À dire vrai, j’ai oublié comment j’ai présenté aux autres cette envie qui
accompagnait le bloc de sel de trois kilos que j’apportais, qu’un Maure avait
taillé dans le sous-sol du désert saharien, alors je vais fouiller dans ma
mémoire et la réinventer cette envie, comme ce bloc de sel me proposait une
mémoire à inventer, celle de tant de temps mis en suspens, des vies gardées en
vie, ensemble prisonnières des molécules d’eau que ce bloc de sel retient
toujours…
J’ai voulu proposer à des amis l’aventure d’être à l’écrit un seul « je », comme
si nous étions une seule voix, comme s’il était possible que nos « moi » se
confondent, comme si nous pouvions prolonger la pensée et l’humeur d’un autre.
Il ne pouvait s’agir d’écrire un texte ensemble en s’attablant pour l’écrire,
non, il fallait que le contenu restât secret pendant la durée de l’aventure,
pour savoir s’il était possible que l’on puisse se confondre à partir de presque
rien, juste quelques mots arrachés à un écrit, les derniers mots d’un fragment,
une simple amorce… en somme, j’ai proposé un cadavre exquis littéraire, mais
qu’est-ce qu’il y avait à tuer dans l’aventure ? Dans quoi chaque amorce nous
invitait-elle à mordre ? Dans notre moi pour qu’un autre moi se découvre, celui
d’un monstre à trois têtes ? Pour ma part, l’amorce est vite devenue une drogue
qui ne revenait jamais assez vite, que je consommais avec avidité, m’en
repaissant jusqu’à croire avoir été englouti par elle ; alors, je pouvais
écrire, un je mêlé au je qui avait produit l’amorce… il est probable aussi que
la curiosité que j’ai toujours eue pour les monstres n’est pas étrangère à
l’envie que j’ai eue que l’on vive cette aventure : j’ai été curieux de savoir
de quel monstre nous pouvions accoucher…
Jacques Dubus