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2002

 

*

 

 

4 janvier

 

 

Léo m’a demandé ce que je comptais faire pour les publications : arrêter ou non. « Je ne peux pas arrêter, ça n’aurait aucun sens. Même pour dix personnes, je continue… » J’ai changé d’avis. (Et comme un fait exprès, Arnaud Laporte ne se manifeste pas ; d’un autre côté, à quoi servirait-il de parler à la radio d’une édition moribonde ?)

 

 

11 janvier

 

En réécoutant The Last Episodes de Zappa, j’ai pensé à retracer ma propre histoire musicale, toutes traces mises bout à bout, des premiers enregistrements sur le Philips quatre pistes de mes seize ans (gare au passé) jusqu’à aujourd’hui (mais qu’y a-t-il aujourd’hui ?). C’est surtout une bonne occasion de tout graver sur CD (et immortaliser)…

 

 

13 janvier

 

Je viens d’avoir Thierry au téléphone : nous jouons en mars dans un café de Lille. Il y a six mois que nous n’avons pas répété. Il est fou…

 

 

16 janvier

 

Après une partie d’échecs, cette fois sur un bel échiquier africain en bois aux pièces taillées à la main et aux curieuses figures, comme le cavalier qui n’est pas un cheval, mais une autre créature aux traits proches de ceux de la gazelle, nous sommes passés au piano. Il m’a semblé un peu plus motivé que d’habitude, est enfin parvenu à cerner la Cinquième gnossienne (il lui donne un tour assez amusant : pas de pédale et la main gauche très sèche, le tout avec cette succession d’accélérations et de ralentis qu’il affectionne particulièrement). Je lui ai demandé ce qu’il aimerait comme pièce suivante ; il m’a parlé d’un prélude de Bach qu’il m’avait entendu jouer. « Lequel ? Le 814 ? » J’en ai joué les premières mesures. « Non. » « Alors, le 1 243 ? » Premières mesures. « Non. » « Le 612 ? » Il a secoué la tête. « Le 746 ? le 6 541 ? » J’en suis ainsi arrivé au 869, il a réagi dès les premières notes. « Celui-là ! » « Mais tu l’as fait. » « Non, je ne l’ai pas fait ! » « Mais si, tu l’as fait… » Je n’en revenais pas ; nous avions passé deux mois dessus et il en savait presque parfaitement la première page. Mais il n’en démordait pas, et pris d’un doute, j’ai appelé son père et lui en ai joué les premières mesures. « Mais bien sûr que tu l’as fait ! » Il s’est assis, a proposé à ses doigts de lui rafraîchir la mémoire ; ils ont été incapables de lui fournir la moindre note. Que s’est-il passé ?...

 

 

17 janvier

 

Aucune nouvelle d’Arnaud Laporte. A-t-il changé d’avis, les exemplaires l’ont-ils déçu ?

 

 

23 janvier

 

Sur les deux parties d’échecs, j’en ai perdu une. Nous avons ensuite survolé la Cinquième gnossienne avant de nous mettre à bavarder. Puis Doriane est rentrée avec Zoé, fatiguée et énervée par une longue et mauvaise journée. « Je vais prendre un Exomil pour me détendre. » « Un Exomil ? Tu es folle. Tu ferais mieux de prendre un verre si tu veux te détendre. » « Tu crois ? » « Comment ça, si je crois… » « Alors, tu en prends un avec moi. » « Non. » Nous avons pris trois gin tonic en parlant de choses et d’autres, d’elle, d’Antek, de moi, d’Éléonore. Nous en sommes arrivés au Lys. « Je vais arrêter. » « Tu es fou. Il ne faut surtout pas arrêter ! Je vais te faire un chèque. » « Non, je n’en parlais pas pour ça. » « Mais de toute façon, j’avais l’intention de te le faire… » Je suis reparti un peu gris et le moral un peu remonté…

 

 

24 janvier

 

Répétition avec Thierry à la maison, Rupture et Mauvais coton, puis survol des autres chansons. Thierry boit toujours autant, si ce n’est davantage. Il m’a dit qu’il avait fait une cure de deux semaines et que les premiers jours avaient été difficiles. Alcoolisme. (Il n’est pas le seul ; d’une manière générale, on boit beaucoup autour de moi : Fanny, Cyril, Marc, Christelle, Jeanne, M***…)

 

 

20 février

 

Après la partie d’échecs, nous nous sommes mis à Bruxelles. Je me suis attaché aux trois mesures de transition du refrain, au rythme délicat. Je me suis alors aperçu qu’il ne comprenait pas le principe de base du rythme, du tempo, de la mesure ; ça me semblait acquis et ça ne l’est pas du tout. Du coup, je ne suis même pas sûr qu’il saisisse le principe de construction de la musique. Il dit : « oui, je comprends », mais rien n’est moins sûr. Et c’est de ma faute ; je n’insiste pas assez, ne le fais pas assez travailler. Je suis trop coulant (cool-ant ? serait donc cool ce qui coule ?) et ai toujours craint de l’ennuyer, de le bousculer en lui imposant des exercices (d’un autre côté, il ne travaille pas entre les cours, touche à peine à son piano). C’est peut-être un tort, et une erreur, car après avoir terminé, il est tout de suite allé vers sa mère pour lui dire que nous avions bien travaillé. Puis nous avons pris le thé rituel en papotant. Antek est rentré désespéré, éreinté, écœuré. Il revenait d’un vernissage de ses installations ; rien ne marchait comme il le désirait. « Pourquoi je me lance dans des choses pareilles ? Pourquoi je dis toujours oui ? Pourquoi je ne reste pas tranquillement dans mon atelier à peindre ? Je suis peintre et je dois rester dans mon atelier à peindre sans me préoccuper d’autre chose ? Non, c’est plus fort que moi : il faut que je fasse le jeune ! Quand est-ce que je vais comprendre qu’il faut cesser de faire le jeune ? » J’ai ri ; ses mots auraient pu sortir de ma bouche…

