Les amis de mes amis sont mes
amis. Ruskin était « l'ami inconnu » de Proust, je
suis l'ami inconnu de Proust, Ruskin était l'ami inconnu de
Turner. Je pense dès lors pouvoir me permettre de me déclarer
l'ami inconnu de Ruskin. Et c'est vrai que du fait de la Bible
d'Amiens, de Sésame et les Lys, du simple fait de Proust (on sait l'admiration qu'il vouait à Ruskin), c'est
vrai que, sans le connaître du tout, ne sachant de lui que le
simple écrit de la Bible d'Amiens, j'ai une certaine
sympathie pour lui... Et lorsque j'ai entamé la lecture
du texte consacré à Turner dans ce très beau livre dont j'ai
déjà parlé, j'ai eu l'agréable surprise, dès les premières
lignes, d'y découvrir le nom de Ruskin, puis d'y apprendre que
Ruskin, dont le nom, comme ombre de Turner, revient sans cesse, a
dès son plus jeune âge été séduit et enthousiasmé par sa
peinture : par-delà le concours de circonstances, nouvelle
branche qui ramène encore et toujours à Proust, il y avait
déjà le plaisir de me rapprocher de Ruskin pour faire sa
connaissance en espérant que dans ce trio singulier sa place ne
serait pas moindre (Proust parle-t-il de Turner ?
l'aurait-il aimé ? je ne m'en souviens pas). Hélas, la
joie et la fièvre ont été brèves et très vite je suis tombé
dans l'abomination... Selon certains dires, contestés, Turner
aurait pris l'habitude, dans ces jeunes années, de fréquenter
les lieux mal famés des ports pour s'enfermer avec des filles à
marins qui lui auraient servi de modèles en vue de dessins
« obscènes » [sic]. Il y en a eu un très grand
nombre... Ruskin, commençant à se rapprocher de Turner, les
a découverts. Good God ! Quels sont ces épouvantables dessins
dont l'existence chez un peintre tel que lui est
incompréhensible, voire insoutenable ? Que fait-il donc
sinon que de pousser Turner, dont il craint pour la réputation,
de les détruire, purement et simplement ? Et mieux encore,
trouve-t-il un jour l'occasion, et ce à l'insu de Turner, d'en
brûler une bonne partie, partie de ces dessins « montrant
les parties intimes de créatures qu'il avait dû dessiner dans
un moment de folie »... Ruskin était encore jeune, et il y
a la moralité, les murs et la mentalité de l'époque, et
aussi le puritanisme bien anglo-saxon. Mais tout ceci n'excuse et
n'explique en rien ce geste et cette attitude incroyables, et je
déclare sans l'ombre d'une hésitation que Ruskin est un con...
Par sa faute, l'immense majorité de ces dessins sont
irrémédiablement perdus. Et je ne puis m'empêcher de penser
que s'il avait été contemporain de Proust et qu'il l'avait connu,
il aurait pu de la même façon s'arroger le droit de détruire
les manuscrits de Sodome et Gomorrhe... Proust
connaissait-il ce fait ? et l'ayant su, qu'en aurait-il
pensé ? Aurait-il pu continuer d'admirer un homme capable
d'un tel acte ?
20 mars 1990