3.

 

Deux ans plus tard, Zilphia a appris par un journal le mariage du peintre. L’atelier avait bien marché pendant ces deux années-là. Zilphia avait maintenant une associée, mais vivait seule dans la maison. Elle prenait trois ou quatre journaux et, après le dîner, lisait tous les avis de mariage qu’ils contenaient. Dans chacun d’eux, elle substituait son nom à celui de la mariée et celui du peintre à celui du marié. Puis elle se couchait et rêvait, surtout pendant les nuits humides du printemps et de l’été lorsqu’un buisson de seringa au pied de la fenêtre emplissait la pièce d’une légère odeur semblable à celle de la térébenthine.

À cette époque, ses rêves étaient ceux des jeunes filles en fin d’adoles-cence, cérémonial ritualiste et virginal ; dans ces rêves, elle et un automate portant simplement un nom se déplaçaient en prenant des poses sur fond de musique légère et de symboles significatifs – fleurs, rubans, etc.

Un soir, en ouvrant le journal, elle est tombée sur un avis de mariage dans un État voisin. Comme d’habitude, elle a substitué son nom à celui de la mariée et lu l’article jusqu’au bout. Elle l’avait terminé et cherchait à en savoir davantage lorsqu’elle s’est rendu compte qu’une légère odeur de térébenthine lui touchait les narines, odeur qui ne pouvait être le fait du seringa. Elle a alors pris conscience qu’elle n’avait pas eu à remplacer le nom du marié.

Elle s’est remise à rêver du peintre, l’a de nouveau regardé jouer mons-trueusement avec le pot de peinture et le pinceau eux-mêmes vivants. Mais à présent, il lui tournait le dos et elle ne pouvait interpréter ses gestes que par les mouvements de ses épaules et de ses coudes, et à présent une partie de son dégoût était teintée de perplexité et du besoin de voir. Au-delà de lui et occultée par son dos, se trouvait une autre figure pour qui il s’activait avec le pot et le pinceau.

Elle a pris la coupure de presse et s’est rendue à Memphis. Elle y est restée deux jours. Une semaine après son retour, elle a commencé à recevoir des lettres mensuelles portant l’adresse d’une agence de détectives privés. Elle a complètement cessé de lire les journaux, ne s’est plus réabonnée. Chaque nuit, elle rêvait du peintre, de ce dos qu’elle n’arrivait pas à contourner et qui ressemblait moins à celui d’un homme qu’à celui d’une chèvre.

L’atelier marchait bien. Zilphia s’arrondissait de nouveau, une rondeur flasque aux mauvais endroits ; ses yeux derrière les lunettes étaient d’une couleur olive sale, un peu saillants, et son associée disait autour d’elle qu’elle ne se souciait pas trop de son hygiène. Les gens l’appelaient Miss Zilphia, pas Miss Gant : à travers ses lunettes (à écailles à présent), elle voyait l’ultime porte fermée entre elle et le grouillement du monde. Lorsqu’à l’arrivée des lettres de Memphis, le facteur la taquinait un peu au sujet de son petit ami de la ville, il y mettait moins d’insincérité que de pitié. Un an plus tard, il y avait moins de l’une et de l’autre.

Les lettres continuaient d’arriver de l’agence de détectives ; c’était une bonne chose que l’atelier soit prospère. Elle savait donc où et comment ils vivaient. Elle en savait davantage sur les affaires privées de chacun d’eux qu’eux d’eux-mêmes ; elle savait quand ils se querellaient et à ce moment-là était joyeuse, et quand ils se réconciliaient, jalouse et au désespoir ; parfois, la nuit, elle était l’un des deux, entrait à tour de rôle dans leur corps, éprouvait des douleurs physiques d’autant plus dévastatrices qu’elles étaient vicariantes et équivoques. Puis est arrivée la lettre lui annonçant que la femme était enceinte.

Cette nuit-là, elle a rêvé qu’elle était enchaînée au mur de leur chambre, ses paupières maintenues ouvertes de force et sa tête prise dans un étau ; ce rêve s’est transformé en un autre où leur lit se trouvait à l’intérieur d’une cage de fer qu’elle frappait de ses mains, tachant les deux corps blancs de son sang vaporisé. Le lendemain matin, elle a réveillé un voisin en titubant hors de chez elle en chemise de nuit et en hurlant. Le médecin a été appelé et lorsqu’elle a été rétablie, elle a dit qu’elle avait confondu le dentifrice avec de la mort aux rats. Le facteur a parlé des lettres et la ville l’a de nouveau regardée avec intérêt et pitié ; ils pensaient que son petit ami détective l’avait plaquée.

Une fois rétablie, elle présentait une meilleure mine. Elle avait aminci, ses yeux s’étaient éclaircis et pendant un temps ses nuits ont été paisibles. L’agence envoyait encore des lettres et elle a su quand arriverait l’heure de l’épouse, quand le mari a pris des dispositions pour la maternité et le jour où l’épouse s’y rendrait. Bien que complètement rétablie, elle ne rêvait plus, mais l’habitude prise durant sa douzième année d’être réveillée par ses propres pleurs était revenue, et presque chaque nuit elle restait dans l’obscurité, pleurait en silence et sans espoir, sans cause immédiate, entre deux sommeils.

La lettre annonçant l’accouchement contenait un article de journal au sujet d’un accident de voiture mortel survenu presqu’en face de l’hôpital. Ce soir-là, Zilphia s’en est allée. Son associée lui avait suggéré de s’absenter pendant un certain temps, un an, peut-être davantage, pour se remettre complètement de sa maladie. Les lettres de l’agence de détectives ont cessé d’arriver.

Zilphia s’est absentée quatre ans. Elle est revenue en deuil, avec une simple alliance en or et un enfant. L’enfant, une fille, avait des yeux gris pâle, des cheveux bruns, et Zilphia a parlé autour d’elle de son mariage et de la mort de son mari ; très vite l’intérêt s’est estompé.

Elle a rouvert la maison, transformé la pièce située derrière l’atelier en chambre d’enfant et repris son travail. Ça marchait toujours aussi bien et les dames ne se lassaient pas de caresser la petite Zilphia.

On continuait d’appeler Zilphia Miss Zilphia, mais ce n’était plus par tolérance ou par pitié. Elle avait meilleure mine, le noir lui allait bien. Mais de temps à autre, ses yeux s’embrouillaient à nouveau, s’emplissaient d’une perplexité obscure et elle s’est de nouveau arrondie aux mauvais endroits. Mais dans la rue, elle marchait avec une sorte de sérénité volontaire empreinte d’assurance et d’un sentiment de valeur. La nuit, pourtant, selon l’habitude prise seize ans auparavant, il lui arrivait encore d’être réveillée par ses propres pleurs, et, avec le temps, la petite Zilphia entrée au collège, ces nuits-là sont devenues plus fréquentes. C’est aussi à cette époque qu’elle a commencé à rêver de nègres ; elle se réveillait et restait allongée dans l’obscurité, le corps agité de soubresauts et de tremblements soumis à un rythme mourant petit à petit, souillure de sa virginité. Mais le jour, elle était apte et sereine, marchait dans la rue, emmenait la petite Zilphia à l’école et allait la chercher à midi et à trois heures, son manteau ouvert remuant faiblement dans le vent et révélant un tablier de satin avec une poche pour les bobines, une autre pour les ciseaux, ainsi que les minces reflets des aiguilles sur son giron et l’ornement hasardeux du fil arachnéen.

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