Pour la première fois, Marian a véritablement joué. Pour la première fois, il a exécuté une pièce de musique, a été, l’espace d’une demi-heure, un musicien. D’un bout à l’autre, il s’est attaché à tirer le maximum de lui-même et de la partition, et même davantage puisqu’il a interprété cette petite pièce simple comme elle n’était pas écrite, c’est-à-dire qu’il l’a interprétée à sa manière (interprété est on ne peut plus juste), tel qu’il le ressentait, et a alors fait de cette composition sa composition. Il fallait nous voir sérieux comme des popes, à discuter de telle note à allonger ou à raccourcir, de telle autre à affaiblir au privilège d’une autre, lui, le visage tendu et grave, les yeux froncés rivés sur le papier, et moi, tout aussi sérieux, qui lui proposais telle ou telle correction, l’invitais à reprendre. Tout à la fin, lorsqu’enfin il est parvenu à la perfection, à cette perfection qu’il s’était donnée comme but (en reprenant inlassablement, sans cesser de répéter « non, ça ne va pas », « non, ce n’est pas ça » alors que je ne disais rien, trouvais déjà très bien ce que j’entendais et n’en demandais pas davantage), idée musicale qui avait pris forme dans sa tête et qu’il voulait atteindre et entendre, et a atteint, moment que nous avons ressenti ensemble (c’était ce moment-là et aucun autre), lorsque la dernière note s’était éteinte, il y a eu un silence, un long silence que je me suis senti le devoir d’interrompre en tâchant d’exprimer au mieux ce que je ressentais...