 

 

22 février

 

Répétition des Belles chez Marc, filage, pas mal. Thierry a confirmé le concert en mars, ce sera le 25. Il y aurait deux répétitions d’ici là. À dieu va…

 

 

1er mars

 

J’ai en projet une composition musicale pour Marian, et Doriane en même temps : Danses mariannes. La première est achevée, mais mentalement : je ne me résous pas à la transcrire, à l’écrire sur papier ; il y a bien quelques esquisses, des jets, mais impossible de m’y mettre, de trouver l’énergie nécessaire, et il s’agit bien de cela : je ne trouve pas l’énergie nécessaire pour prendre du papier et en remplir les portées – mais comme c’est laborieux, en même temps). J’ai demandé à Doriane ce qu’elle pensait de ma nouvelle coupe de cheveux. « Superbe. Très bien ! » « Moi, ça me plaît. Mais j’en connais une à qui ça ne va pas plaire, elle me préfère avec les cheveux longs. » « Elle aime bien un peu Beatles », a-t-elle dit avec un sourire. Quelle drôle de formule que je n’avais pas entendue depuis l’adolescence… Marian est arrivé, nous avons revu Bruxelles ; il l’avait beaucoup travaillé, en était très fier, et moi content. Nous avons néanmoins revu les mesures délicates du refrain qu’il reproduit toujours aussi maladroitement, puis la Cinquième gnossienne au sujet de l’interprétation proprement dite. J’ai remarqué que ça lui plaisait, qu’il avait envie du détail, de la précision, alors qu’il n’y était pas du tout disposé il y a encore quelques mois…

 

 

8 mars

 

Le temps de déballer les instruments, de préparer le matériel, de tirer deux ou trois notes, c’était fini. Il y a eu une certaine tension entre Mars et Christelle, et Thierry m’a fait comprendre qu’il serait bon qu’on ne s’éternise pas, d’autant que Marc rentrait de tournée et était épuisé. Une demi-heure plus tard, Thierry et moi étions dans la rue (Cyril n’était pas venu). Il m’a proposé de passer au Sax Saoul où nous devons jouer. C’était fermé. Nous sommes allés boire un verre au Carpeaux où je n’étais pas entré depuis des lustres (il a toujours ses miroirs et ses carrelages Art nouveau et son patron à mine de Beefheart). Nous sommes ensuite retournés au bar ; c’était ouvert. Au comptoir, la patronne téléphonait ; assis à une table, il y avait un gars et trois jeunes filles. L’ambiance, le décor sont à l’image du nom (c’était le moins). Nous avons pris place au comptoir. L’une des jeunes filles est venue nous servir ; elle avait le visage poupin, de petites lunettes rondes et fines, les cheveux noués en une espèce de chignon. Le tout lui donnait un air studieux que je qualifierais, je ne sais pourquoi, de catéchumène. Elle jurait un peu dans le décor, comme juraient son assurance et sa voix mature ; mais ce qui m’a surtout frappé, c’était sa ressemblance avec V. ; elle aurait pu être sa sœur (un peu pauvre) : la rondeur, la fraîcheur, la pâleur, des affinités de traits. Il m’a été difficile durant la demi-heure que nous y avons passée d’en détacher le regard. Une autre des jeunes filles l’a rejointe, cigarette au bec qui lui tirait une grimace et une expression hideuse que renforçait son allure un peu crâne ; elle, par contre, était vraiment une fille de bistro. J’ai remarqué que toutes les trois fumaient cigarette sur cigarette. La patronne a fini par raccrocher. Présentations, discussion. Elle est menue, amène, souriante. Je considérais, dans le fond, une sorte d’espace de quelques mètres carrés dévolu aux prestations, musicales ou autres. C’est minuscule. Comment allons-nous y tenir à quatre ? Il n’empêche : de faire connaissance avec le lieu fait monter en moi la tension et confirme tout à fait mon sentiment quant aux affinités que j’entretiens avec la prestation sur scène en tant que musicien : nulles…

 Je n’ai pas la moindre envie de jouer, de me produire, et je me demande ce qui m’a pris, après le précédent concert des Belles, de réitérer. Je ne sais pas ce qui me retient de donner ma démission ; pas à cause du trac (mais il y a quand même une part), mais bien parce que je n’ai pas envie de ça. Je ne le fais que par amitié (et après le départ de Christine, ce serait véritablement un choc pour Thierry) et je jouerai. Mais après ? Vais-je continuer sans envie, au simple nom de l’amitié ?

 

 

26 mars

 

« L’intimité, tentative de retrouvailles avec ma mémoire pour une esquisse du journal intégral ». Hm…

Entre Rok II que j’ai envoyé cette nuit et Rok III que j’ai commencé à préparer, je vais travailler à Albena-Gammarth. J’aimerais lui offrir un dos carré, si tant est que ça soit possible financièrement. Je repense aussi au Journal musical que je pourrais publier avec un CD

 

 

1er avril

 

Pas de nouvelles de France-Culture. M’ont-ils oublié ou ont-ils pris mon absence de réponse comme un refus (mais leur dernier courrier n’en exigeait pas) ? J’espère qu’ils m’ont oublié. D’un autre côté, à la vue des trente-cinq enveloppes qui constituent désormais la vie du Lys, j’espère qu’il n’en est rien et que je pourrai, même en sachant que c’est illusoire et vain, faire cet enregistrement. La mise sous enveloppes de Rok II m’a particulièrement déprimé…

