J’ai rangé The Bell Jar à sa juste place, à côté d’Ariel, ai contourné le sofa, me suis dirigé vers la souffrance d’où j’ai tiré le gros volume de sept cents pages de ses Journals (traduit, je veux bien le parier, par « journaux » en français). J’ai considéré son visage flou sur la jaquette, ni laid, ni joli, pas quelconque non plus, mais « intéressant », ai survolé les quelques pages d’introduction, ai appris qu’il y avait effectivement plusieurs journals correspondant à plusieurs périodes, que les tous premiers de sa prime adolescence n’y figuraient pas, que les derniers, dont l'ultime, des derniers jours avant sa mort, avaient été détruits par son mari, que le premier était de 1950, elle avait dix-huit ans, et qu’elle était morte à trente, je l’avais oublié. J’en ai lu les premiers mots, puis les premières phrases. Nous devions manger, je suis descendu préparer le repas après avoir posé le livre sur l’accoudoir du sofa noir pour l’y reprendre plus tard, après le repas. C’est ce que j’ai fait, en sachant déjà qu’allait se confirmer dans les pages suivantes ce que les tous premiers mots avaient déjà glissé en moi : une rencontre extraordinaire. J’ai poursuivi tout en fumant, et très vite j’ai été saisi, impressionné ; happé par sa lucidité, par la qualité d’une écriture déjà rédigée, faite, presque parfaite. Je vais peut-être déchanter, mais pour l’heure, je suis véritablement saisi, et me suis même demandé s’il existait une traduction, ai imaginé qu’il n’en existe pas et que je pourrais la faire, et que j’y prendrais un plaisir immense. Je ne sais toujours pas ce qui me lie à cette femme, ou plutôt je n’ai jamais su ce qui me liait à elle, ce qui m’avait fait m’attacher à elle il y a deux ou trois ans, la similitude de sa destinée avec celle d’Eva Hesse, peut-être, mais ce n’était pas suffisant. C’est peut-être dans ce saisissement que je trouverai la réponse. (Idiot, car je n’ai pas besoin de réponse, puisque c’est ce saisissement même qui est la réponse.)

 

16 mai 2005