1991
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2 juin
Le grand-duc de Sacha Guitry... Pas une de ses meilleures, mais il y a suffisamment de traits d’esprit et d’humour pour qu’on ne la néglige point. 11/20.
Journée extra-muros : de 10 h 30 ce matin à 19 h 00 j’étais dans le jardin, temps partagé entre la lecture sous le cerisier et divers bricolages ou travaux de jardinage : j’avais décidé de ne pas mettre les pieds dans mon bureau. Est-ce lié au fait que nous devions passer ce jour chez B*** et que nous ne l’avons pas fait du fait d’une subite indisposition de L*** ? Va savoir...
Si la semaine du Rapport est tapée, il n’en est pas de même pour le journal. Tu devras donc patienter (mais le paquet que tu recevras dans la semaine contribuera largement à tromper ton impatience – si effectivement impatience il y a, et parfois j’en doute [y a-t-il là de l’amertume ? oui])...
12 juin
En réalité le lendemain. Pour diverses raisons dont certaines évidentes puisque entre-temps tu auras reçu ma lettre, j’ai pris quelque retard dans la rédaction du journal. Je le reprends aujourd’hui. Sans trop savoir quoi y dire, quoique les faits abondent, dont le principal, l’énorme d’importance, tu le sais, le chien... En toute logique (mais est-ce si logique que cela ?), je devrais en parler : le journal est là pour ça, pour être le témoin et le « confident » (en tout cas la trace) de faits, aussi douloureux soient-ils, de pensées, de réflexions, aussi pénibles soient-elles. Pourtant, je ne m’en sens pas l’envie, ni d’écrire, ni de parler de lui. Je le fais pourtant. C’est comme un devoir. Pas une obligation, mais un devoir... Les jours passent, et le poids de cette terrible nouvelle qui nous est tombée dessus s’allège, s’estompe. Il y a toujours la boule dans le creux du ventre, mais qui commence également à se faire oublier, car, et je ne me le répéterai jamais assez : comment croire à la réalité de cette mort proche, imminente, alors qu’il n’y a chez lui que des signes manifestes de vie (et j’ajouterai même qu’il est en forme comme il ne l’a pas été depuis longtemps, en tout cas pas depuis l’apparition des premiers troubles, il y a deux mois) ?...
Comment y croire, le concevoir ? Ça me paraît tout bonnement impossible... Et pourtant, je ne cesse de guetter le moindre signe suspect, le moindre soupir ou plainte qui pourrait n’être pas normal et serait donc imputable aux premières manifestations extérieures du mal. À l’instant, par exemple, de petites plaintes alors qu’il dort et dont je ne sais que penser : douleurs dues à l’opération, rêves, ou expression du mal ? Et à chaque fois, comme à l’instant, il y a la boule qui revient, se resserre, tous les nerfs qui se rassemblent en un même point du ventre et qui disent et rappellent qu’un jour – proche, lointain – ça y sera, qu’il n’y aura plus de doute, et qu’il faudra se décider...
De savoir qu’il y a là la mort dans un corps bien en vie m’horrifie, m’obsède, m’épouvante. Et je n’y crois pas....
Le journal s’était donc arrêté. Mais pas le Rapport. Pourquoi, puisque je n’en avais pas envie ? Je me suis efforcé de le poursuivre, de ne pas l’arrêter, quel qu’en puisse être le contenu. En même temps, je me disais qu’il y avait là peut-être quelque chose de malsain, ou de pas propre : rédiger le Rapport, y penser même, alors que je venais d’apprendre, le jour même, que le chien était condamné*. Mais je me disais aussi qu’il ne fallait pas me laisser gagner par cette pensée terrible, que de la laisser m’investir serait en quelque sorte l’accepter, et presque l’approuver. Alors, ne pas y penser. Ou du moins, puisqu’il est impossible de ne pas y penser et je ne fais que ça, y penser, l’édulcorer, l’accompagner d’autres pensées dont la charge inconsciente serait l’affrontement, comme si de combattre cette pensée atroce était une manière de combattre le mal qui actuellement se trouve en lui. De la pensée contre du physique. Mais du physique aveugle et sourd. L’être humain lutte (toujours ?) et écoute ce qui l’entoure. L’animal, qu’en sait-on ? Le vétérinaire dit : « Il y en a qui se laissent complètement aller ; d’autres qui s’accrochent. » Il dit encore : « La relation entre le maître et l’animal est primordiale, et parfois...» Oui, parfois. Il y a parfois des miracles, des revirements...
Mais d’écrire cela me paraît d’un ridicule infini. Mais est-ce vraiment ridicule ? Et puis qu’avons-nous d’autre que ce « parfois » ? Et l’ayant à notre disposition, pourquoi ne l’utiliserions-nous pas, puisque nous n’avons que ça ?...
J’écris vite, sans trop réfléchir. Je ne me relirai pas. Ne suis même sûr de le taper un jour, ou alors dans longtemps. Quoi qu’il en soit, tout continue comme avant, ou du moins tout se poursuit comme si de rien n’était : samedi, l’intervention ; dimanche, la « récupération » ; aujourd’hui, jeudi, le changement du pansement avec poursuite du traitement et du régime, comme si de rien n’était ; et jeudi prochain, retrait des fils, comme si de rien n’était ; et après... après, je ne sais pas. Quelques semaines, voilà tout. Que veut dire exactement ce « quelques » ?
