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2003

 

*

 

 

 

4 juin

 

Nous n’avons pratiquement rien fait, avons parlé. Antek peignait dans le jardin ; Doriane est rentrée, a servi l’apéritif avec des zakouski. « Pas de thé, aujourd’hui ? » a demandé Marian. Non, rosé, et petits amuse-gueule. Nous avons parlé de Dorian Gray, de Léo et de ses machines prétendument sexuelles, de Visconti qui aurait couché avec Delon du temps de Rocco, de Van Gogh, de Gauguin du temps où le mot « artiste » avait encore un peu de poids. Antek a lancé l’idée d’un petit film clin d’œil à Dorian Gray version Levine : Aubert qui exécuterait le portrait de Marian, Marian au piano, Aubert le peintre, moi en Sanders cynique… Une fois rentré, j’ai enregistré quelques pièces du Journal musical. Je ne sais toujours pas comment procéder pour la sélection. J’ai pensé à un compromis entre le croisé et l’horizontal qui me permettrait de contrôler la sélection plutôt que de la laisser se faire au hasard…

 

14 juin

 

J’ai jeté un œil aux enregistreurs numériques, me suis rapproché d’un vendeur qui a été incapable de me renseigner. Je ne sais toujours pas si l’on peut enregistrer au micro en stéréo et le site de Sony que le vendeur a consulté devant moi ne semble pas donner davantage de renseignements...

 

15 juin

 

La blague du mardi entre Antek et moi lorsque j’arrive chez eux : « Alors, Léo ? Ça va ? » Cette fois, je l’ai devancé : « Léo ne va pas du tout. » Je lui ai appris la mort de sa mère. S’en est suivie une discussion à propos de la mort. Marian est arrivé, nous a écoutés à l’abri de sa jeunesse. Nous en sommes arrivés à Dorian Gray. Marian a été très déçu que je n’aie pas encore regardé la cassette que m’avait prêtée son père. C’est ce que j’ai fait une fois rentré. J’ai relevé ce curieux plan du début : Basil et Sanders dans le jardin dont on voit le fond : une porte ouverte qui, à la manière de la peinture hollandaise du XVIIe, encadre une femme assise, immobile ; je n’en saurai jamais rien (et elle n’a pas de raison d’être). Le clin d’œil me semble manifeste. Mais quelle est sa raison d’être dans le film ?... J’ai écouté avec attention le prélude de Chopin…

 

18 juin

 

Je me suis acheté un enregistreur numérique et deux micros !...

 

 

20 juin

 

Jai fait quelques essais, il y a du souffle, et, évidemment, ça me tracasse beaucoup, surtout pour ce soir*. J’achète du numérique pour ne plus avoir de souffle, gros inconvénient de l’analogique, et, aberration, j’en ai. Est-ce l’entrée micro, ou le micro par lui-même qui, pourtant, est d’un bon prix, ou alors le fil ?...

J’ai trouvé Léo dans la salle de documentation du Centre dart en train de massicoter des pages du livret de sa conférence**. J’ai déballé mon petit matériel, le lui ai montré, nous en avons parlé tandis que je faisais quelques essais. Le souffle était toujours présent ; ça l’a étonné, et moi désespéré. Je suis allé dans la salle d’exposition où les machines allaient et venaient pour répandre leur OUI et YOU. De ce fait, l’ensemble accédait à une tout autre dimension et j’ai pris conscience de son importance et de sa beauté, sa beauté accentuée par la perspective, la vue latérale de sept mouvements séparés et autonomes, à la vie et à la régularité propres, mais le tout confondu en une même unité (avec l’odeur qui se dégage, après quinze jours de fonctionnement et de présence de l’eau, de chlore, j’ai eu l’impression d’entrer dans une piscine). J’allais et venais, le micro à bout de bras ; je jubilais de ce qu’il me transmettait, bruits d’eau et voix mêlés ; souffle ou pas, la maniabilité de cet appareil est fantastique et le son de très bonne qualité...

 

* le finissage de lexposition Balnéopéra de Léo ; il a fait lobjet dune pièce sonore (la première) inscrite dans le premier numéro du Journal sonore lannée suivante, sous le titre de Balnéo (note du 26 octobre 2021)

** je ne vois pas de quelle conférence il sagit ; javais pensé au Plumage de lange, mais elle a eu lieu en 2000 et publié par le Lys la même année (note du 26 octobre 2021)

 

 

24 juin

 

