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2000

 

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1er décembre

 

Nous poursuivions le BWV 881 (quel beau titre) lorsque, tout à coup, il s’est mis à pleurer : « Je suis fatigué, j’ai mal à la tête, est-ce qu’on ne peut pas changer de jour ? » Ensuite, dans la cuisine, en partageant des tartines à la mimolette (découpée à l’aide d’une beau coupe-tranches danois bleu), nous avons parlé travail et métier. « Moi, je voudrais trouver un métier qui m’ennuierait pas... » Il m’a demandé de lui parler de ce que je faisais. « Qu’est-ce que tu voulais faire quand tu étais petit ? » « Cosmonaute, capitaine de bateau, ingénieur dans une centrale atomique. » « Et après ? » « Après ? Ce que je fais aujourd’hui : de la musique, de l’écriture. » « Moi, quand j’étais petit », il a onze ans, « je voulais être mathématicien, astronaute, pilote de canadair, bûcheron. Tout à la fois. Je voulais faire plein de métiers à la fois... » « Et pianiste ? » « Pianiste ?...Non… »

 

 

2 décembre

 

J’étais mal fichu, cervicales, principalement, j’ai assuré la répétition tant bien que mal. Premier filage de la totalité de la lecture. Nous en arrivons à une heure quarante-cinq. C’est trop, il faut encore couper. Quoi qu’il en soit, je suis assez content dans la mesure où pour la première fois, j’ai une vision globale de l’ensemble. Ça marche, ça peut marcher. À peaufiner. Nous prévoyons trois répétitions jusqu’à Noël, puis une ou deux générales le 29 et 30. Ça devrait aller. De toute manière, il faut bien que ça aille... J’ai terminé les invitations, il ne reste plus qu’à massicoter et à poster ; je ferai cela lundi. Je ne sais encore si mardi je vais prendre un congé ou non. J’en ai bien envie, mais je me demande si je ne devrais pas attendre des nouvelles d’Évrard afin que je prenne mes jours en fonction de ses propositions…

 (Thierry est assez étonnant en comédien…)

 

 

4 décembre

 

Gélase m’a montré l’évolution de son travail. Cela prend forme, je m’habitue, commence à aimer. Mia m’a montré une partie du sien : la petite robe qu’elle a réussi à séparer de son socle et qu’elle a peinte en bleu. Ce sera la petite robe de Mia...

 Jeanne a souscrit à la Rue.

 

 

6 décembre

 

J’ai parlé à Doriane de l’impasse dans laquelle je me trouvais avec la couverture et le coffret. C’est à ce propos qu’elle m’a montré l’Étant donné de Duchamp, superbe ouvrage fait à partir de ses carnets. Elle m’a suggéré de m’éloigner du sujet du livre tout en le particularisant, c’est-à-dire utiliser les manuscrits qui serviraient à la présentation (couverture) globale, sans aucune mention de l’ouvrage, les indications figureraient seulement à l’intérieur. J’ai repensé à la jaquette : pourquoi ne pas utiliser cette idée pour la jaquette dont, jusqu’à ce moment-là, j’avais abandonné l’idée ? Je comptais en parler à Léo. Je l’ai vu juste après au cours latin/grec, mais ce n’était pas le moment d’en parler. Je l’ai fait au moment de nous quitter sur le trottoir ; il m’a dit qu’il avait une proposition. Il faudrait que l’on se voie avant la fin de la semaine...

Sur le piano reposait une reproduction d’une peinture de Doriane, intitulé Printemps. J’ai immédiatement pensé à la Rue (seconde subdivision en saisons). Je lui ai demandé si elle avait réalisé les quatre. « Non. Seulement l’hiver et le printemps. » D’où l’idée – encore qu’il faille lui trouver une pertinence, une justesse – d’ajouter à chaque saison une reproduction de son travail. « Tu as six mois pour réaliser les deux dernières », lui ai-je dit...

 

 

7 décembre

 

Répétition chez Marc, nous avons travaillé deux chansons, Dans une ville en panne et Sous la dentelle. Bon travail, même si je n’étais pas très en forme – toujours cette réticence à me mettre en avant, à me laisser aller, comme pour le solo dans Une ville en panne

Je reviens de chez Mia, l’ai prise en photo. Fanny est arrivée, nous avons pris le café à trois avec vue et son sur le marché. Nous nous revoyons mardi prochain pour l’achat du tissu pour le décor...

 (Les chaussures à poils rouges de Mia ; on dirait une fillette qui aurait grandi trop vite...)

