Valérie… J’ai été tenté de la modifier, mais, après réflexion, l’ai conservée (par pure malice, je m’en suis rendu compte après coup). J’ai même poussé le vice jusqu’à dater la citation Le 28 avril, c’est tous les 28 avril au 8 décembre 1994 qui est la date de ma première rencontre avec Valérie…

 

 

29 janvier

 

J’ai passé deux journées pleines à la constitution du dossier Journals pour la demande d’une subvention. Ce n’est pas entièrement terminé. Je ne suis pas satisfait. C’est difficile, ardu, délicat. Que dire ? comment dire ? Comme à l’accoutumée, je veux trop en dire, et ce n’est pas la place pour un développement ; il faut être clair, précis, rapide. Et convaincant. De plus, je me suis aperçu que les choses n’étaient pas tout à fait claires dans mon esprit, du moins dans leur agencement, leur progression. C’est à cela que j’ai passé pratiquement tout mon temps : à l’élaboration du cheminement ; du trajet qui devait clairement me mener jusqu’à la proposition finale et, une fois le chemin trouvé, la manière de le présenter. J’ai beaucoup peiné sur la formulation. De nouveau être clair et précis. Sans ambiguïté, ni explications tortueuses... Il va me falloir un peu de recul, quelques jours de battement pour revoir le tout d’un œil frais. Quoi qu’il en soit, j’ai toujours autant de mal à y croire, croire à une fin heureuse pour ce dossier, croire en la réalisation du tout, si tant est que je puisse trouver l’argent pour le monter. Croire tout simplement à la justesse de cette idée, et à sa qualité...

 

31 janvier

 

J’ai appelé Valérie pour ses problèmes d’assurance. Elle doit réunir certains papiers pour régulariser sa situation*. J’avais dans l’idée de passer les prendre après mon rendez-vous avec André, mais les horaires ne concordaient pas, elle m’a proposé de la rappeler après-demain. J’ai été déçu, exagérément, beaucoup plus que la situation ne le demandait, et de constater l’effet trouble que cette déception provoquait m’a agacé. Rien n’a pu dissiper cet état qui m’a tenu une bonne partie de la journée…

 

* je lui avais promis de m’en occuper au bureau (je travaillais aux assurances) (note du 9 septembre 2021)

 

 

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