Je m’apprêtais à pousser la porte d’entrée, ai vu Cyril sur le trottoir en face de la maison : il attendait Denis entré à la boulangerie. Je les ai invités à prendre un verre. J’en ai profité pour les mettre au courant des quatuors vocaux, puis des pièces du Journal Musical qui restent à enregistrer. Ils sont partants. Rendez-vous en septembre… Ils se rendaient à Paul Constant pour une répétition avec Thierry du spectacle qu’ils avaient monté ensemble ; je l’avais « loupé » il y a quelques mois, ils le reprennent demain en matinée. J’ai promis de passer, et auparavant d’appeler Thierry. Je ne l’ai toujours pas fait…

 

 

25 juin

 

Cours passablement décontracté avec Marian, en particulier à cause de mon enregistreur que j’ai déballé, installé et qui a stupéfié tout le monde. J’ai fait quelques prises sauvages en vue d’un éventuel « journal sonore ». Dans l’après-midi, au bureau, j’avais enregistré la rumeur de l’autoroute telle que je l’entends de ma place, fenêtre ouverte, puis le cliquetis de mon clavier, Tashi* qui passait dans mon bureau… Une fois rentré, j’ai passé plusieurs heures au montage de mon premier enregistrement le jour de l’achat : à mon poste de travail au bureau, puis la route en voiture, puis le jardin, le séjour... Je vais et viens avec l’appareil dans ma poche et les oreillettes dans les oreilles. Merveille. Et tant pis pour le souffle qui, finalement, n’est pas pire que celui de l’analogique et je m’en suis accommodé pendant plus de vingt ans ; cet inconvénient n’est rien par rapport aux avantages. Il faut que je pense à me procurer un petit micro discret pour les prises sauvages. L’idée d’un journal sonore se précise, je commence déjà à me constituer une banque et à faire des plans : demain le cours latin/grec, vendredi invitation à artconnexion, samedi Mia, dimanche Léo…

 

* l’un des fils d’Éléonore (note du 26 octobre 2021)

 

 

27 juin

 

Il est étrange comme la vue du micro déstabilise, comme l’idée d’être enregistré inquiète, comme la perspective que j’utilise ce matériel en vue d’un journal effraie, alors qu’il n’y a pas plus redoutable mémoire que celle que je suis en tant qu’être vivant doté de la capacité de penser (et donc de retenir, d’enregistrer, de mémoriser – pour, en l’occurrence, immortaliser par écrit). Le son effraie… L’image est plus forte que le son : les caméras, les appareils photographiques pullulent ; jamais on ne voit d’enregistreurs (pourquoi ne dit-on plus magnétophone ?), l’appareil et le manipulateur aussi bien. Ou alors ils sont très cachés…Si ce soir, à artconnexion, je sors mon appareil photo, personne ne fera attention à moi, et même, on se fera un plaisir de poser. Tandis que si j’exhibe le micro, on me regardera, on me craindra, m’évitera. Personne ne pensera « que va-t-il faire de ces photos ?», mais tout le monde songera : « que va-t-il faire de ces sons ? », et plus précisément : « que va-t-il faire de ma voix ? »… Le son est beaucoup plus fort que l’image… (Il y a une ère de l’image. Y aura-t-il une ère du son ? L’humain semble réfractaire, imperméable au son sous quelque forme qu’il soit…)

J’aime me voir fixé sur le papier (mais pas en mouvement sur un écran), je n’aime pas entendre ma voix. La voix dévoile, met à nu. Révèle. L’image arrêtée permet la déviation, l’illusion.

Il est étrange comme depuis que j’ai cet appareil et donc que j’entends ma voix (réentends puisque je l’ai entendue de multiples fois enregistrée), elle a pris une place prépondérante dans ma vie. Est-ce une déformation ou est-ce dû à mon nez obstrué depuis quelques jours, mais je l’entends exactement comme elle est, comme elle sonne sur un enregistrement (ma véritable voix) et ça m’épouvante car je n’aime pas cette voix…

 

 

30 juin

 

Il y avait un pot à artconnexion à loccasion du prochain voyage de Laurent Tixador au Groenland. J’avais posé le micro sur le manteau de la cheminée pour quatre-vingt minutes de cette joyeuse réunion, voir MD 3. J’ai écouté au retour en achevant le tiramisu pour le lendemain, puis en préparant les épreuves du Livre à couper aujourd’hui. J’avais parlé de plaisirs anciens revenus, c’est davantage que cela. C’est exaltant, excitant et je suis toujours aussi fasciné par le son et cette sorte de prise en général, brouhaha, conversation mêlées, confusion des sons, des éclats de voix et de rire d’où par instant un mot, une phrase intelligible ressort…

Le son pourrait-il, en matière de journal, se substituer à l’écrit ? Pas un mot depuis vendredi, beaucoup d’enregistrements, et pas de remords ni de manque du rapport...

