Une lectrice me signale, avec une juste et légitime colère, quoique avec un léger manque de discernement, l'inqualifiable contresens qui ouvre ma traduction du passage d'Ulysses dans le Bulletin III. Ainsi, me dit-elle : « “ unseeing ” n'est pas “ unseen ”, soit : “ ne voyant pas ” n'est pas “ n'étant pas vu ” ou “ sans être vu ” » (ce que j'avais cru bon de rendre par “ à la dérobée ”). En effet, mademoiselle, vous êtes dans le vrai (et vous épaulant, l'est de même Auguste Morel, traducteur du texte, qui, se fiant à la lettre à la signification des mots, écrit : « Rencontre sans les voir les yeux de Bloom » – mais qui à l'inverse, et voilà qui corrobore mes dires, donne pour « kissing », « baiser » (le verbe), ce qui étymologiquement est juste, mais au regard de la contemporanéité, celle du texte en premier lieu, est très imprudent : baiser, c'est bien donner un baiser, apposer une bise, mais depuis le XVIe siècle, c'est « posséder sexuellement » ; et embrasser, c'est prendre dans ses bras et non donner un baiser, faire une bise. Mais il est un fait que l'on ne peut échapper à la connotation des termes et du sens qu'ils ont désormais, c'est-à-dire : « embrasser », pour donner un baiser, et « baiser », pour « posséder sexuellement ». Mais si vous êtes dans le vrai de la langue, vous n'êtes pas dans celui du sens, ni, justement, dans celui du regard, celui de Rudy et celui de Joyce aussi bien. « Gaze », emploie Joyce, c'est-à-dire un regard fixe et soutenu, fixité du regard qui est immédiatement contredite, comme combattue, par ce « sans voir ». Regard donc aveugle ; opposition certes pas innocente et sans doute est-ce délibéré, car je ne peux m'empêcher d'y voir son contraire c'est-à-dire – et pour la seconde fois je m'appuie sur le contexte – que Joyce en indiquant « ne voyant pas » veut bien dire en vérité qu'il voit, ne fait que voir, et, pour un surcroît d'affirmation, qu'il n'est pas vu. Autrement dit, je fais semblant de ne pas voir, mais ma fixité est chargée d'une absolue conscience. C'est tout à l'honneur de Rudy dont le comportement ne cesse de confondre... De plus, autre élément en ma faveur, Joyce, écrivant à Joseph Flemmings, lettre datée du 3 mars 1935, dit : « [...] unseen rather than unseeing ? Now re-reading, I still don't know... » Si ma proposition constitue un contresens dans le texte, elle n'en est pas moins fidèle à la fois à l'esprit du contexte et à l'interrogation de l'auteur (dont ma proposition serait en quelque sorte la décision, l'arbitre) certifiée par la lettre, mais de toute manière sous-jacente et incontestablement palpable dans les termes de l'écrit proprement dits. C'est ainsi que « gazes unseeing » restera à jamais pour moi « fixer à la dérobée » (dans un regard aveugle, la conscience est en retrait, étrangère, absente, soustraite ; mais ne l'est-elle pas aussi, après tout, dans la « dérobe » en laquelle la part de conscience est…).