 

 

8 décembre

 

Léo m’a montré un modèle du coffret avec les livres à l’intérieur, pages vierges simplement insérées dans les couvertures. Ça me plaît. Nous est alors venue l’idée de rendre le coffret inaccessible, c’est-à-dire présenté dans une vitrine. Cette idée me soulage d’un gros poids ; elle soulagera aussi Léo et Évrard et nous laissera à tous encore un peu de temps avant la réalisation finale. Ce qui importe, c’est que l’ensemble soit présent et visible. Il le sera. Et nous serons encore libres d’y apporter des modifications, notamment au coffret qui ne sera remis que le 31 décembre 2001 avec les livrets annexes et le CD. De plus, il me paraît important qu’il ne soit pas accessible puisque le premier envoi ne se fera qu’à la fin du mois de janvier. Il faut garder et le secret et la surprise... Il m’a montré un grand bout de verre courbe. « Ça fait des années que ça traîne et que je ne sais qu’en faire ; il n’y a qu’à fabriquer la vitrine autour… » Très beau. Il est long et nous pourrions entourer le coffret posé au centre de divers éléments : un manuscrit, par exemple, ou, j’y pense à l’instant, un plan imprimé plié, une page imprimée, un des fascicules extrait du coffret. Ainsi, chacun pourrait se faire une idée sans que le « mystère » soit dévoilé. Je pense aussi que cet ensemble pourrait figurer aussi dans la vitrine de chez Ulysse durant la première quinzaine de janvier, par exemple...

Il faut que j’appelle Évrard pour le catalogue de papier, envoie l’image du lys à Léo (et mesure la tablette de la cheminée où la vitrine pourrait reposer)...

 

 

11 décembre

 

Répétition, essai de ma dernière version qui sera la définitive. Petit à petit, les choses se mettent en place. Je suis relativement confiant...

 

 

14 décembre

 

J’ai passé la journée au balisage de la Rue*, puis à la préparation du programme pour le 31. Une lettre de la DRAC est arrivée : la subvention est acceptée. Cependant, grosse surprise, ils demandent un compte d’emploi de l’argent à fournir dans un délai de trois mois. Du coup, je suis pris de panique : comment justifier des dépenses que je ne ferai pas, puisque l’ « animation littéraire » n’est qu’un prétexte ? Je vais appeler Dolart...

 

* pour la préparation à l’impression du texte de la Rue ; Évrard travaillait en Mac et cette opération était nécessaire pour la conversion de mes fichiers en Word ; je ne me souviens plus exactement en quoi elle consistait (note du 21 octobre 2021)

 

 

21 décembre

 

La répétition s’est conclue par un pot offert par Thierry pour la Noël. La prochaine est dans quinze jours. Je n’ai pas été très convaincant à la guitare...

 

 

22 décembre

 

Pour les fêtes, j’avais décidé que ce serait un cours récréatif. Nous avons fait une improvisation musicale des Aventures du père Noël sur terre, puis, après le départ de Doriane et de Zoé, un concours de rebondis de balles sur une raquette de ping-pong (quatre cent quatre-vingt-dix, j’ai gagné) avant une partie dans le corridor, lui avec la raquette, moi avec un livre de Jean-Pierre Raynaud (il a gagné). Marian m’a dit que dans leur maison, il y avait un sous-sol suffisamment grand pour accueillir une table de ping-pong. Nous nous sommes promis d’y jouer... Avant son départ, Doriane m’a dit qu’elle n’avait rien fait pour le 31 et ne pouvait me payer mes cours car ils n’avaient plus d’argent. Rien de tout cela ne m’a plu et j’espère qu’elle s’en est aperçue. Je lui ai tout de même précisé que son nom figurait déjà sur le programme. Bon. Mais le plus décevant, c’est le cadeau pour Marian, c’est-à-dire le CD : les dix exemplaires bruts se trouvaient toujours sur le piano à la place où Antek les avait posés la semaine dernière. Il m’avait parlé d’une photo qu’il ferait de nous deux, Marian et moi, pour la pochette du CD ; apparemment, c’est abandonné. Doriane a cherché en vain une photo de nous deux qu’elle pourrait utiliser pour ladite pochette*...

 

* jignore si elle en a trouvé une ; ce que je sais, cest que les dix exemplaires ont étaient achevés pour la Noël et que je n’en ai jamais vu la couleur (note du 22 octobre 2021)

 

 

23 décembre

 

Avant-dernière répétition, filage avec Charline, la jolie photographe, et Gélase comme spectateurs. Ils ont apprécié (quoique sans débordement). J’étais beaucoup plus en forme que la semaine dernière. Toutes mes pièces piano ont passé correctement, j’espère qu’il en sera de même la semaine prochaine… Je tourne en rond, n’ai que la lecture en tête. Pas trop de tension cependant. Il en ira différemment dimanche lorsque la salle sera pleine... Nous devons approcher les cinquante-cinq personnes. Ai-je dit que la mairie nous prêtait cinquante chaises ?...