(Dans le fond, je pense que j’en ai un petit peu assez du journal : rien qu’à l’idée du travail qui m’attend demain, c’est-à-dire le « rapport » du vernissage d’avant-hier*, je me sens mal…)

 

* celui d’une exposition photographique de Patrick Genty à Liévin (note du 28 octobre 2021)

 

 

 

3 avril

 

France-Culture : c’est le 19, à 13 h 30, à la Piscine… (Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur raconter : je suis complètement déprimé…)

 

 

4 avril

 

La productrice de Multipistes vient de m’appeler – ici, au bureau. C’est confirmé pour le 19, et l’enregistrement aura bien lieu en public. « Mais rassurez-vous, vous serez dans l’intimité avec Arnaud Laporte ! » Comment peut-on être dans l’intimité en public ? (Et comment a-t-elle obtenu le numéro de téléphone du bureau ?)

 

 

5 avril

 

Je suis arrivé à 18 h 00 chez Marc ; il était seul, ni Cyril ni Thierry n’étaient arrivés. Marc vient de renouveler son matériel informatique, dont un i-Mac, pour son association. Ils ont à présent trois ordinateurs qui ronronnent doucement dans les deux pièces de la « partie living ». Il m’en a longuement parlé, leurs capacités, leurs performances, multiples détails techniques qui me sont passés au-dessus de la tête. Nous avons ensuite pris un café au soleil de la terrasse. La conversation s’est un peu épuisée ; je ne sais toujours pas trop comment manier Marc, comment lui parler. Cyril et Thierry sont arrivés, Cyril avec sa tête de nuit arrosée, Thierry avec quelques cheveux gris. Réunion, concertation, mise au point, directives pour le concert. Puis répétition. Je me suis senti excessivement tendu, exactement comme si j’avais déjà été face à un public, d’autant que je suis seul pour l’introduction au clavier. Vais-je aller jusqu’au bout ? Oui. La tension est un peu tombée, mais il y avait encore Une ville en panne où j’interviens encore au premier plan. Ça a passé. À partir de là, je me suis senti beaucoup mieux, quoiqu’il y ait encore Mauvais coton qui me donne du souci ; et puis Mon corps chaud, quatuor de voix qui est loin d’être au point. Personne ne semble véritablement s’en affoler. Du reste, personne ne semble s’affoler de quoi que ce soit, sauf moi, alors que rien ne me semble au point. Dois-je être le seul à m’affoler ?…

 

 

18 avril

 

J’ai eu Thierry au téléphone : Jacques sera à la répétition ; il devrait faire une cinquième voix dans Mon corps chaud. Je ne suis pas mécontent qu’il fasse partie du concert, même d’une manière ponctuelle. Ça diminuera certainement ma tension…

 

 

19 avril

 

L’enregistrement est pour cette après-midi, je viens d’avoir Arnaud Laporte au téléphone pour confirmation. « Je crois qu’il y aura beaucoup de monde », m’a-t-il dit, puis, comme il nous fallait un signe de reconnaissance : « La productrice a une veste léopard. » « J’aurai un livet dans ma poche », lui ai-je dit.  Ma tension est à son comble. Si j’ai bien compris, ça se passera dans la boutique…

France Culture était affiché sur tous les murs du musée. Il n’y avait personne dans le hall ; ça m’a surpris et soulagé tout à la fois ; mais derrière la baie vitrée de la salle des expositions temporaires, j’ai aperçu une table ronde munie de micros et d’une demi-douzaine de personnes et, le long de la vitre, une quarantaine de chaises bien disposées, la majorité occupée. Avec un frisson, je suis entré dans le restaurant, puis dans la boutique, puis suis allé jusqu’à l’entrée même du musée : nulle trace d’une femme en veste léopard. Je suis retourné dans le hall où j’ai vérifié la présence dans la poche de ma veste de l’exemplaire du dernier livret en m’assurant qu’il en dépasse suffisamment pour qu’il le remarque, puis j’y ai fait les cent pas ; y passaient de temps à autre un homme ou deux dont aucun ne me semblait pouvoir lui ressembler. Je me suis approché de la baie, me suis imaginé, avec effroi, une demi-heure plus tard à cette table, seul avec lui, et une vingtaine de personnes en train de m’écouter. C’est au moment où je me suis appuyé au comptoir que j’ai senti une présence. J’ai levé la tête sur un homme qui me regardait et hésitait. Il a eu un coup d’œil sur le livret dans ma poche, j’ai souri ; il a souri en retour ; c’était lui. Il s’est approché, m’a serré la main et je me suis aussitôt senti en confiance... Le studio improvisé s’est libéré, une seule personne du public est restée, une autre est venue s’asseoir tandis que nous gagnions les micros. Intimité, n’est-ce pas ? Nous nous sommes installés. Avant les recommandations d’usage, il m’a dit quelques mots pour me mettre à l’aise, j’ai chaussé le casque, le générique a été lancé. Il y a eu une courte présentation, une première question, et tout s’en est allé ; la tension, le nœud à la gorge, les quelques tremblements qui subsistaient, tout s’en est allé, et je n’ai plus pensé qu’à parler… « Beaucoup de tracas pour rien », lui ai-je dit sur le générique de fin… Parmi le public, il y avait le frère d’Antek, passé par hasard, et, à ses côtés, Fanny, venue m’épauler. Nous sommes allés prendre un verre dans un bistro à côté, un curieux et bel endroit matelassé aux allures de salon où j’ai pu enfin me relâcher…

 

 

22 avril

 