Le Rapport a repris, bon gré mal gré. Mais j’ai laissé tomber SdeF. De continuer, d’y penser même, me semble complètement dérisoire, futile, vain...
Que pourrais-je dire sur ce « Guy » dont c’est la fête aujourd’hui ? Voilà qui est délicat et je crois bien qu’il y aura là une page blanche, ou alors toute noire, oui une page noire qui sera l’exacte expression de l’intérieur de ce Guy de la rue L.** que personne ne connaîtra jamais...
Note du 15 janvier 2001 à la saisie : le texte Guy ne figure pas dans le manuscrit...
* c’est de là qu’est née l’histoire de Médard
** c’est le nom primitif de la rue, mais je suis étonné qu’à cette date il ait encore été en vigueur et je suis absolument certain (?) que le changement en rue V. a eu lieu bien avant que je la rencontre (V.) et que j’avais relevé la coïncidence (note du 13 septembre 2021)
13 juin
J’ai reçu le lot de livres attribué au sixième prix du Concours de Nouvelles d’Outreau. Il y a trois polars de bonne facture, et une B.D. complètement ringarde. Dans l’ensemble, je suis content. J’aurais préféré une publication, mais enfin...
Le Furet du Nord organise un concours : 10 000 F et la publication de l’œuvre... Hier soir, j’ai déterré un texte de 1987 complètement oublié, longue nouvelle prévue pour un roman. Je ne l’avais pas relue depuis sa rédaction et en la relisant, j’ai été tellement emballé que j’ai décidé de la proposer. Ça ne conviendra certainement pas, mais je ne risque rien à tenter le coup. SdeF a bien gagné le Prix de la Renaissance Française...* Quoi qu’il en soit, il était moins une puisque la clôture est après-demain...
* la seule trace qui m’en reste est celle que m’offre ma mémoire, trace très vive (l’hôtel particulier près du rectorat où se déroulait la remise, le discours de Maurice Schumann, président de ce prix, puis celui de l’organisateur qui m’avait fait venir chez lui pour que je lui remette le manuscrit – je me souviens encore parfaitement de son appartement bourgeois près de la mairie – et qui déplorait le mauvais emploi par les « mauvais écrivains » de « encore », comme dans « plus encore » – mon texte en était truffé, mais il ne l’avait pas encore lu –, enfin la remise du chèque et les applaudissements), si vive que je me demande si je n’ai pas rêvé ce moment... (Le réseau en ignore tout...)
22 juin
Jeudi, nous sommes allés à la clinique pour le retrait des fils. Contre toute attente, ce n’est pas terminé : du fait de sa « maladie », la cicatrisation se fait mal et le vétérinaire a dû lui poser quelques agrafes (comme pour du papier ; c’est très étonnant, et vaguement inquiétant), le retrait total est reporté à jeudi prochain... Fallait-il en plus lui imposer cela ? Ça ne finira donc jamais. Mais dans une certaine mesure, ça me rassure (le mot est bien hardi) car le fait d’y retourner est comme une espèce de sursis. C’est idiot, mais c’est ainsi... Pour le reste, je ne m’étalerai pas et n’en dirai pas davantage. Cela m’étonne : je me serais attendu à beaucoup en parler, mais au bout du compte, je m’aperçois que je n’en ai pas envie. Peut-être est-ce par superstition, car, hormis quelques plaintes de temps à autre – pas forcément imputables au mal puisque toute la peau de son ventre est irritée et elle doit en souffrir –, elle se porte bien. En donne du moins toute l’apparence. Alors, qu’est-ce que je peux dire ?...
De ce fait – du moins, je le pense –, la tension est moindre, bien moindre. En outre, à partir d’aujourd’hui, je suis à la maison pour au moins quinze jours. Ça me soulage, car je me suis aperçu que je ne supportais pas de n’être pas là, de ne pas la voir.
Aujourd’hui, premier beau jour depuis longtemps. Je ne suis pas très sensible au temps, mais toutes ces semaines épouvantables de grisaille, de pluie et de froid n’ont rien arrangé à notre état d’esprit actuel. Du soleil, c’est comme un peu de vie retrouvée. Ça ne coûte rien d’y croire...
Je m’accroche au Rapport. Vaille que vaille. Pour le reste des écrits, c’est le garage... Vendredi, j’ai envoyé le premier texte venu à un énième concours. Il n’a pas une chance (c’est Max), c’était juste histoire de me faire croire que je fais quelque chose, que j’agis...
Il est quatre heures, je me couche...
27 juin
Tout va bien, sauf les rubriques habituelles, voir courriers précédents. Mais c’est habituel, aussi je peux affirmer que tout va bien...
Note du 26 juillet 2021 : le journal proprement dit (si j’excepte la simple mention de quelques livres lus) s’arrête à cette date pour ne reprendre que le 4 novembre 1992, c’est-à-dire plus d’un an après. Aujourd’hui encore, je ne parviens pas à y croire (je n’ai même pas écrit un mot au sujet de la mort de mon père en juillet 1992 – et rien non plus au sujet de celle de notre chien, sans doute fin juin début juillet 1991 [ou alors, le jour de la mort de Médard])...