 

 

27 décembre

 

Léo m’a envoyé quelques modèles pour une nouvelle couverture qui inclurait le calendrier. Au premier regard, j’ai été réticent. Puis j’ai imprimé sur papier chocolat, ai plié la feuille à son format, en définitive, j’ai été assez satisfait... Doriane a appelé, elle passe vendredi pour l’installation de son travail. Demain, j’appellerai Mia pour le sien. Nous en sommes à cinquante-trois personnes. Je pense qu’il est encore possible d’en recevoir une demi-douzaine de plus ; je verrai lorsque les cinquante chaises arriveront... Un problème va se poser : le débarras des canapés et de la table ; nous aurons besoin de la table aussitôt après la « représentation », ne serait-ce que pour les boissons…

 

 

28 décembre

 

Je suis passé chez Léo. Nous avons parlé de la couverture, du coffret, de la vitrine. Il l’a presqu’achevée, elle est très belle, ainsi que la couverture pour les livres. Le coffret, a priori, restera le même que celui qu’il a déjà confectionné. Nous nous revoyons samedi pour le « remplissage » des couvertures avec les pages vierges. En sortant de chez lui, je suis tombé sur Fanny qui cherchait une imprimante à acheter. Elle m’a dit que Claudine n’allait pas bien du tout, qu’elle ne serait pas présente le 31…*

 

 

* c’est elle qui s'était occupée de la conception numérique des plans de la Rue. Elle avait un cancer, c’était irrémédiable, les médecins l’avaient condamnée. Elle vit toujours, est en pleine forme (note du 22 octobre 2021)

 

 

29 décembre

 

Nous avons préparé la pièce avec toutes les chaises. J’ai fait un essai seul, puis un autre avec Éléonore comme spectatrice dans le fond de la salle (l’introduction seulement). Ma voix porte suffisamment. Curieusement, la vue de toutes ces chaises (mais encore inoccupées) m’a plutôt rassuré... Nous avons fait aussi quelques essais d’éclairage : une lampe de bureau sur le piano pour la lecture de l’introduction ; je l’éteins avant de m’asseoir au piano et, du pied, je pousse l’interrupteur variable de la lampe halogène. Ce n’est pas mal. Au moins, je ne verrai pas le public en entrant...

Horace est passé avec sa participation, c’est-à-dire deux cadres : un photomontage d’une rue et un essai géométrique qui s’apparenterait à une vue aérienne de ce qui pourrait être un quartier de ville. Il m’a ensuite proposé un exemplaire de Rue de Menin, travail collectif sous la direction de Mercadé effectué aux beaux-arts de Tourcoing en 1978 ; nous le laisserions posé pour consultation (encore qu’à l’instant, je me demande si c’est une bonne idée). Après un café, un peu de guimbarde, de guitare et de gromolo*, il a accepté de manger avec nous…

Pour son intervention, Wilfried m’avait parlé d’une cassette ; il l’a achevée, je passe la prendre demain chez Aubert. Malheureusement, il ne pourra être présent le 31.

Pas de nouvelles de Mia, ni de Doriane qui avait promis de passer dans la journée pour l’installation de son travail...

Tout doucement, nous nous préparons. Éléonore fait des courses, je cogite, me prépare mentalement. J’ai entamé ce matin ce qui deviendra le Journal de la Rue V., livret supplémentaire à joindre au coffret…

 

* son langage inarticulé personnel ; il y excelle (note du 22 octobre 2021)

 

 

31 décembre

 