Tout était en suspension et, petit à petit, ça se décante et me reviennent avec précision certaines de mes réponses, ses questions dont certaines m’ont pris de court, comme celle au sujet de la tendance « autofiction », je n’en avais jamais entendu parler. J’ai dit autour de moi que ça s’était bien passé, c’est vrai dans la mesure où j’étais relativement à l’aise et avais beaucoup parlé, à ma manière : débit rapide, chaotique, et les incessantes digressions mais en l’occurrence elles m’ont servi –, d’autant plus présentes qu’il ne me posait pas les questions auxquelles je m’attendais et je voulais, en tentant de répondre à celles qu’il me posait, répondre à celles qu’il ne me posait pas ; bref, je voulais en dire le maximum. Au bout du compte, si je fais le constat de ces vingt minutes (la rapidité avec laquelle elles ont passé m’a sidéré), j’ai l’impression d’un beau brouillon. Qu’est-ce qu’un auditeur ignorant tout de moi va-t-il en retirer ? Que va-t-il comprendre ? Il m’avait dit hors-antenne : « J’ai mille questions à vous poser, je n’en poserai que quatre ou cinq. En vingt minutes, il est impossible de faire le tour. Ce que j’essaye de faire, c’est de mettre le doigt sur quelqu’un que personne ne connaît et d’en donner une idée suffisamment attractive pour susciter l’auditeur à se rapprocher de nous. En général, nous avons de bons retours. » J’ai l’impression qu’il m’aime bien, que je l’intéresse (mais il doit sans doute se comporter de la même manière avec tous ses invités). Il m’a fait comprendre qu’il désirait continuer à recevoir les publications (il compte s’abonner), et il me recontactera dans quelques mois. Il a axé ses questions sur l’écriture plutôt que sur les informations liées au Lys, à l’histoire qui les a fait naître…

Au moment où ça a commencé, le hall a été envahi par un groupe d’écoliers. La porte était restée ouverte ; durant les premières minutes, et malgré le casque, j’ai eu beaucoup de mal à l’entendre et même à percevoir mes propres paroles. Puis j’ai oublié, et comme je l’ai dit à Antek plus tard : « Il y aurait pu avoir deux mille personnes, je ne les aurais ni vues, ni entendues. » Laporte m’avait prévenu qu’il diffuserait un extrait du Journal musical ; il a choisi Jeanne d’Arc ; j’étais persuadé que ce serait elle. J’ai noté en souriant sa manière de prononcer « journals » en faisant entendre le « s » : journalssssss…

 

 

23 avril

 

Il y avait une quarantaine de personnes venues nous écouter, puis nous congratuler, ô surprise, alors que de ma place, entre Thierry, Marc et Cyril, tout m’avait paru raté….

Il n’y a pas beaucoup de guitaristes qui jouent assis : il y a Robert Fripp et il y a moi (mimétisme inconscient ?)… Je me suis posé la question : debout ou assis ? Debout, c’est plus conforme à l’image de scène, mais je suis moins à l’aise et il y a le poids de la Gibson, ce n’est pas négligeable. Je me sens beaucoup mieux à l’aise assis, mais j’ai l’impression que cela donne une image un peu ridicule, teintée de prétention. Je suis donc resté assis, mais très vite je me suis aperçu que ce n’était pas un très bon choix : j’étais trop tendu, ne savais où regarder, que faire de mon corps qui était comme englué sur sa chaise… J’avais posé la question à Jacques qui m’avait dit que la position assise ne gênait en rien et, au contraire, me correspondait bien. C’est la réaction qu’ont eu les gens en général. Cela donnait une image particulière au groupe…

Plusieurs personnes m’ont dit que ma guitare avait un son extraordinaire. « Tout dépend de qui tient le manche », ai-je dit. (Non, je ne l’ai pas dit…)