Je lis Éloge de l’infini. Sollers y parle, comme souvent, du temps. Et moi, où en suis-je avec le temps ? Je me pose la question. Comment puis-je écrire sur le temps ? Car il est bien clair qu’en définitive je ne parle pas du temps, que Journals n’est pas à proprement parler un travail ou une réflexion sur le temps ; il est davantage du domaine du jeu que de l’expérimentation…

 

 

2 juillet

 

J’ai entamé la constitution de ce que serait le Journal sonore (encore qu’en y réfléchissant, je ne sois pas sûr que c’est une bonne idée, du moins dans le sens d’une chronologie ; j’ai déjà envie de tout mélanger). Le son est plus que correct, mais le souffle m’inquiète toujours autant, même si je peux le supprimer (mais je perds évidemment des fréquences, donc de la qualité), notamment pour les pièces du Journal Musical pourtant enregistrées sur DAT. À ce propos, il serait peut-être bon que je récupère toutes les bandes que Richard possède encore (mais j’ai des réticences à l’appeler, crains d’être de nouveau confronté à ses humeurs dévastatrices d’antan)…

 

 

14 juillet

 

À propos de Chemin faisant de Lacarrière : « Bien que je me sois astreint à le faire chaque jour, il est difficile de tenir un journal de route. En écrivant ce livre, je m’aperçois combien la simple juxtaposition des faits, la notation des événements […] sont impuissantes à restituer la durée réelle d’une marche. Rien ne serait plus ennuyeux – ni plus faux – qu’un livre fait de ces notes successives, enfilées bout à bout comme des perles fades car elles trahiraient justement l’ordonnance réelle et secrète du voyage. » « Mon vrai voyage, c’est ce livre où je reprends les traces anciennes, retrouve tels sentiers, telles herbes, tels visages, seuls accessibles à la mémoire. » Je doute beaucoup de cela quand bien même je partage ce point de vue. Un véritable journal de voyage, carnet de route, daté, minutieux, précis, fouillé (mais pas forcément), aurait eu tout autant d’attrait. En définitive, il s’agit simplement d’un choix, comme j’ai choisi pour Journals de bouleverser l’ordre du temps et de réécrire (mais j’ai respecté fidèlement le journal de la Rue*, de la même manière que je respecterai le Journal Musical)…

 

* le « journal de la Rue » ? Je pense que je voulais parler de ses contraintes d’écriture (note du 26 octobre 2021)

 

 

17 juillet

 

J’ai classé des dossiers en écoutant l’enregistrement fait chez Apolline et Jaouen, puis la première partie à Gusses où j’ai relevé énormément de choses intéressantes. Trop. Beaucoup trop. Si effectivement je réalise le Journal Sonore, je vais me retrouver dans la même situation qu’avec le journal écrit, c’est-à-dire une masse d’éléments dans laquelle je vais devoir trancher (à coups de machette, comme dans une jungle). Ce sera difficile ; d’autant plus difficile qu’il devra impérativement être bref (une demi-heure, peut-être, maximum)…

 

 

20 juillet

 

Je me suis enfin décidé à installer mon graveur. Marc m’a appris que l’on pouvait graver des documents en wave alors que je pensais que ça ne pouvait se faire qu’en mp3. Aussi, j’ai pu graver les douze minutes douze secondes (je ne l’ai pas fait exprès) du premier essai de ce que serait la première partie du Journal Sonore. Puis je l’ai diffusé sur la chaîne, c’est-à-dire par haut-parleurs, alors que jusqu’à présent, je ne pouvais l’écouter qu’au casque. J’étais tout ému. C’est bien…

Je me demande si le quart d’heure ne serait pas le maximum pour une pièce sonore de ce type. En outre, il faudrait, pour bien faire, que chacune d’elles soit d’une durée déterminée et je me suis aperçu en voyant ces 12’12’’ que celle-ci en était une. Malheureusement, cette première partie, qui tourne autour de l’expo de Léo, d’où son titre, n’est pas achevée. À méditer…

 

 

4 août

 