Il restait un quart d’heure, ma gorge s’est serrée, ma bouche desséchée. J’ai dégluti, avalé un peu d’eau, mais en vain. Puis le moment est arrivé. Au départ, il avait été convenu que nous restions dans la cuisine en attendant d’entrer en scène par la porte vitrée du bureau d’Éléonore ; mais l’arrivée en masse des invités qui s’y sont tous agglutinés nous a poussés dans le bureau. Puis, d’un coup, la cuisine et le couloir se sont vidés et il n’y a plus eu que le silence, jusque dans la salle où, tous, en un clin d’œil, s’étaient installés et attendaient. C’était le moment ; mais une fois dans le bureau, je me suis aperçu que la lumière du fond de la salle était encore allumée ; je suis retourné dans la cuisine sous un « ooohhh » de désappointement. J’ai appelé Éléonore, lui ai dit d’éteindre, puis ai passé la tête pour m’assurer que c’était fait ; ça ne l’était pas et il y a eu un nouvel « ohhh » général. Je l’ai de nouveau appelée et, enfin, tout s’est éteint et je pouvais entrer. J’ai passé la porte vitrée, me suis planté contre le clavier du piano, ai ouvert la chemise du texte, l’ai posée sur le couvercle et me suis lancé. J’étais tendu comme un arc et jamais je n’aurais cru être capable de prononcer le moindre mot ; mais il en est tout de même sorti un, puis un autre, et les autres à sa suite, presque mécaniques, et comme ces mots allaient à la rencontre des premiers visages à trois mètres de moi, je me suis rendu compte que l’acoustique n’était plus la même : toute réverbération avait disparu et avec elle mes repères sur la portée de ma voix. Je le sais, ma voix ne porte pas ; il faut que je la force et la pousse. Nous avions fait des essais, j’avais refusé le micro et l’amplification et pris des repères sur l’écho qui me revenait ; c’était l’écho de la salle déserte ; mais cette fois, elle était comble et j’ai dû me fier au hasard et pousser ma voix à l’extrême limite de sa puissance. Alors, je devais penser à la fois à la portée de ma voix perdue sans ses repères, au débit de mon texte et à l’état de déshydratation de ma bouche. S’y ajoutait cette tension constante qui ne m’a pas quitté de bout en bout et m’a déstabilisé car je ne l’attendais pas ; elle ne s’était pas manifestée de la même manière avec Odile et était différente de celle des répétitions ; mais je la connaissais et savais qu’elle était irréductible et culminerait lorsque je devrais m’asseoir pour les pièces pour piano. Au cours de l’introduction, il y a eu quelques rires qui m’ont rasséréné et stimulé ; puis je me suis assis pour entamer Pâques ; Pâques a passé. Puis Gonzague est entré ; je l’ai senti tendu et ça ne m’a pas aidé. J’ai dit Geneviève, Odilon, puis Cyril est entré pour jouer Ida ; je l’ai aussi senti tendu. Puis il y a eu Édouard et Tatiana ; Édouard a passé, mais Tatiana a été laborieuse et, tout en lisant, je me rendais compte que ce texte ne convenait pas, ou aurait dû être remanié, raccourci, et même supprimé, et je savais qu’après Tatiana, venait Martinien. Martinien est d’une simplicité enfantine et c’est peut-être cette simplicité-là qui m’a toujours effrayé. Lorsque je me suis assis, j’ai été pris d’effroi et l’ai raté. Je me suis levé, Christine est entrée, a rejoint Thierry. Elle était un peu crispée au départ, mais très vite, s’est détendue et ils ont tous deux été remarquables. Ça m’a stimulé pour la lecture de Marius ; Marius a passé, je me suis senti mieux, mais Raymond a été raté. Alors, la panique m’a de nouveau pris, et s’est accrue lorsque j’ai entendu Cyril louper Sophie alors qu’il l’avait toujours très bien jouée. Puis est venu Épiphanie et avec elle l’incident. Géraldine et Adelphe étaient venus avec trois inconnus, un couple et un homme seul. Au premier regard que j’avais posé sur cet homme, il m’avait été antipathique ; c’était le prototype même de l’assurance, de l’arrogance, de la suffisance, et d’emblée, il a comblé l’air et l’espace. Ça avait commencé à l’entrée de Cyril. Je ne voyais que les visages du premier rang, Éléonore, Lise, Horace, Hermès, Jeanne, puis Dolart qui était arrivé in extremis avec ses quatre enfants. De l’obscurité est provenue une agitation ; ça a été bref, une seconde, avec quelques mots à voix haute que je n’ai pas saisis, mais qui m’ont déstabilisé. Puis est arrivée l’introduction à Épiphanie que Thierry lit ; c’est à ce moment-là qu’elle s’est reproduite, mais cette fois avec davantage d’ampleur ; il y a eu des mouvements de corps, de chaises, puis des mots de réprobation, j’en ai identifié certains : « Perec », « bourgeois », « Satie » ; elle s’est intensifiée et quelques personnes se sont levées pour quitter la salle. Je venais de commencer Épiphanie, n’ai vu que des silhouettes qui se sont extraites des rangs pour gagner le couloir où ça s’est poursuivi durant un moment. Puis la porte d’entrée a claqué, tout est rentré dans l’ordre et nous avons pu achever. Dès la première seconde, j’ai su qu’il s’agissait de cet homme qu’au premier regard je n’avais pas aimé…

 

Je n’ai qu’un vague souvenir du reste, sauf Philippe et Jacques que j’ai interprété avec Thierry. Je revois parfaitement ce moment, moment de pure joie, même si ça a été raté (personne ne s’en est aperçu ; il n’empêche), car j’étais ravi de chanter et il n’y a que lorsque je chante que je n’ai pas le trac… Il n’y a aucune trace, en sons ou en images, de cette soirée – si : Childéric avait placé une caméra vidéo dans le fond de la salle, mais, si mes souvenirs sont bons, il y avait eu un problème : il l’a effacée par mégarde, ou ça ne s’était pas enregistré, je ne sais plus ; quoiqu'il en soit, je ne l’ai jamais vue et elle a disparu ; je peux donc affirmer qu’il n'y a aucune trace de cette soirée (note du 9 octobre 2021)

 

 

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