En relisant les derniers jours du journal tapés cette après-midi, je me suis aperçu que je parlais beaucoup de Rezvani. Je me suis aussi aperçu, rétrospectivement, que « l'amour fou » tel qu'il le décrit, n'a pas cessé, ou presque, de me trotter dans la tête. C'est fascinant (je veux dire cette notion de l'amour, cet amour poussé à son extrême, idéalisé) et très intrigant. Je n'ai nul désir, ou envie, de cet amour-là (je n'y vois que dépendance, ou pire servitude), mais je me suis demandé « quel effet cela peut-il faire ? » Que peut-on ressentir dans une telle rencontre, de hasard, inopinée, où l'échange est complet, où le choc est immédiatement partagé ? Pas le coup de foudre, qui d'ailleurs n'a pas été son cas, mais la conviction instantanée d'une compréhension mutuelle et ce rien que par un regard. J'aimerais connaître ça une fois, rien que pour l'expérience ; pour que me soit renvoyé à l'identique ce regard que j'envoie si souvent, et que je sache ainsi de quoi il fait, ce qu'il est ; pour lire sur le visage, dans le regard d'une autre ce choc que la vue d'une fille provoque si souvent en moi et dont je n'ai jamais remarqué les effets. Et ce n'est pas là l'aveu d'un manque quelconque, ou d'un échec, ou l'indice d'un besoin, d'une envie, d'une quête de je ne sais quel rêve que je souhaiterais voir se réaliser ; non, il s'agit de simple curiosité. Je pense que c'est ça : je serais curieux de connaître ça, le partage total d'un regard – sans qu'il y ait de suite : le regard, le choc, et la disparition, la fille évanouie, perdue, envolée... La seule chose qui soit gênante, c'est que si une fille, un jour, me regarde comme je la regarde, il ne pourra y avoir que suite, car dès lors, du moins je peux le présumer, tout l'être sera dirigé en ce sens ; et ça, ça me fait peur, et j'espère que ça ne m'arrivera jamais...
14 avril 1990 (dans une lettre à Marcel)