Le lendemain, j’avais parlé à Léo de ma position vis-à-vis de ce groupe dont je fais partie, de mes réticences, de mon manque d’envie de me produire devant un public (en-dehors du trac), du peu de plaisir que j’en retirais (j’étais en contradiction avec ce que j’avais ressenti, écrit et dit après le premier concert des Belles endormies où je m’étais senti frustré de n’avoir pas eu davantage de part), de mon envie d’en arrêter là… Il m’a demandé après le concert ce que j’avais ressenti, quel effet cela m’avait fait de me produire ; Thierry m’a posé la même question (il doit sentir que je ne suis pas totalement impliqué). Je n’ai su que leur répondre. Une chose est sûre : mes réticences sont dues en large partie à mon manque de confiance, d’assurance ; à mon incapacité foncière à me « laisser aller ». Mais c’est avant tout le manque de confiance en moi et le peu d’estime que j’ai pour mes compétences et mes capacités d’interprète (je ne dis pas de musicien, mais d’interprète, ou d’instrumentiste). Je ne me trouve pas bon. Pour le reste, il y a cette chose singulière qui veut que du fait qu’il s’agit d’un genre qui m’est étranger et auquel, en règle générale, j’accorde peu d’intérêt et peu de valeur, c’est-à-dire la chanson dite de « variété », je le place d’emblée dans une seconde catégorie de la musique, ou de l’expression musicale, et ne consens à m’y impliquer qu’à titre de curieux, de dilettante (ce n’est donc pas s’impliquer) ; en somme, de touriste, c’est-à-dire celui qui arbore le collier de bienvenue de l’indigène pour se croire l’espace d’un instant humaniste et frère alors qu’au fond de lui grouille la saloperie du ressentiment, de la frustration et de la bêtise. Je suis un peu ce touriste-là au sein du groupe. Je ne le suis pas tout à fait car j’estime et aime ceux avec qui je joue, aime ce qu’ils font, aime ces chansons même si parfois je ne les aime pas ; aussi parce que j’y prends tout de même un peu de plaisir. Pourtant, ce plaisir-là, je ne le montre pas, et ne le dis pas, comme s’il y avait une espèce de honte à dire : « je joue dans un groupe qui fait de la chanson ». Voilà, je pense, à quoi ça se résume : une espèce de honte diffuse, une honte sans nom, sans objet, sans raison d’être ; une honte, en définitive, inexplicable, ou alors qui ne peut s’expliquer que par le fait que je suis incapable d’avouer le simple plaisir de participer à une chose qui m’est étrangère, qui ne me correspondrait pas, ne serait pas pour moi ; comme si l’objet du plaisir avait une quelconque importance (c’est discutable) ; comme si le plaisir ne suffisait pas en soi, comme si j’avais des comptes à rendre à qui que ce soit. Et puis le moment du concert est arrivé. Il y avait le trac, bien sûr. Il y avait aussi ce sentiment de médiocrité dont je suis empreint, qui souvent me dégoûte et m’épouvante. Il y avait aussi l’impatience d’en finir au plus vite, en me disant, avec malgré tout l’espoir que tout se passe bien, que j’avais une tâche à accomplir, un travail à faire, un rôle à remplir, ce rôle étant celui de l’employé qui, à une époque, avait peut-être eu l’imprudence de se proposer dans une entreprise dont il ne pouvait retirer qu’un frisson d’exotisme. Et cet employé, qui joue comme s’il pointait, n’avait qu’une hâte : celle que la dernière note soit jouée et qu’il puisse se reposer. Et se reposer définitivement, car il avait en tête de se séparer de ce travail, de mettre un terme à cette épreuve incommensurablement douloureuse pour lui, le passage face à un public, et d’autant plus douloureuse qu’elle se faisait sans conviction. Mettre un terme donc et en même temps y répugner car ce serait aller voir Thierry et lui dire : « je ne désire plus jouer, ça ne me convient pas, je n’y trouve pas de plaisir ». Je ne me vois pas lui dire cela ; non seulement parce que ce n’est pas tout à fait vrai, mais en plus parce que c’est un ami, parce qu’il en sera peiné, et parce que je n’ai pas le droit de lui faire ça, pas le droit de le laisser tomber (et je pense qu’il sait ou sent tout cela). Alors, je ne le ferai pas. Je continuerai. Au nom de ce que je viens d’écrire, mais aussi parce que le concert a eu lieu, parce que beaucoup de choses ont été dites à son sujet et que ces choses, qui m’ont assez sidéré, ont radicalement bouleversé tout ce que j’ai pu croire ou penser jusqu’à présent. Ont dissipé le trouble et mis de la clarté dans mon esprit…

(De la même manière que pour It's Odile, puis la présentation de la Rue, je ne sais pas quel effet a produit sur moi le passage face à un public. Mais je peux dire que du passage à la radio, j’ai tiré beaucoup de plaisir…)

(J’ai raté tout ce que d’ordinaire je réussis parfaitement, ai réussi tout ce qui me faisait peur…)

Au retour à la maison, j’ai trouvé sur le répondeur un message de la productrice de France-Culture qui me confirmait la date du passage de l’interview à la radio. Ce sera bien jeudi à 22 h 10…

 

 

24 avril

 

Je suis passé voir Mylène, lui ai raconté le concert, la radio en tentant en vain de décrire l’état d’esprit dans lequel je me trouvais depuis. Un mot pourtant m’est apparu : conscience ; ou, plus exactement, « prise de conscience ». Ce qui s’est passé, c’est que j’ai tout à coup pris conscience que les mots, les opinions autour de moi, qui toutes allaient dans le sens d’une particularité de l’ensemble que nous formions et du son qui s’en dégageait, qu’il exprimait, m’ont fait tout à coup prendre conscience : conscience que de ce groupe dont je fais partie, je n’étais pas le passager, un élément transitoire, mais au contraire un élément à part entière, indissociable, et je n’avais plus à le décider puisque c’était un fait ; conscience d’une qualité dont je savais l’existence, mais dont la nature exacte, jusqu’à ce moment-là, m’avait échappé ; conscience enfin que la médiocrité que je m’attribuais, dont je me sentais pétri, n’était pas et que je pouvais aussi prétendre à une certaine qualité, qualité qui n’était pas de l’ordre de la médiocrité et était celle de l’ensemble. À suivre…

 

 

25 avril

 

Ai-je tout dit au sujet du concert ? Ce que je n’ai pas dit et ce dont je me suis rendu compte après coup, c’est que la dernière fois que j’étais apparu avec une guitare face à un public, c’était en 1976… Ça explique et justifie beaucoup de choses.

Léo, César, Omer ont vanté la qualité musicale, la qualité de l’orchestration. Cela m’a surpris ; en même temps, je sais qu’il y a des réussites au niveau des compositions, quelques très belles chansons…

C’est ce soir, à 22 h 10. Je n’écouterai pas. L’enregistrerai, mais n’écouterai pas. Pas tout de suite. Plus tard. Peut-être…

 

 

26 avril

 

