J’ai achevé Venezia et suis dans une grande tristesse. Je suis monté voir Éléonore et lui ai dit : « À présent, lorsque l’on me demandera pourquoi j’aime Venise, je dirai : parce qu’elle meurt et qu’elle a besoin d’aide. » Mancuso part de Venise pour faire le tour de la lagune, puis y revient et dit : « Il reste soixante mille habitants, il y en avait deux cent mille il y a cinquante ans. » Et puis : les terres prises sur la mer et le déséquilibre de la lagune accentuent et accroissent l’acqua alta ; le tourisme de masse asphyxie la ville et ça ne fait qu’empirer (j’avais plutôt l’impression du contraire) ; les paquebots qui la traversent la désagrègent petit à petit ; que faut-il faire, qu’y a-t-il à faire ? Les Vénitiens avaient commencé à quitter la ville, les touristes se sont multipliés, les maisons vides ont été reprises pour que s’y installent des hôtels, des pensions, des bars, des restaurants ou pour la spéculation (les étrangers qui les achètent et ne les occupent pas). À présent, il y aurait une nouvelle demande pour un retour à la ville, mais les habitations sont prises pour les touristes et les autres appartiennent à des étrangers, et les prix de celles qui restent (insuffisantes en nombre de toute façon) sont trop importants… Je savais tout cela, sans le savoir, en n’y pensant pas trop sans doute, mais de le voir étalé, décortiqué, analysé, m’a accablé, et m’a d’autant plus accablé que, que je le veuille ou non, je fais partie des touristes, ou pour le moins des étrangers qui viennent se régaler de la ville : j’ai passé une semaine dans une maison où en toute logique devraient se trouver des Vénitiens. Je ne suis pas vénitien, mais y habiter serait l’être en partie, être au moins une partie de la ville, et j’ai dit à Éléonore : « Quittons tout, allons y habiter, faisons des enfants qui feront des enfants qui, un jour ou l’autre, feront fuir tous les étrangers à la ville. » Mancuso est vénitien, il parle de sa ville. Il dit cette chose à laquelle je n’avais pas vraiment pensé non plus, à savoir la gêne constante que provoquent les touristes dans la vie quotidienne des véritables habitants de la ville. Mais ce n’est pas tout à fait vrai, car cette pensée m’était venue en arpentant les calli étroites où lorsque je croisais un Vénitien et qu’il fallait que chacun se déporte pour le passage, je m’étais dit que cet homme, cette femme, au gré de sa journée, ne faisait que croiser des étrangers qui le gênaient dans son déplacement. Je fais partie de ces étrangers qui les gênent dans leurs déplacements… (Mancuso parle des Chinois.)
17 novembre 2009