Après le petit déjeuner, j’ai commencé à écouter les quatre-vingt minutes de l’enregistrement d’hier chez Gélase, micro attaché au sac, que j’avais mis en route en bas de chez lui avant d’entrer dans l’ascenseur. Double déception : on entend des bruits de micro à la marche (je ne vois pas ce qui les cause), puis, une fois le sac posé chez lui, présence trop forte de la musique : nous étions installés entre les baffles et je n’avais pas pensé à ce détail… Gélase habite désormais dans un appartement tout neuf dans l’une des résidences construites sur l’emplacement des anciens abattoirs. Il a l’air très content de sa nouvelle vie de solitude et ses projets commencent à prendre forme. Léo est arrivé peu de temps après nous. Gélase nous a prévenus que la mystérieuse Cécile* arriverait un peu tard, « elle ne va pas très bien ». Elle est arrivée au dessert. Je ne m’étais pas trompé* : elle est très jolie, a de grands et beaux yeux, beaucoup de charme, du caractère. Je me suis souvent surpris à la regarder. Nous avons presque aussitôt entamé la partie qui s’est achevée à minuit. Je n’ai pas gagné… D’une conversation qu’elle a eue avec Éléonore, j’ai retenu qu’elle avait voulu être ingénieur du son avant de devenir infirmière. Drôle de parcours. Elle prend des cours de chant, aime le vin qu’elle goûte et savoure avec gravité…

 

* amie de Thierry et Gélase, nouvelle recrue au tarot, nous ne la connaissions pas

** c’était pourtant la première fois que je la voyais (notes du 25 octobre 2021)

 

 

8 août

 

Hier, j’étais à Paris avec Léo (j’avais mon enregistreur, je viens d’écouter : on entend des bruits de micro provoqués par je ne sais quoi : j’ai fait des essais dans la maison, j’ignore d’où ils proviennent.) Aujourd’hui, c’était Cécile, qui, d’une manière inattendue, entre dans notre vie, s’insère dans le réseau de la « famille ». Hier, j’avais trouvé un message d’elle sur le répondeur, elle désirait s’abonner et offrir des exemplaires du Lys à un ami. Je l’ai rappelée en début d’après-midi, elle s’est proposée de passer à la maison à 16 h 00. Vers 15 h 00, Hermann devait repasser pour le projet de transformation de la cuisine ; il y travaillait avec Éléonore, j’avais enclenché l’enregistreur, micro posé sur l’appui de fenêtre du jardin, Cécile est arrivée. Elle venait de chez Jeanne Moreau (c’est le nom de l’une de ses amies). « On a bu une bouteille de St Émilion ! » m’a-t-elle dit en riant. Si elle était grise, ça ne se voyait pas, mais elle était ravissante dans une robe d’été ample à fines bretelles légèrement décolletée. Nous sommes allés dans le jardin, j’ai parlé de Paris, elle de son travail d’infirmière à la section psy du CHR. Lorsque le moment est venu de parler des publications, je l’ai invitée à passer dans le séjour où j’avais descendu quelques exemplaires. Elle ne connaissait rien de moi, hormis Le Wam et Rok I que Gélase lui avait prêtés ; ça l’avait incitée à en savoir davantage. Je lui ai donc tout raconté, jusqu’au son ; ça l’a intéressée, nous en avons beaucoup parlé avant qu’elle ne choisisse quelques publications pour son ami psychiatre. Elle m’a demandé des précisions au sujet du Journal musical, s’il y avait des pièces vocales. Je savais qu’elle prenait des cours de chant avec Denis (et auparavant des leçons de violoncelle, avec lui aussi) et je lui ai dit que deux pièces pour voix de femme « étaient libres ». Ça l’a intéressée. Nous sommes retournés dans le jardin. Hermann et Éléonore étaient toujours aux prises avec du papier journal qui figuraient les futurs emplacements des meubles à encastrer (tout cela bien restitué par le micro ; il y a de beaux passages à utiliser et à exploiter – mais quand ? j’ai déjà quatre ou cinq disques de retard). J’ai proposé un verre, Cécile a pris une vodka (je m’en suis étonné, elle a ri). « Moi aussi », a dit Hermann. Il nous a rejoints, ils ont fait connaissance. Après son départ, j’ai fait écouter à Cécile l’enregistrement de Paris. Elle a écouté avec une fervente attention et, à plusieurs reprises, m’a fait arrêter et écouter certains passages. Ses remarques étaient très pertinentes… Avant qu’elle ne parte, je lui ai joué les mélodies de Zita et Alida, lui ai remis les partitions…

Au soir, j’ai écouté l’enregistrement d’aujourd’hui où malheureusement la conversation entre Cécile et moi est pratiquement inaudible du fait de la position du micro. Mais est-ce malheureux ? Est-ce dommage ? Qu’est-ce qui est dommage en matière de mémoire ?

(Ses grands yeux, mobiles et pétillants. Elle est fraîche et lucide.)

Le frère d’Hermann est en psychiatrie depuis cinq ans ; il avait entamé des études d’ingénieur du son et depuis a des hallucinations sonores (y a-t-il un lien ?). J’ai dit à Cécile (je lui avais parlé de ma crainte de tomber dans l’obsession du son, c’est-à-dire l’enregistrement à tout prix, à l’image du rapport écrit) : « J’ai intérêt à me méfier… »

 

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