J’étais monté à 21 h 30, avais allumé la radio, préparé l’enregistrement, m’étais mis à la mise en fichier du dernier Beaux-arts magazine, jusqu’à la lettre M, il était 22 h 00, il était temps de me préparer à descendre ; j’avais encore attendu quelques minutes avant de mettre en route la cassette et de baisser le son des infos. Puis j’étais descendu. J’avais remarqué à ce moment-là que l’état de tension dans lequel je me trouvais était infiniment supérieur à celui que j’avais connu le jour même de l’enregistrement ; je pense que pour rien au monde je n’aurais écouté la diffusion de l’émission à ce moment-là. J’étais descendu, étais allé à la cave pour sortir le linge de la machine. Puis, avec le même nœud au ventre, j’étais remonté pour m’asseoir au piano d’où j’avais sorti quelques maigres sons avant de prendre la guitare et de jouer jusqu’à 22 h 35, heure à laquelle Éléonore était rentrée avec Laura. Éléonore était entrée dans la pièce, m’avait souri, avait regagné la cuisine sans la moindre allusion à l’émission ; il me semblait incroyable qu’elle ait pu l’oublier. Ça m’avait blessé. J’avais encore joué quelques minutes avant de monter la rejoindre. Elle lisait. Je m’étais étendu à ses côtés et avais attendu. Elle lisait. Alors, au bout d’un moment, j’avais dit : « You forgot. » Puis je l’avais embrassée et étais monté dans mon bureau. La cassette était en bout de course ; je l’avais retournée et avais appuyé sur la touche enregistrement, je ne sais pourquoi, peut-être à cause de la voix qui à ce moment-là s’échappait du poste, une voix dont le timbre m’aurait semblé digne d’être enregistrée. Puis j’avais achevé la mise en fichier. J’étais ensuite passé à la mise à jour de l’intégrale en posant de temps à autre un œil sur le téléphone qui ne vibrait pas, ne me transmettait pas la voix de Léo qui ne pouvait faire autrement que de m’appeler après l’émission pour me donner son avis. Il ne pouvait en aller autrement. Et pourtant ça ne sonnait pas. Mais peut-être n’était-il pas chez lui, ne l’avait donc pas entendue. Et je m’étais demandé dans quelle mesure ce n’était pas pire. Peut-être avait-il oublié. M’était alors venu à la mémoire ce que m’avait dit Antek mardi au sujet de Nuits Magnétiques où était passé Léo il y a quelques années. J’ignorais qu’il y était passé. Ou alors, je l’avais su et oublié. Non, je ne l’aurais pas oublié. C’est donc qu’il ne me l’avait pas dit, avait omis ou oublié de m’en faire part. Et aujourd’hui il n’écoutait pas mon propre passage, ou s’il l’avait écouté, il ne m’appelait pas pour me faire part de ses impressions alors qu’il savait qu’elles étaient importantes pour moi, pour moi qui avais refusé de m’écouter. J’avais aussi consulté mon courrier au cas où quelqu’un, Tibère par exemple qui la veille m’avait demandé de lui préciser le jour de la diffusion, m’aurait laissé un message. Il n’y en avait pas. Si, de Katia, mais il précédait l’heure de diffusion ; elle écrivait qu’elle était ravie de la « réussite » de l’enregistrement – je lui avais écrit que tout s’était très bien passé – et regrettait de ne pouvoir l’écouter à cause d’un dîner à Paris. Katia est décidément une femme exquise… De ce fait, face à cette absence de réaction générale (je m’attendais aussi à un coup de fil de Fanny), j’avais pensé que l’émission avait été un ratage, qu’elle n’avait suscité que l’indifférence, voire l’ennui, et de là l’embarras chez des auditeurs qui n’avaient osé décrocher le téléphone ou se mettre à leur clavier. Tant pis… Je suis rentré, ai sorti le chien. Éléonore est rentrée, m’a rejoint dans le grenier. Elle avait l’air contrit : elle avait oublié d’écouter l’émission. Je lui ai remis la cassette en lui recommandant de l’écouter en bas pour que je n’en entende rien. Je suis descendu une demi-heure plus tard. Elle l’avait écoutée avec Laura. Elles n’avaient pas l’air très enthousiaste. Elles m’ont dit, je le savais déjà, que c’était vague, qu’on ne comprenait pas bien de quoi il s’agissait. Puis, et ça m’a perturbé, puis abattu, qu’il était dommage que la fin soit si « négative », que j’avais mal compris la question d’Arnaud Laporte au sujet de l’extrait du journal et que je n’aurais pas dû insister sur mon manque de foi, de conviction. Sur le coup, j’ai été étonné, puis me suis souvenu qu’effectivement j’avais mal interprété sa question (lui-même avait mal interprété le passage*) et qu’il y avait eu un peu trop d’insistance de ma part à ce sujet. « Comment veux-tu qu’un auditeur croie à ton travail si toi-même tu n’y crois pas ? » Je ne pense pas que ça ait une quelconque importance, mais il est vrai que je ne voulais pas que ce point soit abordé. Il l’avait été et je n’avais pas su, sinon l’éluder, du moins l’écourter. Bref, rien de réjouissant et rien qui m’incite à l’écouter. En conclusion : il s’agit de l’interview de quelqu’un qui n’est pas satisfait d’un travail dont personne ne sait rien. « You’re a very good writer, but not a very good speaker… » Conclusion d’Éléonore…

(Avant la fin de l’année, je vais éditer un CD du Journal musical…)

 

* je n’en ai aucun souvenir, et comme je n’ai toujours pas écouté cet enregistrement (et je pense que je ne l’écouterai jamais), je ne sais de quel passage, ou extrait, il s’agit (note du 25 octobre 2021)

 

 

30 avril

 

J’ai fait un petit tour sur le site de France-Culture où, dans la case Multipistes, mon nom apparaît ; mais sans l’adresse du site. De ce fait, je ne vois pas bien où est l’intérêt de cette émission vague où il est impossible pour l’auditeur de me contacter directement…

 

 

9 mai

 

