Le même comportement trois années de suite à la même période : les parents, pieux et éclairés, avaient vite fait de comprendre et, à l’approche du Mardi-Gras suivant, l’avaient fait étroitement surveiller et alimenter de force par deux infirmières anglaises, protestantes, acariâtres et inflexibles... Elle leur avait dès lors voué (et il s’agit bien des parents) une haine farouche et s’était jurée, durant le reste de cette année-là, de n’ouvrir la bouche que pour l’absorption de nourriture dont elle s'était gavé jusqu’au stade aigu de la boulimie.
Aussi, ils lui ont consenti, à l’approche du Carême suivant, une entorse à la règle, celle qui permet actuellement aux fidèles de ne pratiquer le jeûne que le mercredi et le vendredi, et les quatre derniers jours de la Semaine Sainte. Elle s'était refusé de l’appliquer, mais s’y était prêtée bon gré mal gré puisque les nurses avaient eu l’ordre ces jours-là de la tenir enfermée sans lui consentir la moindre nourriture.
Ce régime de faveur avait duré deux ans, jusqu’à cette année scolaire où elle est entrée à l’Institution Universitaire Catholique de la rue V., distante de la maison familiale d’une bonne centaine de kilomètres, et aujourd’hui, jour de Carême, elle est allongée, paisible, légère et secrète, sur le lit de sa chambre du troisième étage du foyer où elle va passer sa sixième journée sans n’avoir rien avalé...