J’ai fait un peu de piano, ai entamé une nouvelle danse de la série des Danses mariannes, toujours pas transcrites sur papier (ou des ébauches pour mémoire). Mémoire me fait penser aux propos d’un type à France-Culture qui parlait du temps et disait que la mémoire n’était pas un réceptacle du passé, mais bien une matière présente. Pas de passé, que de l’instant… Puis je suis allé chez Marian, piano après la partie d’échecs et une tasse de thé. Antek, particulièrement agité, entre bougonnement et fou rire (et parfois les deux à la fois), ne cessait de répéter : « Je m’ennuie, je m’ennuie ! qu’est-ce que qu’on fait ? » Du coup, le cours a été assez perturbé ; ça tombait assez mal car Marian avait besoin de beaucoup de concentration pour le prélude de Bach (le 879) qu’il travaille en ce moment. Il est ardu. Il l’aime beaucoup, mais a beaucoup de difficultés à l’assimiler, et je me demande si je n’ai pas visé un peu trop haut. En même temps, je suis persuadé qu’il s’en sortira (les premières mesures me confortent en ce sens) et l’exécutera (et en l’occurrence, il s’agit bien d’une exécution, d’une bête à dresser, à dompter – on exécute un morceau de musique comme on exécuterait un être vivant, pour le dresser, s’en débarrasser)…

 

 

15 mai

 

Marian avance bien, a passé avec succès les deux mesures problématiques de la fin de la première page. J’espère qu’il ira jusqu’au bout, parviendra à se maîtriser (c’est-à-dire à ne pas céder à la tentation de la performance par la vitesse d’exécution). Est-il doué ou non ? Est-ce que n’importe quel gamin de son âge est capable, avec le peu de bagage que je lui ai consenti, de parvenir à ce résultat ? Au Conservatoire, sans doute. Mais sinon ?…

 

 

11 juin

 

Thierry m’a annoncé une nouvelle date de concert pour les Belles endormies, le 20 juillet, dans un bar à Roubaix…

 

 

3 juillet

 

Marian nous a épatés, Antek et moi : magistrale interprétation du prélude 879, à sa manière, avec accélérés et ralentis. Acuité et sensibilité, il est formidable. Puis il s’est levé et a regagné sa chambre où il a écouté un truc à la mode. « Je devrais lui faire écouter des choses particulières, élargir sa culture musicale », m’a dit Antek. « Je pense que ce n’est pas la peine. Ça se fera de soi. Laisse-le faire. » Qu’il aime et joue du Bach à son âge me semble déjà largement suffisant pour lui ouvrir l’esprit, et ça me semble bien qu’il puisse tout à la fois aimer et jouer cette musique-là et en écouter et en aimer une autre de son âge, de son temps…

 

 

15 juillet

 

Coup de fil de Thierry : répétition la semaine prochaine. Ce sera le 27 (la sainte Mia, je le remarque à l’instant)…

 

24 juillet

 

Deux mois que nous n’avions pas joué ; c’était assez lamentable (je ne me tire pas du lot). Le manque de rigueur général m’agace et me reviennent des velléités de départ. Je me demande si ce n’est pas simplement une question de courage, et donc de lâcheté : il serait plus facile d’acquiescer et de poursuivre mollement et presqu’à contrecœur que de dire franchement à Thierry que je désire arrêter… C’est bien de la lâcheté (ou de la couardise)…

 

 

28 juillet

 

Rien de particulier si ce n’est une douce torpeur identique à celle du temps. J’ai achevé de lire Gloom, puis Albena. Langueur, moiteur, avant-goût de ce que pourrait être le « ne rien faire » dont je parle tant dans Albena. Quoi qu’il en soit, me voilà déchargé du poids du concert et je vois les semaines à venir d’un tout autre œil. Je connaissais ce bar tout en long. Le patron nous en a proposé le centre, c’est-à-dire un espace très réduit au milieu des tables. Nous nous y sommes installés tant bien que mal, Thierry assis, moi de même derrière le clavier, place que je n’ai pas quittée (ça m’arrangeait assez bien). Il y avait une trentaine de personnes, des connaissances pour la plupart. Ça s’est bien passé, malgré ma tension plus forte que la dernière fois. Mais, obscurément, je me doutais qu’il n’y aurait pas de problèmes majeurs. Tout ce que je craignais n’a pas eu lieu et dans l’ensemble ça m’a semblé de meilleure qualité, notamment pour deux ou trois chansons, dont Un gourbi qui a quelque chose de magnifique (mais je me suis un peu ennuyé à en interpréter d’autres, manifestement en décalage avec le reste du répertoire)…

 

 

 

11 septembre

 

Marian a achevé la première partie du prélude, ne désire pas aborder la seconde. Il m’a demandé un quatre mains. Mais lequel ? Qui pourrait me fournir un quatre mains intéressant ?...

 

18 septembre

 

Marian a « achevé » Bach, il doit à présent travailler la régularité. Nous avons entamé En plus, réduction à deux mains, avant de parler de Proust, des « grands auteurs » : la réduction ou, à l’inverse, l’expansion en matière d’écriture : compresser une longue période de temps en deux mots, ou détailler un geste sur vingt pages (Proust). C’est ce dont leur avait parlé leur professeur de français…

 

 

25 septembre

 

Marian a toujours eu des problèmes de rythme et de régularité ; c’était manifeste dans le dernier prélude qu’il sait désormais, mais jouait avec des ralentis, des accélérés (involontaires) et une absence de régularité qui lui nuisait. Je lui ai expliqué en quoi, davantage que chez tout autre, la régularité chez Bach était primordiale, vitale, et que la beauté des préludes et des fugues n’éclatait que dans la stricte et implacable régularité de leur interprétation. Et je lui avais dit : « Maintenant que tu connais les notes, tu vas travailler la régularité. » Il s’est installé, je me suis posté derrière lui. Il a commencé et je me suis mis à arpenter le sol tout en battant la mesure et en fredonnant. Il ne me voyait pas, il jouait ; j’ai battu et fredonné jusqu’au bout ; il a joué ce que je fredonnais jusqu’au bout. Il ne m’entendait pas, il jouait et, sans me voir ni m’entendre, il a exactement joué. Je n’en croyais pas mes oreilles. C’était comme un miracle, une révélation ; une illumination ; comme si de mon fredonnement naissaient des notes de piano qui prenaient vie à mes tympans. J’en ai été bouleversé… (Comment en huit jours avait-il été capable d’une telle évolution, comment était-il passé de la maladresse, de la gaucherie à cette sorte de perfection ?)

Nous sommes ensuite passés à En plus. Il s’en sort très bien ; mieux que je ne le pensais. J’ai l’impression qu’un cap a été franchi, qu’il a saisi quelque chose, quelque chose que pour l’instant je suis incapable de circonscrire et de définir… Alors que je prenais le thé avec Antek et Doriane, sont arrivées Zoé et la nièce de Doriane. J’étais sur le point de partir ; Antek a proposé que je la dépose chez elle, c’était sur ma route. Je suis encore resté une dizaine de minutes en me demandant de quoi je pourrais parler avec cette jeune fille inconnue. À un moment donné, dans la conversation, j’ai appris qu’elle allait entamer des études de néerlandais classique ; nous parlerions donc néerlandais. La voiture avait à peine démarré qu’elle m’a demandé si je m’occupais aussi des cours à Zoé, puis m’a questionné au sujet de Marian et du piano. Jusqu’à ce que je la dépose, nous avons parlé de musique, de conservatoire. Elle m’a dit qu’elle avait abandonné le piano et la musique au bout de dix mois à cause du solfège et des profs intraitables et odieux. « Un enfant en a déjà bien assez avec l’école ; si en plus il doit se faire engueuler dans un cours où il va pour trouver du plaisir… » J’ai été content, à ce moment-là, de n’avoir jamais poussé ou forcé Marian à quoi que ce soit…

 

 

16 octobre

 

Ça s’appelle Au cours de musique, c’est un documentaire filmé dans une école de musique. Je l’avais vu il y a quelques mois, ça a été rediffusé et je l’ai enregistré pour le montrer à Samuel*, lui faire découvrir un « véritable » cours de piano où l’on enseigne la rigueur, la précision, le travail, la volonté, tout ce que lui met de côté pour ne privilégier que le brouillon et l’entêtement à parvenir à la perfection d’un jeu de virtuose en brûlant toutes les étapes (mais il est dans le vrai, parfois, le vrai de la musique). Je n’ai pas eu l’occasion de le lui faire voir ; puis j’avais pensé que ça pouvait intéresser Marian. Je l’ai pris avec moi, il a désiré le regarder aussitôt. Dès les premières minutes, je me suis demandé si c’était une bonne idée de le confronter à un tout autre type de cours et d’enseignement. Qu’allait-il en penser ? Qu’est-ce qui se passait dans son esprit en regardant ces images d’élèves dociles à qui, inlassablement, un professeur (très cabot, et ça ne lui a pas échappé) refait faire les mêmes choses, pinaille, insiste sur une nuance, sur un jeu, sur une manière de poser les doigts, de présenter la main, tout ce que je ne fais pas, ou peu, puisque je privilégie la musique au jeu ? Je me suis demandé s’il allait me mettre en parallèle avec ce professeur, si ça allait avoir une influence quelconque sur son comportement et sur l’opinion qu’il a de moi en tant que professeur (mais il n’avait pas d’opinion, j’étais sa seule référence ; c’est à présent qu’il peut en avoir une). Nous n’en avons pas parlé ; j’en avais l’intention, mais ne savais comment aborder la question. Du reste, c’était à peine fini qu’il est allé chercher une rédaction qu’il voulait me faire lire ; je l’ai lue à haute voix en la commentant et en en discutant avec lui. C’était un très beau petit texte narratif. Je l’ai félicité ; lui ai donné 17/20 (j’espère qu’il ne l’a pas piqué sur le réseau). L’heure s’est passée de cette manière, et nous n’avons plus parlé du documentaire, exactement comme s’il n’avait jamais existé… (À quoi répondait mon besoin de le lui montrer ?)

 

* l’un des deux fils d’Éléonore ; je lui avais donné des cours à l’époque de l’appartement (note du 24 octobre 2021)

 

 

23 octobre

 

Doriane est rentrée très excitée, n’a pas arrêté de me solliciter à propos de virus et d’ordinateur, à tel point – et nous en étions à un passage particulièrement délicat – que cela m’a agacé, ainsi que Marian qui ne parvenait pas à se concentrer. À un moment donné, il lui a fait une remarque en ce sens ; quelques minutes après, elle a quitté la maison avec Zoé. J’ai l’impression qu’elle n’était pas très contente… Le cours se déroule souvent sur un fond de va-et-vient, Antek, Doriane, Zoé, ou les trois à la fois, et je suis sûr que cela indispose Marian qui aimerait, durant cette petite heure que nous passons ensemble, un peu de calme et de tranquillité (moi aussi, par la même occasion). Il faudra qu’un jour j’en parle à Doriane…

 

 

5 décembre

 

Je réfléchis à un calendrier musical…

 

10 décembre

 

Vendredi, c’est l’anniversaire de Marian. J’ai décidé de mettre au propre les esquisses des Danses mariannes qui traînent sur le piano depuis des mois. Je n’ai pas l’énergie (ni l’envie) de les achever, je les lui remettrai en tant qu’esquisses. Il y en aura trois. Je ferai cela lundi…

 

 

18 décembre

 

« Cours » serait un peu excessif dans la mesure où nous avons continué à « reprendre » le premier quatre mains des Morceaux en forme de poire. Je lui ai remis son cadeau. Je pense que ça lui a plu (mais n’en suis pas si sûr)…

 

 

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